Kiyoharu Kuwayama & Masayoshi Urabe - Heteroptics (Songs From Under the Floorboards, 2011)


Kiyoharu Kuwayama: violoncelle, alto, percussion & objets
Masayoshi Urabe: saxophone alto, cloches, percussion & objets

Il y a quelques semaines, j'exprimai déjà un enthousiasme énorme pour From the abolition port de Kuwayama (aka Lethe) et Urabe. Dès lors, il est difficile de parler de Heteroptics, tant ces deux enregistrements sont proches: même lieu, mêmes instruments, même label, mêmes musiciens. Toutes les qualités du premier sont conservées sur le second: le lyrisme puissant et intense tout comme l'acoustique consistante et singulière.

Howard Stelzer n'aura pas publié ce clone pour rien, Heteroptics est aussi fort et puissant, rien ne se perd dans la répétition, on a  peut-être même gagné en intensité. Comme dans FTAP, l'espace (un hangar déserté et désolé, immense et froid) se constitue comme un troisième interlocuteur qui tend à déployer pleinement le discours des deux musiciens, qui tend à l'intensifier et à l'exacerber. Le dialogue se fait musicalement saturé, affectivement surchargé, car la réverbération sature la musique d'émotions ici, comme l'acoustique d'une église lors d'une messe qui tend à submerger le prieur. Musique de l'excès, de l'extrême, Heteroptics ne nous laisse que deux options: le rejet complet ou la submersion totale à l'intérieur de ce trop plein de lyrisme (j'ai choisi la deuxième pour ma part).

Si le silence est moins présent, c'est qu'une certaine urgence violente vient le remplacer et l'empêcher de surgir, Kuwayama laisse moins de place à Urabe, à ses silences, ce qui a tout l'air de le mettre sur les nerfs et le pousse à redoubler de puissance alors même que son jeu a toujours été aux limites de la saturation. Les réponses de Kuwayama se pressent d'autant plus et gagnent aussi en intensité: la tension et le volume redoublent dans l'urgence du dialogue. L'attention est plus concentrée sur le partenaire que sur l'acoustique, mais elle est toujours aussi sensible et intense, les réponses sont justes, fortes, et ne font que déployer et intensifier le discours de chacun.

Les cordes, le saxophone et les objets servent toujours le même lyrisme sombre et désolé, mélancolique et intense, dans un équilibre magique entre les instruments et les objets, les bruits et les mélodies, la chaleur des instruments et la froideur de l'espace désaffecté. Heteroptics est une pièce qui nous plonge dans des profondeurs émotionnelles riches, profondes, et même abyssales tant elles sont extrêmes. Son lyrisme exacerbé et sa richesse musicale nous enveloppent et nous submergent dans un monde autre, triste et rassurant, joyeux et oppressant, musical et bruitiste. Une œuvre extrême, radicale, puissante et magnifique, intense et envoutante: à écouter absolument!

Jonas Kocher - Solo (Insubordinations, 2011)


Jonas Kocher: accordéon, objets


Troisième CD publié par le netlabel Insubordinations, ce Solo de Jonas Kocher (que l’on peut également entendre sur ///grape skin aux côtés de Doneda) est un enregistrement live d’une pièce de 35 minutes pour accordéon. Une musique faite d’urgence et de contemplation, d’oppositions duales et de superpositions, une musique intense qui explore un instrument plutôt rare (dans la musique improvisée) mais pourtant extrêmement riche, comme le musicien suisse nous le démontre.
 
Tout commence par le souffle, fondement de l’accordéon et de la vie (animale du moins), Kocher active donc ses soufflets sans émettre de notes, il fait vivre son instrument et amène doucement l’auditeur à pénétrer ce timbre si particulier; simultanément, l’instrumentiste fusionne organiquement avec son instrument. Après les soubassements viennent les graves, imposants, oppressants et menaçants, mais toujours vivants car Kocher ne cesse de les moduler en courts glissandos non chromatiques, puis de les superposer de manière atonale en légers clusters contrebalancés par des souffles et des bruits étranges. Et enfin viennent les aigus puis les suraigus, aucune fonction mélodique, ils ne sont là que pour s’opposer et se contrebalancer aux lourdes nappes formées par la texture basse de l’instrument. Ce jeu d’oppositions (silences/clusters, longues nappes/courte note répétée, aigu/grave, etc.), de superpositions et d’agencements forme une architecture rigoureuse constituée de nappes et de phases qui s’équilibrent  toujours très bien.

Et le résultat de cette architecture particulièrement riche est l’exposition de la complexité et de l’étendue de l’accordéon dans sa dimension timbrale. Des soufflets au clavier, en passant bien évidemment par l’ambitus et la juxtaposition, Kocher explore talentueusement et intelligemment toute la richesse de son instrument. Et cette exploration est contrastée, profonde, riche, en timbres et en textures sonores comme en émotions, car les nappes peuvent être aussi apaisantes et détendues qu’oppressantes et terrifiantes. Les contrastes et les oppositions jouent aussi bien au niveau musical qu’émotionnel, ces deux aspects étant ici intimement  et inextricablement liés. La richesse de l’exploration atteint ainsi la complexité des affects du musicien comme des auditeurs. En gros, ce Solo est une pièce véritablement intense, riche et profonde, aussi bien du point de vue instrumental qu’affectif. Recommandé!

Peter Evans, Sam Pluta, Jim Altieri - Sum And Difference (Carrier, 2011)


Peter Evans: trumpet
Sam Pluta: laptop
Jim Altieri: violin

Peter Evans, trompettiste aussi prolixe qu'éclectique, risque de concurrencer John Zorn s'il continue à ce rythme. Pour Sum and difference, il s'associe au violoniste Jim Altieri et à Sam Pluta, déjà présent sur Ghosts d'Evans (chroniqué ici), deux des membres fondateurs du fantastique groupe Glissando Bin Laden. Un trio électroacoustique donc, plus électronique qu'acoustique d'ailleurs, qui ne manque franchement pas d'énergie ni d'intensité.

