Kui Dong / Larry Polansky / Christian Wolff - Trio (Henceforth, 2012)


Même si Christian Wolff est plus célèbre en tant que compositeur, voici le deuxième disque de musique improvisée qu'il publie cette année - après un mémorable duo avec Keith Rowe. Toujours au piano, Christian Wolff est accompagné dans ce nouveau trio (qui existe tout de même depuis plusieurs années) par deux musiciens également compositeurs: Kui Dong au piano et Larry Polansky aux guitares et à la mandoline. 

Une formation instrumentale plutôt originale de deux pianos et de guitares, une formation de cordes pincées et frappées. Mais également une esthétique originale qui ne provient pas que de l'instrumentation. Car durant ces cinq improvisations, on peut constamment ressentir l'influence des musiques écrites et savantes. Les trois musiciens ne se concentrent pas tellement sur les timbres ou l'interaction, il ne s'agit pas à proprement parler d'improvisation interactive. L'intérêt de ces improvisations réside plutôt dans la gestion et l'équilibre entre des tensions (atonales et arythmiques) et des détentes (harmoniques ou modales et rythmiques). Une gestion savante de cette opposition alliée à une sensibilité permanente aux différentes dynamiques. Il faudrait noter aussi la sensibilité et la virtuosité de chaque musicien qui joue de son instrument avec précision, finesse et subtilité. Une précision et une finesse autant envers l'instrument qu'envers le trio lui-même et l'espace sonore abordé durant ces improvisations.

Ceci-dit, il s'agit tout de même de cinq improvisations qui ne parviennent pas nécessairement à constamment retenir mon attention ou mon intérêt, mais qui ont le mérite d'être originales et d'adopter une démarche esthétique et instrumentale singulière. A écouter par curiosité.

(informations, notes et biographies: http://www.henceforthrecords.com/catalog/trio/)

Masayoshi Urabe - Kampanerura (Utech, 2012)

Nouveau solo du célèbre saxophoniste alto habitué à pleurer et crier dans de vastes espaces désertés: Masayoshi Urabe. Dans cette suite de six pièces dédicacées à un personnage de littérature enfantine (Kampanerura), Masayoshi Urabe adopte une démarche plus narrative justement. Une suite de pièces aux ambiances et aux univers assez variés, et non pas seulement une exploration sonore d'un espace singulier.

Pour commencer, en guise d'introduction, un surprenant riff de guitare, plutôt rock, se répète inlassablement accompagné d'un larsen constant et d'un effet de saturation omniprésent. C'est crade, triste, sombre, noisy, mais l'ambiance est posée, il s'agit d'une musique radicale mais qui se veut plus accessible. Puis la deuxième pièce, plus représentative de la musique d'Urabe, revient au puissant alto. Je ne sais pas où ces pièces ont été enregistrées (les notes indiquent Tokyo sans plus de précision), mais il semblerait qu'Urabe ait encore choisi un vaste lieu, à la réverbération très prononcée. Un hurlement plaintif surgit, résonne, occupe l'espace et se libère du corps d'Urabe, un son qui paraît encore être le corps même de Masayoshi. Sur cette pièce comme sur la cinquième partie, le batteur Teruhisa Nanbu accompagne le saxophoniste d'un jeu percussif et aéré, frappes sèches contre silences, silences remplies par des résonances, des peaux frappées (les cymbales sont presque inexistantes) et des cris, mais aussi par des bribes de paroles et des sons provenant du lieu d'enregistrement.

Mais Kampanerura, c'est aussi et surtout Masayoshi Urabe seul, accompagné d'une multitude d'instruments en plus de son alto monumental. Soit la guitare électrique comme je le disais plus haut, mais aussi des chaînes en métal, des boulons, des appeaux, une flûte, un harmonica. De nombreux silences, auxquels répondent tous ces objets et ces instruments. Des silences qui n'en seront jamais, des silences où résonant les cris plaintifs et lyriques du saxophoniste japonais, ces plaintes tremblantes qui l'ont rendu célèbre et admirable. Masayoshi Urabe est une des rares personnes à combler l'espace avec autant d'émotions, et ce notamment grâce à une utilisation récurrente de tremolos criards et hurlés, de plaintes pleurées et fragiles, sombres et puissantes.

Si Kampanerura commençait de manière plutôt tendue et saturée, l'album se termine sur une touche plutôt calme, aérée et détendue. La dernière partie commence avec un magnifique solo de flûte réverbérée à laquelle se mélange la voix endormie et plaintive de Masayoshi Urabe. Nous pouvons retourner à nos occupations, le saxophoniste japonais à terminer son voyage, il faut retourner au monde réel et quitter l'univers torturé et fortement chargé en émotions de Masayoshi Urabe. Conclusion: outre l'aspect plus narratif qu'auparavant, Kampanerura n'apporte pas grand chose de plus que d'habitude, mais toute la force, le lyrisme, l'intensité et la puissance de Masayoshi sont toujours conservés pour notre plus grand bonheur. Recommandé!

(informations & extraits: http://www.utechrecords.com/)

Kevin Drumm - Relief (MEGO, 2012)

Il y a maintenant dix ans, les éditions Mego publiaient déjà Sheer Hellish Miasma, qui reste à ce jour mon disque préféré de Kevin Drumm. Ce dernier revient aujourd'hui à la charge sur le même label avec Relief, une pièce de 36 minutes éditée en vinyle et en version digitale.

Certains se rappelleront certainement de Consume Red par Ground Zero, un disque de noise furieuse, hypnotique, fondée sur un crescendo terrifiant et interminable ainsi que sur une ritournelle obsédante tirée d'un enregistrement du shamane coréen Kim Suk Chul. Sur Relief, Kevin Drumm ne prend pas la peine de faire monter la pression, l'assaut commence dès les premières minutes et l'intensité restera la même tout au long de la pièce. Mais comme sur l'album de Ground Zero, une mélodie obsédante et fantomatique sera constamment présente. Une mélodie immuable, interminable, hypnotique. Sur laquelle Kevin Drumm balance un feu d'artifice de fréquences en tout genre. Bruits blancs, roses, sinusoïdes, ondes triangulaires, un mur terrifiant et immense se dresse sur cette mélodie. Un mur incassable, une forteresse bruitiste, à laquelle seule notre mélodie semble résister. Une mélodie qui ne bougera pas et ne sera pas intimidée. Contrairement à l'auditeur qui peut facilement succomber à ce mur d'une densité et d'une puissance infernales. Vous imaginez une explosion de plus de trente minutes, comme un tonnerre qui ne cesserait pas. Tout est fait pour repousser l'auditeur, pour le décourager, sauf ces trois courtes notes littéralement envoutantes. Trois notes qui obsèdent, qui envoutent, qui nous maintiennent magiquement en place malgré la torture infligée par un mur de bruit d'une intensité certainement trop éprouvante pour beaucoup. Car le mur est construit sur de courtes fréquences en tout genre qui se superposent, qui éclatent, disparaissent, reviennent, s'emmêlent, s'agitent, des fréquences qui font augmenter une pression qui en est déjà au maximum de sa puissance. