Szilárd Mezei Wind Quartet - Innen (Ayler, 2011)

Szilárd Mezei est un altiste et compositeur serbe qui a déjà publié un premier album sur le label Leo Records en compagnie de ce Wind Quartet, c'est-à-dire Bogdan Rankovic au saxophone alto, à la clarinette basse et à la clarinette, Branislav Aksin au trombone et Kornél Pápista au tuba. Autant le dire tout de suite, ce genre de musique n'est franchement pas ma tasse de thé, donc je ne m'attarderai pas sur ce disque.
J'appelle "world music" tout ce qui assemble différents genres de musique (populaire, traditionnelle, jazz, electro, etc.) dans une sorte de pot-pourri où chaque influence où élément stylistique perd sa substance au sein du mélange. Innen rentre dans cette catégorie selon moi. Tonalités balkaniques, instrumentation issue de la musique de chambre et de la fanfare, improvisation proche du jazz et du free jazz, tous ceci perd son sens (essence) à être mêlé de cette manière. Une simple alternance, une succession pas improbable ni incongrue mais simpliste de mélodies est-européennes, d'improvisations déstructurées, de lignes mélodiques propres et complexes typiques d'un jazz moderne très académique. Cet ensemble issu certainement d'un prestigieux conservatoire crée une musique que certains diront universelle, mais que je qualifierais plutôt de bourgeoise avec Adorno qui voyait surement trop le danger de ces musiques. Bourgeoise en ce sens qu'elle n'est pas créative mais rassemble un maximum d'éléments pouvant émouvoir un maximum de publics (de clients?), cet aspect apparemment universel d'une musique décloisonnée est plus totalitaire qu'autre chose au sens où elle voudrait embrasser la plus grande clientèle possible en asservissant différentes musiques, différents procédés d'écriture et d'improvisation, à un art qui pourrait toucher la sensibilité de tout un chacun. 
Point de vue personnel, dirigé par une haine de la "world" et de toutes ces musiques récupérant (et désubstantialisant) les musiques populaires et traditionnelles pour s'asservir un public friand de traditionalisme folklorique, je vous demande de vous rediriger ailleurs si vous voulez avoir un avis plus impartial sur ce disque (si c'est vraiment possible d'être impartial, mais nous savons bien que non...).


Michael Pisaro/Greg Stuart - Hearing Metal 3 (Gravity Wave, 2011)

Toujours d'après Brancusi, Hearing Metal 3 s'inspire ici plus précisément d'une sculpture en bronze datant de 1911, Prometheus. Historiens de l'art et amateurs trouveront peut-être les correspondances, moi je ne m'y attèlerai pas ici. La seule similitude que j'ai pu apercevoir entre les deux œuvres est la formation du son par vague qui s'approche de la sphéricité de la sculpture. Car il s'agit bien d'une succession de vagues sonores encore, où un matériau métallique est réellement donné à entendre comme l'indique le titre de cette œuvre. Hearing Metal 3 est en effet une pièce pour 16 cymbales suspendues divisées en quatre groupes qui touchent chacune plusieurs matériaux (bois, papier, membrane de percussion, métal, feuille, etc.), chacune de ces cymbales est jouée soit à l'archet, soit en laissant tomber des graines dessus (riz, haricots, millet).

Durant ces quarante-cinq minutes, la construction des sons est plutôt complexe, un groupe de quatre frotte ses cymbales à une certaine vitesse, puis un autre à une autre vitesse, etc., on retrouve encore l'aspect micropolyphonique. Il s'agit toujours d'une nappe sonore formée principalement par les archets, auxquels s'ajoutent quelques ondes sinusoïdales, mais son évolution est constante, sa vie est extrêmement dense. Les sons s'entrecroisent et s'enchevêtrent pour s'unifier dans une masse harmonieuse et puissante. Le son est en perpétuel mouvement à l'intérieur d'une dynamique monolithique, jusqu'à l'apparition surprenante et imposante des graines (à peu près à la moitié de la pièce) qui propulsent la nappe dans une atmosphère encore plus dense et intense, plus riche aussi grâce au relief qu'elles apportent. Après un climax aux deux tiers de la pièce, le silence intervient, apportant lui aussi une sorte de relief, un relief négatif ai-je envie de dire, bien que ce soit impropre, car le silence ne s'oppose pas à la musique ici, il lui est inhérent, voire essentiel. Les graines sont disséminées de plus en plus parcimonieusement, jusqu'à ce que la cymbale ne puisse plus résonner, et que le silence puisse intégrer l'œuvre. Une partie beaucoup plus calme où le silence ponctue des cellules très calmes de graines délicatement déposées sur les cymbales, mais où la tension ne fait qu'augmenter du fait du caractère inattendu de cette apparition du silence et du calme. La nappe s'est ainsi déconstruite pour n'être plus qu'une succession de sons autonomes mais inextricablement liés par leur nature matérielle, la cymbale. Et le silence n'en finit pas de donner un relief oppressant aux sons générés par ces graines trop détendues par rapport au bruit qu'elles pouvaient initialement produire.

En trente sections Michael Pisaro explore une infinité de potentialités à partir d'une seul source sonore, la cymbale. Quelques résonateurs, un archet et des graines, et les combinaisons proposées durant ces cellules complexes déploie une étendue sonore inouïe. Du métal comme on en a jamais entendu, du métal qui ressemble parfois à de la pluie, parfois à l'océan, mais qui n'a jamais le caractère abrasif et agressif qu'on lui prête facilement. Ce complexe de combinaisons minutieuses déploie une nappe extrêmement riche et dense, intense et vivante, organique et cohérente, une nappe qui retourne progressivement à son autonomie et à son individualité durant la dernière partie. Encore une fois, Pisaro surprend par sa gestion de la durée grâce aux sons maintenus et au silence notamment, une durée toujours aussi subjective et individuelle peut prendre place durant cette pièce fantastique et inouïe qui a bien su déployer et exploiter les ressources et les potentialités soniques de la cymbale. Recommandé!

Michael Pisaro/Greg Stuart - Hearing Metal 2 (Gravity Wave, 2011)

Je ne présente plus Michael Pisaro que j'ai déjà chroniqué ici plusieurs fois, je dirais seulement et simplement qu'il est certainement le membre le plus éminent du collectif Wandelweiser, cet extraordinaire groupe de compositeurs travaillant autour du minimalisme, du réductionnisme, de l'aléatoire, de l'improvisation et surtout, du silence. Pour Hearing Metal 2, deux noms sont cités, Pisaro et Greg Stuart, mais sans aucune indication, je suppose que Pisaro a écrit la pièce, s'est occupé des field-recordings et de l'électronique, tandis que Stuart a du participé à l'interprétation, notamment aux percussions (je viens de retourner sur le site de Gravity Wave où Michael Pisaro a ajouté quelques informations, et j'avais vu juste apparemment).


Hearing Metal 2 est une œuvre composée d'après le sculpteur Constantin Brâncuși, et divisée en deux parties plus une coda. Connaissant peu le sculpteur, je ne chercherai pas les références possibles, mais il doit bien y en avoir, dans la mesure où il s'agit d'un pionnier de la sculpture abstraite et minimaliste. La première partie de cette œuvre est une suite (dans l'acceptation musicale de ce mot) de séquences électroniques ou pré-enregistrées, apparemment très marquées par l'élément liquide, et entrecoupées de silences numériques. Les premières séquences ont clairement été enregistrées sur une plage, et tout le reste des séquences continue d'évoquer ce mouvement perpétuel et infini de l'océan: les séquences arrivent par vagues, et finissent de la même manière. Différentes côtes semblent avoir été saisies, puis mélangées, auxquelles s'ajoutent progressivement des ondes sinusoïdales, des fréquences radios, un orgue et des fréquences analogiques, entre une musique d'ambiance des années 80 et des ondes Théremine. Le tout toujours entrecoupé de silences purs et imposants, silences d'où surgit la musique, et où elle retourne inéluctablement. Comme soumises au destin (il y a toujours cette espèce de dramaturgie dans la linéarité des œuvres de Pisaro, et c'est surement ce qui me touche le plus), les séquences s'enrichissent et s'intensifient en prenant de la densité, mais elles s'enrichissent trop pour s'accommoder du silence, la proximité devient impossible, d'où la nécessité de cette seconde partie où le silence paraît banni et refoulé.