J'ai déjà exprimé mon enthousiasme pour Pluta lors de Ghosts, sa présence ici est plus que remarquable, elle est incontournable à tel point qu'il semble diriger toutes les improvisations. Qu'ils agissent par contrepoint ou par submersion dans la texture électronique, les deux instrumentistes semblent sans cesse réagir à Pluta. Chaos, déconstruction et fragmentation sont constamment à l’œuvre dans ces 6 pièces intenses et agressives. Une énergie proche d'Alec Empire ou du speedcore. Quant à la texture, elle est plus proche de l'avant-garde radicale, Sum and difference  pourrait en fait passer pour de la harsh noise électroacoustique déconstruite et construite par du speedcore. L'ordinateur synthétise des sons, les instruments en explosent et en construisent, la texture participe pleinement de l'énergie à travers des glissandos, des archets qui frottent le bois et la virtuosité d'Evans.

Sum and difference renouvelle l'improvisation électroacoustique en fondant des techniques instrumentales issues de la musique savante contemporaine, du free jazz, et des musiques électroniques telles que le speedcore ou le breakcore. Une synthèse réussie qui sait conserver le meilleur de chaque musique, tout particulièrement l'inventivité, l'intensité, et la symbiose, mais également l'art d'agencer et de structurer les timbres et les idées.

Tracklist: 01-Fusion / 02-Diffusion / 03-Sum And Difference A / 04-Analysis Resynthesis / 05-The Long Line / 06-Sum And Difference B

Federico Barabino - No-input Mixer (tecnoNucleo, 2010)


Federico Barabino: no-input mixing board

Federico Barabino est un jeune musicien argentin qui se concentre principalement sur les expérimentations à partir des nouvelles technologies, notamment les tables de mixage bouclées sur elle-mêmes, seul instrument utilisé ici (qui n'est pas sans rappeler Toshimaru Nakamura auquel la première piste fait explicitement référence). C'est quelques mois après une collaboration avec Günter Müller que Federico Barabino enregistrait cet album solo publié par le netlabel espagnol tecnoNucleo (disponible ici en téléchargement grauit).

L'artiste (artisan) sonore ici présent nomme ses matériaux fondamentaux des "erreurs", il s'agit d'un signal électrique qui n'est rien d'autre qu'une imperfection telle que le souffle ou les grésillements propres aux machines électroniques. Chaque erreur forme une strate sur ces quatre pistes, une strate qui se déploie, s'amplifie et se meut aux côtés d'une autre, de plusieurs ou seule. Barabino se situe quelque part entre le réductionnisme Onkyo avec ses ondes sinusoïdales immuables et minimalistes et la harsh noise avec ses superpositions et agencements de strates sonores qui flirtent avec la souffrance.
Si les textures peuvent parfois paraître assez banales aux oreilles habituées à ce genre de musique, leur agencement est déjà plus original. Barabino multiplie les sources et aménage les influences sans distinction, les différentes scènes musicales telles que l'EAI, Onkyo, la harsh noise, l'ambient, ou l'improvisation minimaliste se rejoignent ici dans une œuvre singulière qui n'a pas fini d'exploiter les ressources et les potentialités de la table de mixage. D'où les multiples fractures et ruptures qui agencent les multiples dynamiques mais qui savent toujours accorder le temps nécessaire au déploiement sonore sans tomber dans l'évanescence du zapping.

En bref, Federico Barabino a su créer une architecture sonore qui redonne de la vigueur et de la jeunesse à un art qui tend à s'épuiser dans ses codes et ses idiomes. Des textures assez simples mais auxquelles est accordée une attention particulière et une contemplation précieuse sans être exemptes d'urgence, de violence et de spontanéité. Un artiste qui nous réserve encore de bonnes surprises certainement, à suivre.

No-input Mixer est publié sous une licence creative commons, il est gratuitement téléchargeable ici.

Tracklist: 01-Toshi / 02-Loop / 03-Two Signal / 04-Scale

Bruno Duplant, Paulo Chagas, Lee Noyes - As Birds (re:konstruKt, 2011)



Bruno Duplant: contrebasse
Paulo Chagas: saxophones & clarinettes
Lee Noyes: batterie

Bruno Duplant, contrebassiste et percussionniste français, s'associe ici à deux proches collaborateurs, deux amis ai-je plutôt envie de dire, tant l'entente est symbiotique: le clarinettiste portugais Paulo Chagas, et le batteur néo-zélandais Lee Noyes. On doit la publication de ces enregistrements au label turc re:konstruKt, qui rivalise d'activité avec Bruno Duplant.

Sur As birds, le trio a fait deux choix, d'une part les 18 pièces sont relativement courtes, et de plus elles laissent la place à plusieurs combinaisons, le trio bien sûr et plusieurs duos. Sur chacune de ces pièces, des mélodies, ou non, des envolées très lyriques et intenses, des phrasés jazz et rythmiques ou des nappes lisses et abstraites. Le trio rivalise donc d'énergie et de spontanéité, sans pour autant paraître évanescent, car chaque dynamique explorée semble absolument authentique et personnelle, ce qui les rend toutes aussi profondes qu'intenses. La diversité est également due à la forme du dialogue établi, à la fonction qu'occupe chacun, car la basse assure tout aussi bien des walking-bass que des bourdons ou une fonction mélodique, comme la rythmique de Noyes peut être complètement décousue et le jeu des vents aussi mélodique que rythmique ou expérimental.

Cet aspect mélodique, parlons-en d'ailleurs, si d'une part il facilite l'écoute de ce disque, et le rend parfois assez classique, il est surtout débordant de lyrisme et d'émotions très intenses. Les codes musicaux sont surtout repris pour leur aspect émotionnel, et ce sont ces émotions qui forment vraiment l'essence de ce disque et lui donnent toute sa vigueur. Ce qui est original, c'est que les musiques dont s'inspirent cet album ne sont pas reprises formellement, seules les émotions intrinsèques aux différentes musiques sont exploitées, ce qui fait d'As Birds un album vraiment singulier et personnel. Le trio de Duplant joue ainsi sur différentes strates émotionnelles puisées autant dans la nature que dans la culture, sans aucune distinction, et ces strates s'enchaînent les unes aux autres dans un mouvement aussi organique que les fonctions de chaque musicien à l'intérieur de chaque pièce. Dans ce qu'on appelle le free jazz, on voit rarement de disques aussi chaleureux et aussi peu hermétiques, un disque à écouter, à méditer, à contempler, et surtout, à vivre.