Si un élément devait caractériser cette seconde phase, ce serait certainement la terre. Car la seconde partie est constituée d'une nappe monolithique et linéaire, qui a plus à voir avec la lente croissance des végétaux et la vie géologique des minéraux. Mais on peut également penser au feu, car les percussions de Stuart, tous ces frottements harmoniques et métalliques qui apparaissent furtivement, disparaissent et vivent de manière erratique rappellent aussi le mouvement d'allure spontanée des flammes. Plus de silence ici, il s'agit d'une longue nappe monolithique mais surtout pas statique qui évolue à son propre rythme; ou plutôt à ses propres rythmes. Car les différents éléments, électroniques ou acoustiques, qui la composent, s'enchevêtrent et se mêlent au sein d'une structure complexe, où chaque élément semble animé par son propre rythme et sa propre vie; quelque chose comme les micropolyphonies de Ligeti. Long cluster électroacoustique, cette nappe évoque l'aspect statique de la terre, mais aussi sa vie réelle et animée, avec ses évolutions, ses croissances et ses dynamiques. Croisements dynamiques et imbrications spatiales des différents sons génèrent un drone mouvant et pesant, qui va s'intensifiant durant la première moitié jusqu'au climax, avant de s'aérer lentement et progressivement. Mais même cette intensification est légère, peu perceptible, la progression se fait sensiblement, par ajout constant de matériaux sonores, mais également par retrait, d'où une fluctuation constante et une évolution qui paraît infinie, infinie comme ces colonnes de Brâncuși d'ailleurs, car la perception du temps durant cette pièce s'apparente en quelque sorte à celle de l'espace dans certaines sculptures de l'artiste roumain.


Vous déduirai facilement que c'est l'air que j'ai ressenti durant la troisième partie, avec son souffle et ses enregistrements de chants d'oiseaux qui clôturaient déjà la première partie en réalité. Mais bon, cela ne dure que deux minutes et ressemble plus à une coda qu'à une partie à part entière, et il ne sert à rien que je m'attarde dessus, je voulais juste pouvoir rassembler ces quatre éléments. Je finis juste en notant la beauté des textures réunies durant tout au long de cette œuvre monumentale, textures variées et vivantes au service d'une temporalisation du son étonnante. Car la perception et la gestion du temps sont très singulières durant cette œuvre, du fait de l'opposition entre une succession interminable de séquences entrecoupées de silences et cette longue nappe monolithique où l'espace est saturé et le silence impossible. Mais durant ces deux moments, un sentiment d'infini et d'éternité traverse l'audition, Hearing Metal 2 semble ainsi pouvoir abolir la perception sociale du temps au profit d'une perception individuelle et subjective. Une œuvre très belle, originale et intelligente, recommandée!

Benjamin Duboc - Primare Cantus (Ayler, 2011)

Benjamin Duboc est un contrebassiste français très actif dans la scène free jazz (cf. le très énergique trio The Fish avec Guionnet et Perraud, des collaborations avec Cappozzo, Lazro, etc.) mais aussi dans l'électroacoustique (musiques de films, commandes pour chorégraphies, etc.). Pour ma part, je l'ai principalement entendu au sein de The Fish, un trio fantastique déjà publié par Ayler Records. C'est ce même label qui a pris la bonne initiative de sortir ce coffret de trois disques présentant les diverses facettes du contrebassiste, coffret composé d'un solo, de plusieurs duos avec des collaborateurs souvent réguliers, et d'un trio.

"Primare cantus", la première pièce qui compose le premier disque, est un long solo de contrebasse où Benjamin Duboc frotte son cordier avec un archet durant quarante minutes. Une pièce d'un seul mouvement lent et minimal qui explore le registre très grave de l'instrument, une descente abyssale vers les profondeurs de la contrebasse. Lente, d'apparence statique et monotone, cette pièce est néanmoins envoutante dans la mesure où elle déploie de multiples et infimes variations qui vont de l'imperceptible changement de vitesse de l'archet aux sons aigus et instables des crins. Ce chant primaire ressemble ainsi à une musique de transe chamanique, où le musicien peut sortir de lui-même grâce à la répétition obstinée d'une idée sonore. L'attention requise est exigeante bien sûr, car chaque changement est très progressif et minimal, mais cette très belle évolution ascensionnelle accède à un univers hors du commun (le royaume des esprits auquel le chamane a accès?), un univers véritablement envoutant et enchanteur où les basses organiques saisissent l'auditeur à bras le corps pour l'emmener sur un territoire délicat et original. Très belle pièce pour ce premier solo.

A mon avis, le second disque est le moins intéressant des trois, et le moins réussi. Beaucoup moins aventureux et créatif, cette suite de duos se situent sur un territoire bien plus stagnant. Très "free jazz", ces duos rassemblent plusieurs proches collaborateurs de Duboc, les saxophonistes Jean-Luc Petit et Sylvain Guérineau ainsi que le batteur Didier Lasserre. J'ai eu l'impression en entendant le duo Duboc/Petit d'un discours informe où chacun fait étalage de son imaginaire sans trop se soucier de l'interaction possible entre les deux instruments: quelques techniques étendues, beaucoup d'idées, mais qui ont souvent du mal à s'assembler et se soutenir, une suite déconstruite et éclatée assez plate en somme. Puis viennent trois pièces avec Lasserre qui choisit une batterie réduite à une caisse claire plus une cymbale. Plus intimes et plus interactives, ces trois improvisations prennent véritablement en compte les points de jonction entre les timbres, notamment durant "L'arbre se coucha" où un drone infrabasse soutient les harmoniques de la cymbale, mais aussi sur "Puis l'écorce et la verdure" avec ce magnifique pizzicato mêlé aux balais sur caisse claire. Je ne sais pas si la proximité et l'intimité proviennent d'une collaboration plus intense et plus longue entre les deux musiciens, mais ce duo est de loin le plus abouti de ce second disque. Les dernières pièces avec Guérineau sont aussi un peu plus interactives que les toutes premières, mais l'espace est néanmoins toujours aussi saturé, et le dynamisme intense propre au free a une fâcheuse tendance à s'essouffler durant ces improvisations. Néanmoins, le duo sait aérer l'espace sonore et varier les dynamiques de temps à autre, et l'écoute est beaucoup plus attentive, du coup il y a forcément quelques moments encore très intenses et prenants. Cette deuxième facette du contrebassiste s'avère n'être pas forcément la plus aboutie, malgré la longue histoire du contrebassiste au sein du mouvement free, mais peut-être faudrait-il seulement se demander si ce n'est pas tout simplement du à la forme duo qui ne correspond pas forcément à ces musiciens, et à ce type de musique, ou tout simplement à l'impossibilité de véritablement développer un discours et un univers en une si courte durée...

Pour le troisième disque, Benjamin Duboc explore un univers beaucoup plus aventureux et expérimental, avec un duo en compagnie de Pascal Battus (micros de guitare), un très court solo puis un trio avec la pianiste Sophie Agnel et le trompettiste Christian Pruvost. La première pièce, d'une durée de vingt minutes, nous montre un contrebassiste énergique et créatif, capable de répéter de courtes cellules très graves et abrasives, denses et intenses, où le cordier paraît encore utilisé comme une corde. A côté, Battus envoie des signaux sonores souvent corrosifs et saturés, qui finissent par rééquilibrer la texture globale du duo en explorant un registre plus aigu. Une improvisation structurée proche de l'indus et de la noise, qui navigue sur des flots texturaux et timbraux répétitifs et industriels, mécaniques et profonds. Une pièce progressive qui commence calmement mais gagne une intensité puissante et une richesse sonore de plus en plus dense, complètement mise en avant par la structure minimaliste. Avant le trio, Duboc propose une courte pièce pas passionnante composée d'une frêle nappe éthérée électroacoustique, à partir certainement de field-recordings. Une sorte de tableau végétal d'un feuillage agité par le vent durant cinq minutes, sur lequel je n'ai pas grand chose à ajouter car la durée empêche encore une fois un quelconque développement. Puis vient la dernière pièce, où se mêlent les cordes préparées d'Agnel, les souffles de Pruvost et les fondements basses de Duboc. Ici, la contrebasse sera discrète, le son global est un mélange de timbres souvent indéfinis et le mouvement dynamique qui anime la structure de la pièce s'apparente à une longue descente, à une perte d'intensité, suivie d'une montée jusqu'au climax final. Cette fin est vraiment exaltante et surprenante, à bout de souffle, l'endurance du contrebassiste prend fin dans une apogée primitive et agressive, sauvage et puissante. Dynamisme des timbres et des densités qui se croisent, se mêlent, s'opposent et se fuient selon les moments; les différentes énergies sont extrêmes, de la plus faible intensité où les sons peinent à sortir des instruments jusqu'au cri commun généré par un trio en transe.

Trois disques qui valent le coup pour au moins trois pièces vraiment créatives et puissantes, à savoir le solo "Primare cantus", "Un nu" avec Battus, et "Garabagne" avec Agnel et Pruvost. Pour le reste, il y a des hauts et des bas, beaucoup de pièces qui n'ont personnellement pas pu me saisir à cause du manque de développement. En tout cas, cette présentation des différents travaux de Benjamin Duboc permet une véritable immersion dans l'univers varié et riche de ce contrebassiste talentueux, une immersion dans des territoires souvent beaux et envoutants, denses et riches. Recommandé!

Tracklist: I-01-Primare cantus / II-01-Après la neige / II-02-Le souffle et la peau / II-03-Il disparu dissolu dans l'air / II-04-Après la sève / II-05-L'arbre se coucha / II-06-Puis l'écorce et la verdure / II-07-Mais avant la mort / II-08-Dans tout ce qui ne cesse de naître / II-09-Dans l'étendue du vivant / II-10-Le tracé de nos routes se dessine / III-01-Un nu / III-02-Chênes / III-03-Garabagne

Daunik Lazro - Some Other Zongs (Ayler, 2011)

Il y a plus de dix ans, Claude Tchamitchian publiait sur son label Emouvance un album solo du saxophoniste français Daunik Lazro, c'était Zong Book. Aujourd'hui, c'est au tour d'Ayler Records de publier le retour en solo de Lazro, uniquement au baryton cette fois, avec deux pièces enregistrées au festival Europa Jazz et quatre autres à l'église Saint-Merry à Paris.

Dès la première pièce, la couleur est annoncée, Lazro aime le free jazz, il a intégré son histoire, et il y participe toujours aussi intensément. La première pièce, c'est donc "Vieux Carré", un morceau écrit par Joe McPhee. Un classique du free jazz, où le lyrisme exacerbé du blues, la virtuosité et la précision du jazz, sont au rendez-vous. Une pièce pour commencer, tout en douceur, avant que ne se développent ces phrases extraverties et criardes, hystériques parfois, mais toujours sensibles et pleines d'émotions, propres au saxophoniste. Puis vient "la caverne de Platon", une pièce beaucoup moins mélodique, mais tout aussi riche en émotions. Le souffle continue d'explorer les profondeurs du baryton, le registre grave est déployé avec toutes les harmoniques et les multiphoniques qu'il contient potentiellement. Des potentialités qui explosent pour servir des affects puissants, car la musique de Lazro a toujours été et sera toujours émotionnelle avant tout, par-dessus tout. Une musique viscérale, qui saisit le corps dans son entièreté, dans ses fondements déployés par les basses jusqu'à son sommet atteint dans les hurlements d'harmoniques qui suivent les flux continus.

Puis, avec la série des Zong at Saint-Merry, nous entrons au coeur de la dynamique de Lazro. Sur ces quatre pièces qui durent entre trois et dix-sept minutes, l'acoustique aérée de l'église Saint-Merry est intégrée aux improvisations et offre une réverbération naturelle et charismatique au baryton. Les sons volent et se croisent dans les hauteurs des voûtes en ogive d'une des plus grandioses églises françaises. L'acoustique particulière de ce monument permet à Daunik Lazro de déployer les potentialités et les particularités du baryton à travers la résonance singulière et envoutante de Saint-Merry. Les flux de basses ponctuées par des envolées criardes sont toujours utilisées, mais ils prennent une autre dimension cette fois en se répercutant à travers l'espace mystique et sur-dimensionné de l'église. Si les harmoniques et les hurlements acquièrent un prolongement fantomatique lorsqu'ils résonnent, les basses prennent une ampleur et une profondeur sidérantes dans cet entrecroisement de sons. De plus, je me dois d'ajouter l'omniprésence affective de Lazro. Plus que des sons, ce sont des émotions qui naviguent dans l'espace religieux, chaque note et chaque phrase paraît être la translation exacte d'un affect en une unité sonore.

Puissants, intenses et virtuoses, ces quelques Some Other Zongs continuent l'œuvre virtuose et sensible de ce monstre du free jazz français. Une œuvre où les émotions transparaissent à vives, des improvisations riches et un jeu puissant pour une collection de pièces très intenses, musicalement et émotionnellement. Recommandé!

Tracklist: 01-Vieux carré / 02-La caverne de Platon / 03-Zong at Saint-Merry 1 / 04-Zong at Saint-Merry 2 / 05-Zong at Saint-Merry 3 / 06-Zong at Saint-Merry 4

heu{s-k}ach & Pedro Sousa - I know not what tomorrow will bring (Resting Bell, 2011)

heu{s-k}ach est un duo formé par les musiciens suisses d'incise (ordinateur et objets) et Marcel Chagrin (guitare, grosse caisse, ampli). Pour I know not what tomorrow will bring, le jeune improvisateur portugais Pedro Sousa (saxophone tenor et électronique) les accompagne durant ces quatre sessions enregistrées à Lisbonne et publiées en CD-r et en version numérique par le netlabel allemand Resting Bell.

Quatre pièces qui flirtent avec de nombreux genres: du doom, du free jazz, du blues, du rock, de l'électroacoustique, de l'ambient, du minimalisme. Car par-dessus les riffs sombres, lents et mélancoliques de la guitare ou de la basse, peuvent tout aussi bien survoler des envolées criardes et lyriques au saxophone que des pincées électroexpérimentales. Le plus abouti durant cet album étant la gestion de l'espace sonore, toujours aérée et spacieuse, chacun ayant la place de s'exprimer selon son gré au sein de ces structures ouvertes: ainsi les genres et les personnalités se mélangent avec un équilibre épatant, le saxophone multiphonique et très énergique pouvant s'intégrer à des drones envoutants ou encore à des répétitions d'imperfections électriques. Il y a toujours une ouverture possible au sein de l'improvisation, personne ne prend le pas sur personne et s'impose comme leader humain ou stylistique. Un album enrichissant où les frontières stylistiques s'annihilent d'elles-mêmes et paraissent abolies de manière ostentatoire et enthousiaste.