Tracklist: 01/ Hiccup 02/ One Hidden Green Paper Away From The Birds 03/ Whirr 04/ Fallen Tips 05/ Hush 06/ Gali Gali I 07/ Squeak 08/ Monochromatic 09/ Mumble 10/ Romance in Open Field 11/ Plop 12/ Gali Gali II 13/ Gargle 14/ Ballad for My Father 15/ Clang 16/ If The Birds Fall Down 17/ Tinkle 18/ Shortness of Breath

Rosa Luxembourg New Quintet - Night Asylum (Not Two, 2010)


Heddy Boubaker: saxophone alto, percussions, flûtes, gaïta, objets
Fabien Duscombs: batterie, percussions, objets, mélodica
Françoise Guerlin: voix, objets
Piero Pepin: trompette, mélodica, piano jouet, percussions, objets
Marc Perrenoud: guitare & basse électriques

Après un premier album publié sur le netlabel Insubordinations, le Rosa Luxembourg New Quintet revient à la charge muni d'une énergie renouvelée et étonnante, en plus d'une inventivité surprenante. Cette fois, le quintet français est publié sur le label polonais Not Two, pays d'origine d'une des plus grandes (et une des premières) théoriciennes de la gauche communiste, Rosa Luxembourg. Et de la même manière que cette dernière a pu souhaiter l'émancipation des peuples (classes) opprimé(e)s, cette formation a su abolir de nombreuses frontières et antagonismes.

Night Asylum est une sorte de lutte contre l'impérialisme musical dans la mesure où elle tend à fondre toutes les tendances dans une musique universelle. Une démarche dialectique qui aboutit à un communisme musical. Avec une énergie et une puissance ahurissantes, ces cinq musiciens touchent à tous les fronts et les intègrent dans une profusion et un débordement de genres qui débouchent sur une musique unique: on passe des expérimentations de Boubaker aux vocalises jazz de Guerlin, auxquels s'ajoutent le son lourd et gras, très rock, de la basse de Perrenoud, puis les rythmiques déconstruites et virulentes de Duscombs, sans oublier une magnifique reprise d'Edih Piaf; des objets et des instruments de tous les continents surgissent également par moments: tel le gaïta, les flûtes ou des percussions qui ne sont pas sans rappeler le balafon. Les frontières musicales et géographiques s'évanouissent et s'abolissent dans ces pièces qui savent les saisir, les confronter et les fondre dans une énergie survoltée.

Night Asylum fait preuve d'une créativité et d'une inventivité saisissantes en s'appropriant seulement des musiques connues et répandues (rock, jazz, chanson française, musique des peuples du monde, free). Toutes ces traditions sont assimilées avec un naturel surprenant, et le Rosa Luxembourg New Quintet parvient à leur impulser sa propre énergie et sa propre force. Night Asylum c'est sept pièces fortes, intenses, riches, énergiques et puissantes qui savent faire varier les registres et les dynamiques sans ne jamais rien perdre. Recommandé!

Tracklist: 01-Don't Look Down / 02-Épisodes / 03-Frohlich Kamerad / 04-A Matter Of Tactic / 05-Order Prevails In Berlin / 06-In The Night Asylum / 07-An Amusing Misunterstanding

Radu Malfatti & Keith Rowe - Φ (Erstwhile, 2011)


Radu Malfatti: trombone
Keith Rowe: guitare, électronique

La réunion de ces deux musiciens constitue certainement un des plus grands évènements de l'année dans le monde de la musique improvisée, d'une part parce qu'elle est inédite et aguichante, et d'autre part, Rowe et Malfatti ne font pas qu'improviser, ils se font aussi interprètes des compositions de Jürg Frey et de Cornelius Cardew et nous proposent une partition chacun sur ce triple disque. Il y a comme une progression intime vers l'essence individuelle des musiciens: l'interprétation de pièces expose une situation objective et neutre d'influences et de goûts personnels et amicaux, puis l'écriture révèle l'intellect et la structure rationnelle des musiciens, et enfin, l'improvisation déploie la sensibilité qui est au cœur de la subjectivité, de l'individualité de chacun.

Le premier disque débute donc par une partition de Jürg Frey (membre du collectif Wandelweiser aux côtés de Michel Pisaro, Antoine Beuger et Radu Malfatti), Exact dimension without insistence, composition minimaliste et silencieuse d'un des plus grands théoriciens et praticiens du silence. Une pièce de 20 minutes constituée de plus de 17 minutes de silence que Rowe et Malfatti ponctuent de manière très précise et mécanique, de manière obsessionnelle: une note, une attaque, une durée et une intensité unique. La consistance du silence s'obtient alors grâce au surgissement des interventions instrumentales bien sûr, mais également grâce à un autre paramètre, l’irrégularité des interventions et l'apparente autonomie de Rowe et Malfatti, dont les ponctuations se rapprochent, s'éloignent et vivent selon le silence qui les sépare ou les lie.
La deuxième composition, choisie par Keith Rowe, a été écrite en 1964 par un célèbre ami du guitariste: Cornelius Cardew, et il s'agit ici de Solo with accompaniment. Le solo, assuré à l'électronique, est presque aussi minimal que l'accompagnement: quelques larsens, des grésillements, des sinusoïdes, le tout bien évidemment espacé par de longs silences. Quant à Malfatti, la même précision mécanique semble pénétrer les deux notes qu'il joue en guise d'accompagnement durant les interventions de Rowe, les durées et l'intensité ne varient que sensiblement, toute évolution étant d'ailleurs guidée par des paramètres très précis et minimalistes, aux limites du perceptible. Néanmoins, cette pièce, qui selon John Tilbury serait un hommage à John Cage et Karlheinz Stockhausen (cf. son étude sur Cardew disponible ici), pose un questionnement intéressant sur la relation entre soliste et accompagnateur, en les confondant presque (de manière ironique selon Tilbury encore), et nous plonge dans un univers atemporel, où l'espace et le temps sont complètement dissous au profit d'interventions minimales, pesantes et par conséquent, très charismatiques et lourdes d'émotions.