Sur ces quatre pièces, on a comme l'impression de traverser des paysages mentaux intimes et délicats, où les références musicales surgissent par bribes et se mélangent, ou plutôt fusionnent en une dynamique hétéroclite mais unifiée, singulière mais composée d'éléments connus, intimes justement. Chaque pièce paraît décrire la lente traversée, souvent sombre mais toujours certaine et déterminée, de la psyché du trio, de son âme musicale et émotionnelle. Comme une traversée affective d'une personnalité collective. A la croisée de multiples idiomes, le trio ibéro-suisse creuse les interstices et les interactions entre les styles, les modes de jeux, et les sources sonores (électriques, électroniques, instrumentales, acoustiques); et ces interstices forment l'inconscient musical collectif de ce fantastique groupe.

Entre une espèce de free-rock et une sorte de doom-blues ambiant, heu{s-k}ach & Pedro Sousa ne se gênent pas pour assembler tout ce qui est susceptible d'exprimer une quelconque émotion, et ces ressentis musicaux sont souvent sombres, lents, mélancoliques, et sûrs d'eux. Un album émouvant où, comme inconsciemment, les idiomes s'interpénètrent tout naturellement, sans artifices. Car chaque idiome est utilisé non pas pour offrir des repères à l'auditeur, mais bien pour exprimer avec précision une part des affects qui traversent le trio durant ces quatre improvisations. Voyage interstylistique et interstitiel, mais aussi traversée affective du collectif, I know not what tomorrow will bring est une magnifique suite de quatre pièces variées et intenses, très fortement chargées émotionnellement. Recommandé!

I know not what tomorrow will bring a été publié sous une licence Creative Commons, vous pouvez donc acheter le CD-r ou le télécharger gratuitement ici.

Tracklist: 01-Silent wind papers / 02-Sand lips / 03-Dans la ville blanche / 04-Bruno's dream

Edén Carrasco, Leonel Kaplan, Christof Kurzmann - Una Casa / Observatorio (Three Chairs, jardinista!recs, 2011)


Je continue à m'intéresser aux sud-américains avec cette chronique d'Una Casa / Observatorio, deux pièces enregistrées respectivement en Argentine et au Chili, conjointement publiées par Three Chairs et jardinista!recs. Récemment, j'avais déjà chroniqué un album aussi bon que bizarre avec Edén Carrasco (saxophone alto), qui jouait dans une pièce remarquable par-dessus l'enregistrement d'une fête foraine, un équilibre parfait régissait la superposition des improvisations acoustiques et des field-recordings sur Mimesis Intemperie. Tout récemment aussi, on a déjà aperçu Leonel Kaplan (trompette) aux côtés de Diego Chamy et d'Axel Dörner sur un album publié par le netlabel Audition Records, où les trompettes jouaient avec et contre l'électronique (chronique ici). Comme on peut le voir donc, le saxophoniste et le trompettiste paraissent habitués à jouer avec l'électronique, il paraît donc naturel que Christof Kurzmann (lloopp) se joigne à eux pour ce CDr.

Ni rythme, ni mélodie durant ces improvisations, mais cependant, il y a souvent une sorte de pulsation qui paraît sous-tendre les nappes de sons jamais statiques, notamment dans les longues notes jouées par les instruments. De la même manière, les boucles et les samples de Kurzmann forment comme une trame harmonique, une sorte de basse continue, sur laquelle saxophone et trompette peuvent faire interagir harmoniques et multiphoniques. Car, du côté instrumental, il s'agit surtout de cela, en plus des longues vagues de souffles entremêlées. Quant à l'électronique, il s'agit plutôt de sons synthétiques proches d'un vieux synthétiseur mis en boucle quelques temps, le temps d'impulser une certaine énergie, pour peu de temps après changer radicalement de forme. Dans l'ensemble, l'écoute est plutôt bonne, les timbres se mêlent et se mélangent, s'opposent et se soutiennent, les dynamiques varient et des reliefs se creusent, il y a du mouvement, du calme, de la contemplation, de la tension et de l'agressivité.

Il y a une forme de linéarité durant ces pièces, mais constamment en mouvement, comme une suite de vagues apparemment similaires mais jamais identiques. Car les variations sont nombreuses, le socle électronique, malgré les mises en boucle, étant peut-être l'élément le moins stable. Tandis que la fusion des vents en un souffle forme une interaction jamais identique, car une légère perturbation vient toujours alimenter la vie organique de cette symbiose, les samples déploient et soutiennent ce dialogue acoustique ou s'y opposent, quand ils ne parviennent pas à fusionner de la même manière.

Un trio d'improvisation électroacoustique pas vraiment original dans ses sonorités, mais où l'interaction entre les techniques étendues d'influence réductionniste et les lloopp parvient à une intensité souvent jouissive. Deux pièces qui en somme sont assez riches et intenses, variées et dynamiques. De plus, chacun des musiciens, et surtout Kaplan, non par leurs techniques, mais plus par leurs sensibilités je pense, a un quelque chose de savoureux et d'émouvant qui facilite l'appréciation de ce disque. 

Tracklist: 01-una casa / 02-observatorio

Ana Foutel & Federico Barabino - piano + no-input mixer (Ilse, 2011)

Si depuis les années 60, la Suède et le Danemark sont reconnus pour leur importance historique dans l'émergence du free jazz, notamment en tant qu'ils furent des pays généreux et hospitaliers pour nombre de musiciens tels Albert Ayler puis Don Cherry, ce n'est que depuis une dizaine d'années que les scènes autochtones scandinaves sont vraiment reconnues. A leurs côtés, d'autres pays parfois inattendus émergent aussi : le Liban, la Corée, l'Australie, la Palestine occupée, mais aussi, l'Argentine. La pianiste Ana Foutel et Federico Barabino (table de mixage bouclée sur elle-même) font partie de cette nouvelle génération de musiciens argentins émergents et présentent deux de leurs improvisations sur l'album intitulé tout simplement et sobrement piano + no-input mixer.

La première chose à signaler est la nécessité impérative d'un casque ou une absence complète de sons extérieurs pour écouter ce disque, car le duo peut atteindre par moments un volume très bas, aux limites de l'audible. Durant une heure, tout au long de ces deux improvisations électroacoustiques, le duo déploie une idée par phases/cellules qui se succèdent les unes aux autres. Pendant ces périodes, chacun des deux musiciens tentent de rejoindre l'autre dans une dynamique synergique, les fréquences discrètes de Barabino tentent de se fondre dans les martèlements hypnotiques de Foutel, il y a souvent un phénomène de symbiose inattendue dans l'interaction entre le piano et la table. Le frottement des cordes aigus s'amplifie dans une onde sinusoïdale similaire, des sortes de drones déploient les percussions envoûtantes du clavier, des bruits étranges et singuliers se juxtaposent et se soutiennent dans des moments de quiétude et de silence presque oppressants tellement ils sont extrêmes (cf. ces moments où on ne perçoit plus qu'un souffle électrique et des froissements).

Des défauts il y en a, bien sûr ces improvisations peuvent paraître longues lorsque des mouvements linéaires peinent à sortir du silence, ce silence parfois trop long et mal assumé. De plus, il se passe quasiment toujours la même chose, le piano émerge progressivement du souffle des amplis pour finalement être rejoint par Barabino. Sauf qu'on se lasse vite de cette structure répétée et personnellement, j'ai peu de fois réussi à me concentrer tout au long du disque. Mais d'un autre côté, lorsque les mouvements synergiques où les fréquences statiques de Barabino, certainement inspirées par Nakamura, rejoignent les flux répétitifs et linéaires du piano, il y a une dynamique intense qui voit jour et nous immerge à l'intérieur d'un paysage sonore riche et profond. Cependant, enregistrées dans la maison de Foutel, ces deux improvisations se noient parfois dans une intimité austère où l'auditeur paraît parfois malvenu, ou exclu.