Sur le second disque, Radu Malfatti et Keith Rowe proposent leurs propres compositions, qu'ils interprètent bien évidemment eux-mêmes. La première, Nariyamu, signée par Malfatti, s'inscrit résolument dans la continuité des deux précédentes avec son minimalisme jusqu'au-boutiste, son réductionnisme extrême et l'importance presque prépondérante du silence. Durant près de 40 minutes, des notes qui tendent vers l'aphonie surgissent du trombone pendant quelques secondes, puis s'évanouissent dans un silence acoustique comme nous y ont habitué les précédentes pièces. Keith Rowe, principalement à l'électronique, amplifie, enrichit et déploie l'onde de Malfatti, réduite à une fréquence trop simple, presque sinusoïdale. La nappe dans laquelle se fond chacun est constamment préparée, animée et réanimée, elle peine à surgir, puis vit brièvement et est maintenue en résonance de manière artificielle pour finalement disparaître dans le silence de manière aussi fantomatique qu'elle est apparue, et ainsi de suite. Derrière l'assurance et la précision du duo se cache néanmoins une instabilité effrayante et une tension extrême, ce que se charge de révéler le moindre accident, voulu ou non, aussi infime soit il. Un minuscule pincement de corde, un silence trop court, un souffle à peine perceptible, tout élément extrinsèque à la texture sonore et au processus en révèle l'artificialité, la temporalité et la réalité  que cet univers tentait de nous masquer en nous noyant dans une virtualité atemporelle. Et cette fracture entre ce qui paraît être une précision assurée et des accidents hasardeux nous perd d’autant plus en fondant hasard et nécessité de la même manière que chaque nappe fond l'acoustique dans l'électronique, et que Nariyamu tend à faire coïncider un temps lisse et atemporel avec une pulsation primordiale et organique.
La seconde pièce, écrite par Keith Rowe, fait explicitement référence au peintre américain Jackson Pollock avec qui le compositeur anglais partage un engouement certain pour l'abstraction et un rejet presque systématique de la figuration, ce qui peut aussi passer par le détournement. Pollock '82 quitte le domaine de l'exploration des propriétés du silence rapportées à une ontologie du phénomène acoustique, pour se concentrer sur les potentialités et les possibilités du son, c'est-à-dire sur le timbre. Par rapport aux trois précédentes pièces, le silence est très peu présent, et sa présence même se situe dans la continuité de la texture sonore, il n'y a ni fracture ni rupture mais une participation du silence à la dynamique sonore. Et cette dynamique, envers et contre tout, reste stable, continue et unifiée, malgré les multiples strates se souffles, larsens, crépitements, postillons, qui la traversent et la constituent. Une dynamique forte, puissante et consistante car elle sait rester une malgré les subdivisions et les diagonales qui la traversent comme des strates obliques d'énergies et d'intensités variables sur fond monochrome d'imperfections électroacoustiques, il faudrait d'ailleurs noter avec quelle grâce et quelle finesse sont utilisés les micro contacts de la guitare et les techniques étendues du trombone qui s'entremêlent chacun dans un nuage électroacoustique. Et ce nuage, bien sûr, n'est pas sans rappeler les pâtes homogènes de Pollock, ces pâtes constituées d'une infinité de lignes, de traits, de couleurs et d'imperfections plastiques.

Pour finir, Keith Rowe et Radu Malfatti improvise une longue pièce divisée en deux parties. Le duo reprend de nombreux éléments des œuvres jouées lors des précédentes sessions et trouve un terrain d'entente plutôt fertile toujours basé sur le timbre et le silence. Si ce dernier perd de plus en plus de consistance, le timbre gagne en abstraction et en retenue. L'attention, la finesse et la retenue sont constamment de rigueur, ce qui forme parfois, à la longue, une tension insoutenable. De légers crépitements, des souffles à peine perceptibles, une musique toujours au bord du silence, tout autant qu'un silence constamment à la frontière de la sonorité, tout ceci constitue cette longue improvisation où les personnalités se fondent dans la musique, puis s'opposent pour lui donner du relief. L'essence interindividuelle s'exacerbe et les individualités se rejoignent pour ne plus former qu'un corps sonore qui touche au plus près les personnalités de chacun. Le même minimalisme et le même réductionnisme sont à l’œuvre durant cette heure car c'est certainement ce qui caractérise le mieux l'esth-étique profonde de chacun de ces deux très talentueux musiciens.
Certes, ces trois heures de musique sont austères et abstraites, voire hermétiques tellement la disponibilité demandée et requise est énorme, mais le jeu en vaut la chandelle quand on souhaite accéder à ce qui constitue réellement ces musiciens, tant dans leur sensibilité que dans leur projet artistique. Des œuvres intenses d'une singularité et d'une fertilité hors du commun qui brouillent les frontières entre hasard (improvisation) et nécessité (écriture), entre le silence et le son comme entre le perceptible et l'imperceptible.

Tracklist: 01-Exact Dimension Without Insistence (Frey) / 02-Solo With Accompaniment (Cardew) / 03-Nariyamu (Malfatti) / 04-Pollock '82 (Rowe) / 05-Improvisation: Part I / 06-Improvisation: Part II

Michel Doneda, Jonas Kocher, Christoph Schiller - ///Grape Skin (Another Timbre, 2011)


Michel Doneda: saxophone soprano & radio
Jonas Kocher: accordéon & préparations
Christoph Schiller: épinette & objets

Quelques mots sur cet étrange trio pour finir la série printanière d'Another Timbre. Michel Doneda (très prolifique en ce début d'année) au soprano et à la radio s'associe ici à Jonas Kocher à l'accordéon et à Christoph Schiller à l'épinette (sorte de clavecin oblique aux cordes pincées par des plumes). On le voit tout de suite, la formation instrumentale à elle seule abolit de nombreuses frontières: si l'épinette renvoie aux musiques anciennes de tradition écrite, l'accordéon fait plutôt référence aux musiques populaires tandis que saxophone et radio sont facilement associés au jazz et au XXe siècle. Le titre même de l'album, ///grape skin, est aussi énigmatique et paradoxal que la réunion de ces instruments et objets, dans la mesure où la peau des fruits renvoie au monde organique et réel tandis que les slashs proviennent du monde numérique et virtuel.