Deux improvisations bizarres, où les reliefs sont d'une grandeur exubérantes, où l'intensité touche aux extrêmes : bas, fort, intense, ennuyeux, tout y passe. En tout cas, chaque passage emmené par une dynamique synergique, lorsque la symbiose opère, est d'une puissante intensité, et saura réjouir les adeptes d'EAI je pense. Un disque qui n'est pas exceptionnel, mais les deux musiciens sont tout de même à suivre dans la mesure où ils développent un univers vraiment singulier, souvent touchant, et toujours précis. 

Traclist: 01-Improvisation 1 / 02-Improvisation 2

Billy Gomberg, Anne Guthrie, Richard Kamerman - Blue & Gold, Delicate Sen (Ilse, 2011)

Encore une bonne initiative que de réunir ces trois jeunes musiciens radicaux issus de la scène expérimentale américaine. Trois formations différentes éparpillées sur quatre pistes: un duo prometteur nommé Fraufraulein sur la première piste, composé de Billy Gomberg au synthétiseur, à l'électronique et aux field-recordings, et d'Anne Guthrie au cor d'harmonie; puis l'ajout de Richard Kamerman aux percussions, moteurs, objets et guitarron sur les pièces suivantes forme le trio Delicate Sen; tandis que la dernière piste est une pièce solo de Kamerman toujours. Quatre pièces aventureuses et bruitistes, tendues et calmes, mais surtout, extrêmes.

La première pièce, "relaxed as an outline and flattens into the background", de fraufraulein, est une improvisation électroacoustique plutôt silencieuse, détendue et parcimonieuse. Sur un fonds sonore généré par Gomberg de hautes fréquences sinusoïdales à bas volume et de bricolages électroniques, Guthrie répète une longue note tenue le plus longtemps possible (relativement à un corniste...), des sifflements vocaux ou bien à travers la branche principale, joue avec les pistons ou l'embouchure, etc. Une pièce où tout paraît retenu et délicat, sensible et timide. Mais le manque d'assurance et l'hésitation finissent par créer une atmosphère intime et vaste, qui ne nuit absolument pas au côté aventureux de cette improvisation; car le duo fraufraulein part très loin dans l'exploration sonique et interactive du timbre. L'écoute est très attentive, et bien qu'à mille lieux de son partenaire selon les caractéristiques sonores des instruments qu'il emploie, chacun tente bon gré mal gré de rejoindre son double sur un terrain d'entente fertile et le plus fusionnel possible. Une belle pièce extrême, sensible et aventureuse.

Les deux pistes suivantes, "Tiger, wille you be my valentine?" et "Valentine, will you be my tiger?", sont jouées par le trio Delicate Sen. La présence de Kamerman augmente le volume certes, mais diminue l'importance du cor aussi. Ces deux pièces possèdent une couleur beaucoup plus noise, avec des sons souvent très abrasifs ou corrosifs, très industriels. Larsens et distorsions se croisent sur des nappes granuleuses faites d'imperfections technologiques, et Guthrie tente parfois tant bien que mal de trouver sa place parmi ce composé disparate et volumineux de trajectoires sonores. Bien sûr, il y a encore plus de reliefs et de diversités, beaucoup plus même, mais ces pièces sont moins aérées et plus opaques que celle de fraufraulein. Néanmoins, le nombre de potentialités déployées est tout de même réjouissant, le paysage dessiné par le trio est encore plus aventureux, car même en utilisant des sons déjà connus (distorsions, frottements de caisse claire, etc.), c'est leur imbrication et la structure éclatée de la pièce qui paraît originale et fraîche. Il reste que ces pièces sont vraiment plus dures d'écoute et ce n'est pas qu'une question d'attention et de concentration, il y a toujours une forme d'éclatement et d'opacité qui empêche de s'immerger pleinement à l'intérieur de l'univers exploré par ce trio, sans parler des sons vraiment étranges produits notamment par Kamerman avec ses moteurs et objets; deux pièces que je n'ai donc pu apprécier que par intermittence, inégales et austères, mais créatives et toujours aussi extrêmes.


"He criticized their failure to stop. (hence the cause of so many excuses)" est la dernière piste et est jouée en solo par Kamerman, principalement au guitarron (guitare basse mexicaine sans frette) sur fonds électroacoustique discret. J'ai particulièrement aimé cette pièce pour l'ambiance singulière due à l'utilisation du guitarron. Il y a tout d'abord des manipulations électroacoustiques, des sortes de grattements et de frottements avec un microcontact, auxquelles succèdent des interventions parcimonieuses au guitarron et (croyez-le ou non) mélodiques même! Une pièce très aérée et éthérée, influencée par des formes obscures de post-rock, d'électroacoustiques lo-fi et de blues. Kamerman dépeint ici un territoire désolé et triste, mélancolique et proche de la dépression. Mais un paysage radicalement neuf et singulier, et surtout très sensible. La gestion de l'espace est beaucoup plus ouverte et plus facile pour nous, car l'aération permet à l'auditeur de véritablement s'immerger cette fois.

Dans l'ensemble, ces trois projets n'ont rien de facile et peuvent même paraître hermétiques tellement ils sont extrêmes. Cependant, en plus d'une belle pochette, Blue & Gold, Delicate Sen offre tout de même quatre pièces créatives et toutes différentes, aux univers variés, contrastés, sensibles et aventureux.

01-relaxed as an outline and flattens into the background / 02-Tiger, will you be my valentine? / 03-Valentine, will you be my tiger? / 04-He criticized their failure to stop. (hence the cause of so many excuses)

Jean-Luc Guionnet & Seijiro Murayama - Window Dressing (Potlatch, 2011)

Window Dressing est le deuxième essai du duo Guionnet/Murayama (respectivement saxophone alto et percussions) après Le bruit du toit, paru en 2007. Sur le site de Jean-Luc Guionnet, nous pouvons lire à propos de la première forme du projet qu'il consistait avant tout en une improvisation in situ, la musique étant principalement déterminée par l'environnement dans lequel elle prend forme. Etant donné que Le bruit du toit fût enregistré en studio, il s'agissait dès lors de "faire un concert comme non-concert. A la recherche de l'absence" (Murayama), d'où une certaine forme d'austérité et de froideur d'après mon souvenir de ce disque. Mais pour Window Dressing, les données changent car les deux sessions qui composent ce disque furent enregistrées en live: la première à Ljubljana lors d'un concert organisé par Zavod Sploh, et destinée à une diffusion radiophonique, la seconde, saisie à la perche par Eric La Casa dans une bibliothèque parisienne.

Durant ces quatre pièces, la spontanéité semble régir la plupart des structures et des modes de jeux. Comme  le notait Jean-Luc Guionnet en 2007 déjà, tout deux semblent autant réagir aux propriétés spatiales et acoustiques du lieu dans lequel ils jouent, à l'écoute et à l'attention du public, qu'aux techniques instrumentales et aux caractéristiques sonores adoptées par chacun. La tension résultant de la concentration et de l'attention à tous ces paramètres est palpable de bout en bout, au sein de la musique d'une part, mais également au sein de l'écoute de l'auditeur lui-même, pour qui une certaine forme d'attention assez singulière est requise. Attention au silence, attente de ce qui surgira potentiellement de chaque silence utilisé pour lui-même comme une matière sonore intentionnelle. Attente également de la forme toujours surprenante que prendra la forme de réponse à chaque intervention ainsi qu'à chaque non-intervention. Car le duo Guionnet/Murayama sait composer aussi bien avec la présence (sonore) de l'instrumentiste qu'avec l'absence (de son ou d'un instrumentiste).

Et c'est certainement ce dialogue entre la présence et l'absence qui forme la profondeur et les multiples contrastes de ces improvisations. Contrastes d'intensités qui vont du silence long et pesant aux notes criardes et stridentes de l'alto, en passant par des caisses claires doucement percutées de manière sporadique. De manière générale, tout paraît plutôt erratique, et la profondeur vient également des multiples modes de jeux utilisées au gré de principes intentionnels opaques: slaps, souffles, caisse claire sensiblement frottée par des balais, flatterzunge, pulsations énergiques et entêtantes (sur caisse claire toujours), longues notes tenues sans variation, ou avec, ou brutalement interrompues, de même que ces phrases percussives parfois trop sauvagement stoppées. Toutes ces techniques s'entremêlent sans jamais fusionner, car la musique de ce duo n'est pas seulement le fruit des musiciens, l'interaction se fait primordialement avec l'environnement (pas uniquement sonore cependant).


Window Dressing est un dialogue très surprenant entre deux musiciens d'une part, mais également entre les instrumentistes et le contexte environnant. Un dialogue basé sur une écoute et une attention aiguisées, plein de tensions et de contrastes. Un dialogue également entre la présence et l'absence, entre le son et le silence, mais pas vraiment un dialogue qui joue avec l'opposition plein/vide, dans la mesure où le silence est toujours considéré comme une matière musicale, comme une texture sonore à part entière. Quatre pièces parfois difficiles et souvent minimales, réduites à l'extrême, où chaque intention se réduit à une intervention souvent très simple, mais d'autant plus intense et puissante. Recommandé!
 
Tracklist: 01-Procédé / 02-Processus / 03-Procession / 04-Procès

Seijiro Murayama & Stéphane Rives - Axiom For The Duration (Potlatch, 2011)

C'est toujours une joie énorme d'apprendre la première réunion de deux musiciens adulés sur un enregistrement! Réunir Murayama (percussions) et Rives (saxophone soprano), c'est presque un projet dont je rêvais. Comment ne pas imaginer les longs développements continus d'un son vivant et linéaire mais pas statique? Puis imaginer l'interaction entre deux sons d'une précision et d'un organicisme à chaque fois époustouflant. Axiom For the Duration correspond bien à mes attentes. Un timbre linéaire est progressivement déployé à l'intérieur d'un temps très lisse, d'un temps principalement strié par l'archet de Murayama, cet archet qui explore toute l'étendue harmonique des cymbales, mais également strié par les frottements et les vibrations des incroyables multiphoniques de Stéphane Rives. Bien sûr, la musique paraît statique toujours, une cymbale frottée mécaniquement, un souffle continu qui propulse des harmoniques à partir d'un doigté inamovible. Cependant, la pression change, la pression des lèvres et de l'archet, le son s'enrichit, s'appauvrit, l'un des deux fait une pause pour laisser mieux émerger la profondeur sonique de son partenaire: lentement, toute une musique prend corps et se déploie progressivement, l'interaction est pleinement explorée sur un mode linéaire et organique, progressif et vivant.

Il y a comme une division du travail et des taches ici, à chacun sa fonction exploratrice. Opposition constante entre les pôles harmoniques, si un des deux s'attache à explorer les abysses du spectre harmonique, son prochain flottera sur les hauteurs. Mais ce n'est qu'une base, un fondement, loin d'être systématique; le son est mouvant et se déplace généralement sur tout le spectre, du coup il arrive parfois que les deux formes se rencontrent pour former des mouvements synergiques, d'une puissance extrêmement intense. Mais plus que les rencontres, ce sont les pauses qui donnent de l'intensité et de la vie à cette pièce. Tour à tour, un des deux musiciens freine le son qu'il a déployé, et c'est durant ces moments qu'un sentiment d'urgence voit le jour, comme si la peur du vide, car l'espace est effectivement toujours plein, voire saturé, comme si cette peur donc obligeait l'instrumentiste restant à approfondir et enrichir la vie sonique qu'il déployait. Puis le retour du partenaire, toujours en profonde symbiose avec l'organisme sonique, prend une dimension émotive surprenante, comme s'il n'avait jamais été absent, car sa présence était toujours ressentie durant sa pause, et le retour rend l'absence, la présence dans l'absence plutôt, encore plus évidente. Présence entière, du son comme du silence, ce silence sous-jacent mais jamais pleinement effectif, l'évidence de la présence se ressent surtout dans la synergie et l'interaction, où chacun paraît s'offrir à la musique d'une part, mais également à l'autre et à l'auditeur.

Une écoute symbiotique et une puissante attention à l'auditeur font de cette pièce une œuvre intense et communicative, très riche et émotive. Mais aussi et surtout une œuvre intelligente qui interroge la relation entre le temps et la musique. Car Axiom for the Duration, en déployant ces longues nappes lisses et lentes, modifie radicalement la perception du temps. Si une pulsation en filigrane n'était pas constamment présente - encore cette présence remarquable dans l'absence - on pourrait facilement croire à une tentative d'abolition de la perception temporelle. Cependant, cette pièce se déroule au sein d'une durée précise, découpée en plusieurs phases principalement marquées par l'interruption d'un des deux musiciens, et au lieu d'abolir cette durée, nous la percevons d'autant plus. Une expérience perceptive extrême où le temps, aussi étiré soit-il, est perçu dans toute sa plénitude, dans toute sa matérialité sonore et musicale. Une pièce hallucinante où la richesse sonore déploie un temporalité singulière et envoutante.

Un développement lent mais riche et précis qui aboutit à la création d'une autre temporalité, et cette temporalité singulière et unique bouleverse nos sens et notre perception, comme si une autre dimension s'ouvrait à nous. Évidemment, l'originalité des modes de jeux virtuoses et personnels adoptés par chacun n'y est pas pour rien dans ce phénomène. Une pièce extrêmement riche, intense, envoutante et bouleversante qui déploie des émotions musicales puissantes.

Si j'avais un disque à recommander pour le moment, ce serait sans aucun doute celui-ci, Axiom for the Duration est un vrai chef d'œuvre à écouter absolument.

Thomas Buckner, Edyta Fil, Ilia Belorukov, Alexey Lapin, Juho Laitinen - Bewitched Concert (Intonema, 2011)

Second album publié par le label russe Intonema, Bewitched Concert regroupe cinq musiciens issus de divers pays: les russes Ilia Belorukov (saxophone alto) et Alexey Lapin (piano droit), l'américain Thomas Buckner (voix), la polonaise Edyta Fil (flûte) et le finlandais Juho Laitinen (violoncelle et voix). Un quintet international enregistré lors d'une performance live en 2009.

Cette performance en trois parties est aussi étrange que les origines des musiciens. Ce "concert ensorcelé" utilise certes des instruments acoustiques et des techniques traditionnelles, mais il y a un quelque chose d'inquiétant et de dérangeant qui plane tout au long de ces quarante minutes. Alors que le piano et quelquefois le violoncelle créent des boucles ou des drones lancinants et continus, chacun des trois autres musiciens intervient de manière plutôt erratique et aléatoire, courte, non-développée, et incongrue. Il se dégage parfois la même atmosphère que dans certaines pièces de Webern, quand l'apparente autonomie des instruments finit par former un univers froid mais envoutant, austère tout en étant hospitalier. Sauf qu'ici, chacun des instrumentistes paraît posséder son propre vocabulaire et sa propre histoire, ce qui renforce l'impression d'autonomie. Piano et violoncelle sont certainement les principaux instruments qui participent à l'ensorcellement des auditeurs, grâce aux patterns sauvages et aux glissandos interminables, mais il ne faut pas oublier les exercices vocaux de Buckner qui tanguent entre le lyrisme et l'envoutement, entre un chant aux techniques élaborées ou primitives. Entre musique de transe et musique savante occidentale proche du sérialisme, chacun tente d'approfondir cette suite initiatique d'éléments "non-idiomatiques", issus de la tradition de l'improvisation libre: courtes phrases acérés et spontanées au saxophone, flûtes énergiques et sauvages, etc.