Au-delà de ces remarques introductives, regardons un peu la musique proposée par ce trio durant ces deux pièces nommées "membranes". Inutile de le préciser étant donné l'esthétique générale du label Another Timbre, on se doute facilement de l'importance accordée au timbre. La première pièce est constituée de longues nappes souvent monophoniques qui se distinguent par leur registre et leur hauteur. Ces trois nappes s'unifient sans jamais se confondre, même si le son est très homogène, nous pouvons toujours distinguer les trois sources sonores (sans nécessairement identifier la source de manière précise et individuelle). L’étendue sonore vit et se modifie à chaque modification ou fluctuation d'une des nappes, la moindre modulation donne corps à une nouvelle texture sans quitter réellement l'univers de celle qui la précède. Le temps lisse et le peu de variations d'intensité n'ont rien d'ennuyeux, nous sommes comme à l'intérieur d'un corps inerte en apparence, dont nous contemplerions la vie interne et organique, faite de flux, d'énergies et de rythmes énigmatiques.
La "seconde membrane" est composée d'interventions beaucoup plus courtes, volatiles et autonomes, mais toutes aussi marquées par la discrétion et la retenue. Si les nappes ont disparues au profit d'un discours plus dispersé et volubile, ce qui n'est pas sans modifier l'énergie du trio, la texture reste similaire et homogène, comme un écho survolté de la première pièce. Si un certain calme et une certaine sérénité sont conservés, la vie de cette "membrane" semble plus chaotique mais aussi plus organique et plus réelle car divers conflits et ententes, tensions et résolutions, apparaissent, surgissent, se résolvent et disparaissent constamment.

///grape skin refuse les barrières entre les époques, les genres, les traditions, toutes les oppositions ou confrontations sont annihilées au profit d'une musique cosmique, atemporelle et éternelle, belle au-delà de la beauté, sensible au-delà des sens, et intelligente au-delà de la raison discursive. La musique de ce trio est pleine d'attention à l'autre et à l'univers, attention à ses potentialités comme à ses difficultés qui sont toutes aménagées au profit d'une œuvre plus que collective (car il ne s'agit plus d'un collectif, mais du cosmos).

Tracklist: 01-First Membrane / 02-Second Membrane

Birgit Ulher & Lucio Capece - Choices (Another Timbre, 2011)


Birgit Ulher: trumpet, mutes, radio, speaker
Lucio Capece: bass clarinet, soprano saxophone, preparations, mini-megaphone

Sur ce troisième disque de la dernière série Another Timbre, deux souffleurs systématiquement affiliés à la scène réductionniste: Birgit Ulher à la trompette et Lucio Capece aux clarinette et saxophone, les deux utilisant aussi de nombreux objets et préparations. De nombreux paysages se profilent, des sons indéterminés surgissent, les notes et l'utilisation orthodoxe des instruments sont refoulées, en bref, Ulher et Capece ouvrent un univers très vaste.

Physical, qui ouvre la cérémonie, est basé sur un bourdon joué alternativement par Ulher et Capece, entre le blast et le drone, un bourdon aussi mécanique qu'organique qui laisse entendre du bois, du métal, du souffle et des rouages. Birgit Ulher se superpose alors à ce bourdon instable (qui évolue de manière minimale) et crache, éructe, siffle, souffle, grésille et tousse, principalement à travers son embouchure. Un duo assez traditionnel somme toute, où un soliste se greffe à une basse, sauf que le temps est strié bizarrement, et que les notes laissent place à une indétermination du son. Ulher et Capece démontrent en fait qu'une forme de musique est possible au-delà de l'échelle chromatique, tout en conservant les formes passées, même si la structure est quelque peu bigarrée du fait de nombreuses des alternances, des fractures et de silences inattendus.
Sur Chance, de loin la plus longue pièce (presque 30 min.), la paysage a quelque chose de désolé du fait de l'omniprésence de souffles qui rappellent des bourrasques apocalyptiques, des résonances irrégulières de métaux qui suggèrent l'abandon de l'industrie. La perception s'aiguise, il devient très difficile de savoir qui fait quoi et comment, si le son est instrumental ou préparé, organique ou mécanique. Chance organise un vaste horizon de timbres inouïs et créatifs qui s'assemblent et s'entremêlent, s'opposent et se confrontent, mais qui toujours apparaissent en fonction des intentions du partenaire. L'écoute est très attentionnée et sensible, l'entente très réussie donc, ce duo sait saisir les chances (en opérant certains choix) qui déploient toutes les qualités et les talents de chacun, pour ne former qu'une seule personne à la fin, sans se fondre intégralement dans le dialogue au point d'en perdre sa personnalité.
Birgit Ulher et Lucio Capece concluent avec une courte pièce de 5 minutes, Orbital, qui assimile complètement les sources instrumentales aux sources électriques (ondes de radio). Capece laisse discrètement et affectueusement émerger quelques notes instables et fluctuantes de son soprano sur le bourdon monotone et agressif des ondes afin de rééquilibrer l'ensemble, de l'harmoniser. Une belle pièce électroacoustique où l'acoustique sait apprivoiser l'électrique, où l'équilibre entre les deux se fait musique, une pièce qui laisse ouvert et en suspens un monde nouveau fait d'énergies et de timbres nouveaux .

Choices ne fait que rarement varier les intensités, mais l'énergie se module constamment, au gré des équilibres agencés par le duo, au gré des qualités du timbre lui-même (de ses qualités essentielles et/ou accidentelles). Les trois pièces se déploient sur des durées également variées, et ces temporalisations contribuent tout autant à la diversification des énergies. Ces temporalités permettent aussi de déployer de nombreuses caractéristiques allant du sentiment d'urgence à l'émergence lente et sereine du timbre et de l'équilibre des forces. Trois pièces fortes, cohérentes et riches qui instaurent un nouveau règne des sons, un règne de timbres riches, complexes et luxuriants dont l'avènement est souhaitable, voire préférable.

Tracklist: 01-Physical / 02-Chance / 03-Orbital

Tiziana Bertoncini & Thomas Lehn - Horsky Park (Another Timbre, 2011)


Tiziana Bertoncini: violon
Thomas Lehn: synthétiseur analogique

Tiziana Bertoncini est une jeune violoniste spécialisée dans la musique savante contemporaine, l'improvisation et les rencontres interdisciplinaires, dont l'activité musicale est encore peu documentée en enregistrements. Thomas Lehn n'a pas besoin d'introduction à mon avis, ses projets et ses collaborations au sein de la musique improvisée européenne et américaine sont aussi connus que son approche rudimentaire et old school de la musique. Ce sont presque deux mondes qui se rencontrent sur ce disque: une jeune artiste italienne et un vieux geek allemand (ou extraterrestre, j'ai toujours des doutes).