Un voyage étrange qui ne refuse rien, ni rythmes, ni mélodies, sans toutefois les développer excessivement, mais qui sait surtout s'aventurer sur des terrains périlleux où des techniques musicales sont confrontées et assemblées selon une inspiration mystique. Une écoute attentive pour une formation instrumentale franchement éclectique, où chaque histoire et chaque approche musicale semblent parvenir à se rejoindre pour une performance plus ensorcelante qu'ensorcelée. Car l'étrangeté de cette musique, malgré son aspect parfois dérangeant parce que dérangé peut-être, n'est pas sans envouter l'auditeur... une fois acceptée l'improbabilité de cette musique. Un concert bizarre mais original, et plutôt frais.

Tracklist: 01-Part I: Epilogue / 02-Part II: Dedication / 03-Part III: Transfiguration

Anett Németh - A pauper's guide to John Cage (Another Timbre, 2011)

Pour finir cette dernière série another timbre consacrée à l'influence de John Cage et du collectif Wandelweiser sur différents musiciens plutôt nouveaux, ce CDr rassemble deux pièces d'une jeune compositrice autodidacte dont je n'avais encore jamais entendu parler, Anett Németh. Malheureusement, je n'ai trouvé aucune information concernant cette prometteuse musicienne, hormis une interview sur le site d'another timbre.

La première pièce, écrite en 2010 est une œuvre pour piano, clarinette, objets ménagers,  field-recordings et électronique. Durant A pauper's guide to John Cage donc, directement inspirée par l’œuvre de Cage, Németh utilise un nombre restreint de notes ou d'accords sur le piano, auxquels sont associés certains paramètres tels qu'une intensité précise, un certain type de résonance, etc. Ces différentes interventions répétées sont aléatoires et parsèment la pièce de manière sporadique. Autour d'elles s'articulent d'autres matériaux sonores comme les field-recordings, la clarinette, des instruments ou d'autres sources sonores modifiés plutôt simplement, ainsi que quelques fréquences sinusoïdales. Une pièce très aérée où les différents types de sources sonores s'équilibrent, dialoguent de manière narrative, et où le piano, central, acquiert au fil du temps une puissance lyrique et émotive de plus en plus intense. L'espace sonore est traité avec une attention particulière et une maîtrise surprenante, les jeux d'intensités et de silences forment une architecture sonique singulière, contrastée et équilibrée. Une construction espacée et poétique, où le lyrisme est teinté de délicatesse et de sensibilité, au son comme à l'espace.

La seconde pièce, Early morning melancholia, n'utilise plus d'instruments, mais uniquement des field-recordings et de l'électronique rudimentaires, censés décrire une mélancolie matinale comme son nom l'indique. Plus linéaire et moins contrastée, cette superposition de nappes lisses et continues effleure de près la pesanteur et la gravité de la sensation de mélancolie que l'on peut ressentir suite à une nuit d'insomnie par exemple. Une pièce très calme, presque contemplative, qui a perdu du lyrisme de la pièce précédente pour accéder à l'essence même de l'émotion envisagée, avec son angoissante sérénité et sa triste assurance. Juxtaposition de nappes sonores déjà entendues peut-être, mais rarement dans cette perspective figurative, car Némett tente bel et bien de peindre une émotion par des procédés musicaux nouveaux, mais selon un vieille philosophie romantique qui consiste à associer la musique à un flux d'émotions. Tradition et modernité se croise dans cette musique originale d'une compositrice extérieure à tout mouvement artistique (cf. l'interview publiée sur le site d'another timbre toujours). Si Némett ne s'intéresse plus vraiment à l'agencement sonore de l'espace, elle réussit néanmoins à pleinement déployer les propriétés émotionnelles de sons pourtant communs et rudimentaires.


A pauper's guide to John Cage rassemble donc deux œuvres différentes mais aussi belles et intenses l'une que l'autre, malgré certains aspects parfois abstraits, linéaires ou minimalistes. Une musique toujours profonde et chaleureuse, sensible et émotionnelle, qui croise différentes approches compositionnelles et esthétiques. Différentes démarches qui, à leurs points de jonction et d'interaction, forment une musique puissamment lyrique et profondément riche. Deux pièces vraiment belles, intelligentes et singulières en somme, recommandé!


Tracklist: 01-A pauper's guide to John Cage / 02-Early Morning Melancholia

Stephen Cornford, Patrick Farmer, Sarah Hughes, Kostis Kilymis - No Islands (Another Timbre, 2011)

Dernière publication de cette série consacrée à la postérité de John Cage et de Wandelweiser, No Islands réunit quatre musiciens pour deux improvisations et une pièce de John Cage justement, Four6. Certains des musiciens sont déjà présents sur Droplets, Patrick Farmer aux platines et à l'électronique et Sarah Hughes à la cithare préparée, auxquels s'ajoutent Stephen Cornford au piano amplifié et Kostis Kilymis à l'électronique.

Parlons tout d'abord des deux premières pièces improvisées. Il ne s'agit plus vraiment de l'univers des précédents disques (Droplets, Caisson et Division that could be autonomous but that comprise the whole) très marqués par le réductionnisme et le collectif Wandelweiser. Nous nous retrouvons plutôt face à des improvisations électroacoustiques plus corrosives, marquées par des fréquences électroniques sinusoïdales et/ou ultra-aigues, une absence de silence, malgré des pauses fréquentes des musiciens pris individuellement. Peut-être plus agressif et industriel aussi, le quartet explore des textures sonores froides et métalliques, utilise des mécanismes et des imperfections électriques. Mais la même quiétude et la même sérénité semblent omniprésentes tout au long de cette vingtaine de minutes d'échanges interactifs et de superpositions de strates texturales originales. Le même calme oui, mais avec beaucoup plus de reliefs, de jeux sur le volume et l'intensité, sur les différents timbres et leur opposition tout comme leur point de rencontre où chaque son renforce l'autre, le déploie et l'exacerbe. Car l'écoute entre les quatre musiciens est toujours très attentive, la concentration paraît souvent à son paroxysme et une place est toujours accordée à chacun, à son intervention autant qu'à son absence de production sonore. Une musique très équilibrée en somme, exempte de tensions mais riche de sonorités et de dynamiques variées.

La troisième pièce, Four6,est une partition pour quatre instrumentistes composée par John Cage en 1992, peu de temps avant sa mort. Comme dans la plupart des œuvres tardives du compositeur américain, le hasard ainsi que le « silence » (je le mets entre guillemets car je ne crois pas que Cage s’intéressait réellement au silence à ce moment, j’y reviendrai) prennent une place prépondérante et acquièrent de plus en plus de consistance. Pour cette pièce, Cage s’est contenté d’écrire quatre partitions qui délimitent et divisent chacune trente minutes en douze unités de temps différentes. Pas d’autre indication harmonique, instrumentale ou rythmique, c’est à l’interprète de choisir l’élément sonore qu’il produira durant chacune des douze périodes, une liberté complète est laissée au choix de l’instrument/objet, de l’intensité, de la valeur, etc. La restriction est minimale, et les potentialités qui s’ouvrent touchent à l’infini ; dès lors, on comprend aisément pourquoi cette pièce a tant été jouée par des artistes issus de la musique improvisée. Concernant cette interprétation, la première originalité à noter est l’utilisation surabondante des sons extérieurs : le quartet joue toutes portes ouvertes et laissent les chants d’oiseaux comme les bruits d’avion pénétrer et habiter le lieu d’enregistrement. Je reviens donc sur ce fameux silence, car si le choix d’exploiter l’environnement extérieur m’a paru tellement judicieux et intelligent, c’est dans la mesure où John Cage, à mon avis, s’intéressait bien plus à ce qui pouvait survenir lorsque la musique cessait (nous retournons donc sur le terrain du hasard et de l’aléatoire en fait), bien plus qu’au silence en tant que matériau sonore exploitable en tant que tel, comme pourraient l’utiliser Malfatti ou Pisaro par exemple. A l’intérieur de ce cadre structurel se déploient donc des sons calmes et sereins toujours, moins agressifs que lors des précédentes improvisations, mais aussi plus éparpillés. Les interactions ont du mal à se faire mais lorsque les divisions temporelles le permettent, les dynamiques de chacun se rejoignent et s’assemblent en des points synergiques qui épaississent considérablement l’intensité de la pièce. Une pièce toute en tension, marquée par le hasard et l’attente, la volonté et la contrainte, la nature et la création artistique, cette réalisation de Four6 donne constamment l’impression que les quatre musiciens cherchent à se rejoindre à travers les dédales d’un labyrinthe qu’ils s’approprient progressivement.