Une rencontre surprenante et intrigante donc, car elle a réellement su dépasser et intégrer ces univers pour en former un nouveau, également riche et créatif. Sur Horsky Park, l'intérêt repose en grande partie sur la notion d'équilibre: des intensités, des timbres, du silence, de l'analogique et de l'acoustique, de la microtonalité et de la tonalité. Il y a de nombreuses alternances, de nombreuses pauses, des ruptures fracassantes, des intentions et des énergies variées. Tour à tour ou simultanément, le violon se fait rauque, agressif, grave, léger, brut, sensible, silencieux ou bruyant; et à Thomas Lehn donc d'équilibrer ces modes de jeux avec des interruptions parfois rustres et sales, ou pures et synthétiques, décoratrices, rythmiques ou mélodiques, etc. à moins que je n'ai tout inversé. L'équilibre est très bien géré entre le synthétiseur et le violon qui s'opposent autant qu'ils se confrontent tout en s'assimilant (comme avec appréhension parfois).

Fait étrange cependant, c'est que ce qui fait la force de ce duo, tout particulièrement sur Galaverna, en constitue aussi la faiblesse. Je m'explique: dès que Lehn et Bertoncini trouvent un équilibre, ils n'en font que peu de choses, il est sans cesse rompu, brisé et fracturé pour partir à la recherche d'une nouvelle dynamique, ce qui est parfois frustrant, et ne manque pas, souvent, d'ôter de l'intensité à chaque forme d'équilibre. Mais ce jeu de dynamiques et d'intensités courtes et multiples, d'un point de vue plus global, forme aussi, petit à petit, une sorte de rythme et d'énergie qui redonne de la vigueur et de la consistance à ces improvisations. De plus, cette multiplicité de fractures dynamiques est énormément renforcée par la diversité des origines et des instruments des deux musiciens; Lehn, avec son timbre et son énergie si particuliers (proche d'un extraterrestre sous acide qui jouerait à Pacman), les idiomes issus de la tradition écrite ou non et les recherches sonores de Bertoncini, tout ceci forme un univers très singulier et original, neuf et rafraîchissant.

Chacun est venu muni de son bagage instrumental, de son passé musical, de ses recherches et de ses trouvailles, et Horsky Park a su conserver toutes ces histoires pour en former une troisième issue de leur rencontre, un troisième univers où des connections improbables peuvent se tisser sans difficulté. Deux pièces riches en trouvailles sonores et dynamiques, centrées sur une interactivité marquée par l'urgence et la réactivité spontanée, deux pièces pleines de désirs et de vitalité.

Tracklist: 01-Galaverna / 02-Moss Agate

Sophie Agnel, Bertrand Gauguet, Andrea Neumann - Spiral Inputs (Another Timbre, 2011)


Sophie Agnel: piano
Bertrand Gauguet: saxophones alto et soprano
Andrea Neumann: cadre de piano, électronique

Enregistré en deux sessions en 2008 et en 2010, Spiral Inputs, publié par Another Timbre, réunit trois grands explorateurs pour quatre improvisations hallucinées et hallucinantes. Un disque, deux sessions, trois musiciens, quatre improvisations, cinq instruments pour un seul résultat: un voyage onirique très singulier, ni anxieux ni paisible, qui navigue par des strates autonomes et fluctuantes, mais d'une certaine logique et jamais gratuites.

La première chose qui frappe dans ces improvisations, c'est la singularité du timbre (certainement due en grande partie à l'originalité de la formation instrumentale), mais aussi son extension et sa richesse. La réunion de ces trois musiciens est alchimique, si les personnalités se distinguent nettement, elles ne s'en coordonnent et ne s'équilibrent pas moins: la délicatesse et l'attention de Sophie Agnel permettent le déploiement de la douceur discrète de Bertrand Gauguet tandis que la créativité infinie et la fugue d'Andrea Neumann ne font qu'exacerber la richesse et la profondeur de ces quatre improvisations. A première vue, chaque musicien a l'air d'explorer et de déployer un seul paramètre instrumental et timbrale, de manière indépendante, mais l'écoute et la prise en compte de chacun font converger ces recherches qui pourraient paraître autistes en un paysage sonore homogène et cohérent. Les recherches forment des nappes et des strates qui se superposent, s'imbriquent et se déploient au sein d'une architecture simple mais organique.

Si le son est cohérent et homogène dans l'ensemble, les paysages sonores sont quant à eux extrêmement variés et hétéroclites. Spiral Inputs navigue entre différentes biosphères régies par des lois différentes (de différenciation, d'opposition, de symbiose, etc.) au sein d'environnements multiples. Ces créations de territoires musicaux sont composées par des énergies multiples composées de nappes froides et abstraites, de répétitions obsessionnelles, d'arpèges inquiétants et de résonances abyssales. Autant de bruits doux que de violences musicales forment ces cosmos étranges et irréels, fantomatiques, presque évanescents tant chaque phase semble éphémère et précaire. Je dis bien "presque" car cette évanescence tient quelque chose du rêve: si chaque paysage paraît volatile, il n'en a pas moins la consistance d'une scène onirique guidée par la logique propre et inaccessible du rêveur.

Spiral Inputs réunit trois musiciens qui savent explorer avec profondeur les soubassements de leur inconscient collectif et de leurs instruments, qui savent donc mettre à nu le processus de création en quelque sorte. Une balade introspective et poétique qui amène l'auditeur dans les abysses d'une créativité minimaliste et riche, aussi réduite que profonde. Quatre pièces électroacoustiques oniriques, captivantes et envoutantes.

Tracklist: 01-Spiral inputs #1 / 02-Spiral inputs #2 / 03-Spiral inputs #3 / 04-Spiral inputs #4

Kiyoharu Kuwayama & Masayoshi Urabe - From The Abolition Port (Songs From Under the Floorboards, 2010)


Kiyoharu Kuwayama: cello, viola, metal junks, wood sticks
Masayoshi Urabe: alto saxophone, chains, metal joints, bells

Paru sur Songs From Under the Floorboards, subdivision du label Intransitive Recordings, From The Abolition Port réunit deux grands musiciens japonais contemporains: Kiyoharu Kuwayama (aka Lethe), violoncelliste obsédé par l'acoustique, et l'immense Masayoshi Urabe, dont la puissance et la singularité ont déjà été maintes fois remarquées.