Trois pièces qui brouillent les frontières entre la musique écrite et la musique improvisée, faites de tensions et de dynamiques variées. Le timbre est pleinement exploité et travaillé, et les interactions entre chacun des musiciens se déploient à l’intérieur d’un univers plutôt original, entre improvisation électroacoustique, post-réductionnisme et musique aléatoire. Un univers très méditatif, beau et plutôt calme au-delà des emportements corrosifs et industriels surtout présents dans les improvisations.

Tracklist : 01-Improvisation #1 / 02-Improvisation #2 / 03- Four6

Dominic Lash, Patrick Farmer, Sarah Hughes; Eva-Maria Houben, Taylan Susam - Droplets (Another Timbre, 2011)

Droplets, projet apparemment dirigé principalement par Dominic Lash, réunit trois musiciens faisant partie du Set Ensemble pour trois trio et un solo, pour une improvisation et trois interprétations de partitions de musiciens issus du collectif Wandelweiser. Les musiciens sont, donc, Dominic Lash à la contrebasse, Patrick Farmer aux percussions et Sarah Hughes au piano et à la cithare, et les compositeurs sont Taylan Susam et Eva-Maria Houben.

Taylan Susam a écrit 'For Maaike Schoorel' en 2009, et les trois musiciens proposent ici deux versions différentes de cette courte partition, deux versions entre cinq et six minutes. Des sons très calmes et très doux se succèdent les uns les autres, entrecoupés de silences aérés et légers, et reviennent de manière minimaliste bien sûr, mais surtout naturelle et sereine. Des sons étranges, inattendus, souvent bas, qui frottent, soufflent et raclent des surfaces pas vraiment conventionnelles ou attendues. Une matière sonore très bizarre se profile doucement et forme un univers serein et original, un univers méditatif et aéré, profond et intense, malgré le volume toujours très faible de ces interprétations qui ne fait qu'appuyer la sensation de détente et de poésie offerte par cette pièce très délicate. A noter que la seconde réalisation de cette partition du compositeur néerlandais est surement moins répétitive et moins minimaliste, les sons sont toujours aussi étranges, les silences aussi longs, consistants et importants, mais l'absence de répétitions strictes et mécaniques fait quelque peu perdre de la solidité de la première interprétation. Cependant, il y a tout de même des reliefs plus importants qui de leurs côtés consolident un univers plus riche.

La seconde pièce, 'Elusion', est une improvisation entièrement acoustique de vingt minutes réalisée par l'ensemble des trois musiciens. Contrebasse, cithare et percussions se superposent en différentes strates très fines et très sensibles, mais toujours assumées et souvent même assez intenses. Si le silence est moins présent dans cette pièce, et le volume un peu plus fort qu'habituellement, l'influence de Wandelweiser se fait tout de même ressentir dans la puissante quiétude, le calme et l'attention intenses qui caractérisent cette improvisation. Sans parler des répétitions aux aspects mécaniques, ainsi que la préservation lors du mastering des sons/bruits qui faisaient partie intégrante de l'environnement sonore lors de l'enregistrement. Il y a une forme d'équilibre spatial très bien assuré entre la superposition d'un maximum de couches (frottement des peaux, archet sur les cordes basses, exploration timbrale de la cithare) et un silence radical, sans confrontation entre le "plein et le vide" mais dans une forme de continuité interminable où les transitions sont assurées par des improvisations en solo ou en duo. 'Elusion', durant vingt minutes, nous entraîne également dans un univers inouï et hors du commun, caractérisé par un aspect irréel comme dans la plupart des compositions des musiciens de Wandelweiser. Un univers où le temps s'abolit, où le son devient espace et où la composition s'apparente de plus en plus à l'architecture (composition écrite ou improvisée, je n'ai pas l'impression que la distinction ait beaucoup de sens dans les musiques dites réductionnistes). Bref, une très belle improvisation en tout cas.

Venons-en maintenant au principal, car si j'ai beaucoup apprécié 'Elusion', et 'For Maaike Schoorel' dans une moindre mesure, la plus belle pièce de ce disque reste sans aucun doute la magnifique réalisation de 'Nachtstück', une œuvre de 2007 écrite par la compositrice et organiste allemande Eva-Maria Houben. 'Nachtstück' est à l'origine une pièce pour contrebasse seule, mais pour cette réalisation, Dominic Lash et Simon Reynell ont choisi d'enregistrer cette version d'une demi-heure au milieu d'un bois anglais, sous la pluie. La pluie, ainsi que le vent et les feuillages qu'il agite, n'étant jamais interrompus, prennent une importance démesurée et acquièrent une puissance émotionnelle saisissante. A cela s'ajoutent les interventions sporadiques de voitures, d'insectes, d'oiseaux et de ruminants. De son côté, Lash, à l'aide de son archet, explore l'étendue des cordes, chaque registre est déployé sur de courtes notes qui surgissent du silence potentiel, et de la pluie réelle. Des correspondances semblent voir le jour entre les registres et l'intensité, chaque note grave est plus forte, de même que les double-cordes, les aigus se font plus discrets, jusqu'aux harmoniques qui se fondent avec le vent et les feuillages agitées. En tout cas, si l'environnement sonore du bois est déjà apaisant et serein de par lui-même, le contexte environnemental donc, paraît tout à fait adéquat à explorer les propriétés émotives de la contrebasse. Chaque note remue le corps de l'auditeur dans son intégralité, ainsi que de nombreuses émotions et sensations insoupçonnées. Il me semble que c'est la plus belle œuvre que je n'ai jamais entendue composée par un membre du collectif Wandelweiser, mais ce n'est certainement pas du à la partition seulement. Car si l'écriture sait déployer un terrain émotionnel extrêmement riche et chaleureux, singulier, profond et intense, la réalisation extérieure et la virtuosité de Dominic Lash exacerbent toutes les émotions, l'humanité, la poésie et la chaleur contenues potentiellement dans cette partition.

Si l'écoute des deux réalisations de 'For Maaike Schoorel' et de l'improvisation 'Elusion' est parfois ardue et requiert beaucoup d'attention et de disponibilité, la magnifique interprétation de 'Nachtstück' me semble beaucoup plus facile d'accès, y compris aux auditeurs non-habitués aux compositions du collectif Wandelweiser. Le Set Ensemble créé par Dominic Lash déploie en tout cas, tout au long de Droplets, des univers spatiaux et sonores poétiques, délicats, sensibles, singuliers et riches. Mais c'est surtout la longue et fantastique pièce 'Nachtstück', grâce à sa puissance lyrique, dramatique et émotionnelle, qui a retenue mon attention et a réussi à complètement m'envahir, m'habiter et m'envoûter. Recommandé, Droplets me semble être l'album le plus réussi de cette nouvelle série d'albums publiés par Another Timbre sur la postérité de John Cage (et d'ailleurs, Droplets, de par son utilisation radicale du silence, des techniques étendues et de l'environnement sonore extérieur à la représentation, me semble être le plus représentatif de cette postérité du célèbre compositeur américain).

Tracklist: 01-'For Maaike Schoorel' / 02-'Elusion' / 03-'For Maaike Schoorel' / 04-'Nachtstück'