Kuwayama et Urabe n'ont enregistré qu'une seule pièce de 49 minutes pour ce disque, mais quelle pièce! Il ne s'agit pas vraiment d'un dialogue entre les deux musiciens comme habituellement dans les duos, mais il s'agit bien plutôt d'un dialogue entre le son et l'espace, entre les instrumentistes et le lieu d'enregistrement: un hangar désaffecté (qu'on imagine immense) sur le port de Nagoya. L'espace est donc vaste, froid, industriel, et inquiétant; mais tout ceci est équilibré par la chaleur, l'intensité émotionnelle et donc l'humanité des instrumentistes qui ne reculent pas devant une certaine forme de lyrisme. Bien sûr, les instruments sont omniprésents, mais chacun alterne régulièrement avec des objets (chaînes, morceaux de métal ou de bois) ou des idiophones (cloche). Et dans ce lieu choisi par Kuwayama, chaque son s'envole, se répercute brusquement et violemment pour finalement suivre sa trajectoire libre et aérienne; l'écho est vertigineux et donne autant corps à l'espace qu'il autonomise le son. J'ai rarement entendu un lieu avoir autant de présence et de consistance, tous les sons sont rendus spectraux et fantomatiques dès qu'ils s'immergent dans cet espace, cet espace qui a la faculté de créer une sorte d'ombre musicale indépendante des musiciens.

Ces musiciens, parlons-en d'ailleurs: Urabe a l'habitude de jouer en solo et ce ne doit pas être évident de collaborer avec lui du fait de l'intensité extrême de son jeu et des silences pesants qu'il utilise régulièrement. Mais les interventions de Kuwayama, toujours à l'archet (quand elles sont instrumentales) et jamais mélodiques contrairement à Urabe, savent toujours apaiser apaiser l'énergie débordante et surhumaine de l'altiste ainsi que la tension et l'attente intrinsèques aux silences toujours très durs. Et malgré l'austérité du lieu et l'aspect conceptuel, Kuwayama et Urabe ne nous livrent pas une musique froide et hermétique, ils nous offrent bien plutôt une œuvre teintée d'un lyrisme poignant et d'une sensibilité déchirante, pleine d'émotions riches et intenses exacerbées par l'acoustique du lieu.


From the abolition port est certainement un des disques les plus envoutants et les plus sensibles que j'ai entendu dernièrement, un des plus singuliers et remarquables. Je ne peux pas faire dans l'euphémisme, c'est un véritable chef d’œuvre d'émotions et de trouvailles sonores, d'une beauté magique et hors du commun. Un grand merci à ces deux artistes pour cette perle musicale!

Anne Guthrie - Standing Sitting (Engraved Glass, 2010)


Pour le plaisir, j'aimerais partager juste quelques mots sur Standing Sitting, publié sur le label de Jez Riley French, qui est le premier album solo d'une jeune artiste originaire de Minneapolis, Anne Guthrie (que je n'avais jamais entendue auparavant). Un disque composé de trois pièces basées sur des field-recordings qui explorent l'espace, les espaces et leur acoustique inhérente: une galerie d'art d'abord, puis un hall de gare, et enfin l'intérieur d'un train en marche. Les manipulations sont discrètes et subtiles, ce qui permet de maintenir la puissance évocatrice des prises de son. Anne Guthrie nous met faces à des scènes et des fragments de réels tout en saisissant leur musicalité et  leur puissance poétique, car elle a su capter de manière sonore l'essence des lieux qu'elle a utilisé et les manipulations ne font que déployer cette essence. Ce qui est tout aussi fascinant, c'est cette méthode à contre-courant des recherches sur la spatialisation du son qui consiste plutôt à sonoriser l'espace ici. En effet, dans ces trois pièces, l'espace est concrètement matérialisé par la vie sonore qui y prend place, ainsi que par ses propriétés acoustiques.

Des trois lieux qu'Anne Guthrie a choisi pour ce disque, elle a su en déployer, en poétiser et en magnifier les propriétés sonores et musicales. Trois pièces d'art sonore très belles et sensibles qui invitent l'auditeur à la contemplation (ce qui demande donc pas mal de disponibilité). Un disque vraiment touchant en dépit du caractère concret et évocateur, qui interroge intelligemment et singulièrement les relations entre le son et l'espace.

Tracklist: 01-Beacon NY / 02-Union Station, Washington DC / 03-Train from Washington DC to Penn Station NYC

Wade Matthews - Early Summer (Con-v, 2010)


Wade Matthews: laptops, field-recordings

Quelques mois avant la sortie du duo Doneda et Rombolá (chroniqué ici), Con-v publiait déjà le deuxième album électronique et solo de Wade Matthews. Comme à son habitude, il nous livre ici de courtes pièces électroacoustiques et improvisées, aussi virtuoses que variées.

Ce qui frappe d'emblée durant ces dix pièces, c'est la diversité et la variété. Diversité des matériaux d'abord, car Matthews exploite de nombreuses sources allant des animaux aux marteaux-piqueurs en passant par des sirènes (pour ce qui est des field-recordings), et il génère parallèlement de nombreux sons numériques à partir de son laptop, synthétisant, modulant, agençant et superposant le tout grâce à un second ordinateur. Quant à la variété, je pense surtout à la multiplicité des environnements sonores qui vont de l'atmosphère saturée et harsh-noise à l'ambiance froide et minimale en passant parfois par l'univers indus. Néanmoins, ce tout est savamment agencé dans la mesure où nous ne savons jamais si c'est hétéromorphisme des sources sonores et des outils de manipulation qui aboutit à la variété des univers ou si ce sont les paysages qui nécessitent ces mises en œuvres hétéroclites. 

Après, même si c'est parfois agréable de se laisser promener d'un univers à un autre, il ressort quand même de cette expérience onirique une impression d'évanescence et d'inachèvement. L'exploration de chaque paysage gagnerait en puissance, en intensité et en présence si elle était plus profonde et systématique, on aurait certainement moins l'impression de se balader dans une fête foraine électroacoustique. Au lieu de stimuler mon imagination comme Wade Matthews le souhaitait en jouant ces pièces, la durée réduite des pièces et donc le manque d'approfondissement de chaque idée me laissent plutôt un certain goût amer d'inachèvement.

Ceci-dit, malgré l'aspect collage surréaliste et zapping, il y a tout de même une certaine homogénéité dans le son comme dans l'ambiance qui assure la cohésion de l'ensemble, sans parler de l'aspect formellement musical (mélodie, rythme) souvent sous-jacent. L'ensemble de ces matériaux et de ces pièces en général est si savamment équilibré et agencé qu'il me paraît extrêmement difficile de s'ennuyer. Wade Matthews nous offre une architecture sonique virtuose et très riche (ce qui, hélas, ne l'empêche pas de manquer parfois de consistance) répartie en dix improvisations très marquées par la diversité et la multiplicité.

Tracklist: 01-Untitled Beginning / 02-Bagging, Creaking, Driving Dipping, Laughing, Chirping, Stop / 03-Mouna finds a wall at all jeser, why? / 04-In my dream, it almost fit / 05-Se habla... Pero no está permitido hablar / 06-Un chien castillan / 07-All the names I could think of for this one were too evocatives / 08-Parcours par couches / 09-Delvaux / 10-Untitled ending

Alessandra Rombolá & Michel Doneda - Overdeveloped Pigeons (Con-v, 2011)

Alessandra Rombolá: flûte, carrelages, céramiques
Michel Doneda: saxophones soprano & sopranino, objets, radio

Troisième disque paru sur le netlabel espagnol Con-v, Overdeveloped Pigeons rassemble deux artistes soufflants immenses et talentueux pour cinq improvisations spectaculaires. Un dialogue très intense entre des souffles, des objets, des sons indéterminés, des bruits, des notes, et des percussions.

Doneda et Rombolá (déjà présente sur Bricolage de MUTA) éjectent des sons et des idées à tour de rôle et ensemble, la communion se fait facilement, si facilement qu'il est parfois difficile de savoir qui fait quoi. Mais qu'importe, le plus important restant à mon avis le territoire musical exploré. Et durant ces cinq pièces, on voyage dans des contrées réellement inattendues et inexplorées, qui ne ressemblent pas à grand chose. En bref, un échange singulier, inventif et personnel. Bien sûr, le talent des deux artistes n'y est pas pour rien, on connaît Doneda pour être l'un des plus grands spécialistes actuels du soprano (et du sopranino), au cours des années il a appris à en exploiter toutes les ressources, toutes les possibilités, en sachant faire corps avec son instrument (contrairement à d'autres saxophonistes admirables comme Christine Sehnaoui Abdelnour ou Stéphane Rives qui ont une approche plus retirée, plus neutre). Et l'utilisation organique du saxophone est profondément soutenue par l'intensité de la flûte très personnelle, intense, originale et tout aussi organique de Rombolá.

Mais attention, ce n'est pas seulement un exercice de dialogue et de virtuosité entre bois, Overdeveloped Pigeons sait aussi utiliser le silence, l'espace, le bruit afin de constamment maintenir des tensions, des intentions et des langages différents et variés. De nombreux objets sont percutés, frottés, caressés, une radio s'allume et disparaît, les ondes laissant place au vide, des sons laissent place au vide, des souffles humains communiquent et communient avec des objets, des notes sont jouées avec des bruits. D'accord, l'immensité des techniques étendues est vertigineuse, et leur utilisation est toujours heureuse, mais ce dialogue ne peut pas se réduire à sa virtuosité, il y a aussi un quelque chose de très sensible et plein d'émotions, un quelque chose de profondément musical et chaleureux malgré l'omniprésence du bruit. Peut-être est-ce du à l'équilibre parfait entre les deux musiciens, ou entre la musique et le bruit, le concret et l'abstrait, ou je ne sais quoi encore de dualiste. En tout cas, je crois que Doneda et Rombolá ont vraiment su trouver un équilibre peut-être inconscient entre de nombreuses choses pas forcément identifiables ou formulables, ils ont su s'explorer l'un l'autre et explorer un nouveau territoire fantastique et créatif.

Un disque très fort émotivement, très varié et intense musicalement, cinq improvisations qui savent faire travailler l'imagination et qui ont du se servir de l'imagination. Deux talents hallucinants mis au service d'une musique très riche et profonde (j'insiste, car malgré l'utilisation fréquente d'instruments non-musicaux et de techniques étendues, ces improvisations ont quelque chose de profondément musical). En bref, un disque à écouter absolument!

Tracklist: 01-O.V. / 02-E.R. / 03-D.EV. / 04-P.I.G.E / 05-O.N.S.

Jean Derome & Lê Quan Ninh - Fléchettes (Tour de bras, 2011)


Jean Derome: flûte, saxophone alto, appeaux, petits instruments
Lê Quan Ninh: grosse caisse, objets

Pour des musiciens qui n'ont pas l'habitude de collaborer, le duo est certainement la formation la plus adéquate pour se découvrir et s'appréhender dans l'improvisation libre, dans la mesure où la liberté et les potentialités propres au solo sont encore possibles tout en étant enrichies par l'écoute. Sur Fléchettes, le percussionniste français Lê Quan Ninh s'associe au polyinstrumentiste québécois Jean Derome qui n'hésite pas à s'essouffler dans des appeaux à la manière de Joseph Jarman.

Plus que sur les timbres pourtant très recherchés, cette unique improvisation de 45 min. joue sur les dynamiques et les intensités, et c'est sur ce plan que l'écoute bat son plein. L'intensité émise par les objets en résonance sur la grosse caisse est toujours appuyée par la diversité des vents, diversité des instruments, des modes de jeux, des voix, et des techniques étendues. Si le son est hétérogène et diversifié, l'intention n'est jamais scindée en deux individus, elle est toujours une et jouée pleinement par chacun des musiciens. L'improvisation se fait donc très intense et organique, clairement structurée par une conscience unifiée et une volonté commune. L'exploration sonique de Lê Quan Ninh qui s'attache plus à la résonance des métaux et des peaux qu'à l'attaque ou au rythme (presque complètement absent), est superbement enrichie par le très énergique Jean Derome.

Une improvisation vraiment puissante, riche d'inventivités et de trouvailles, de variations d'intensité et de timbres. Un disque aux reliefs saisissants et remarquables, dans l'énergie comme dans l'intensité, d'une richesse éprouvante. Recommandé!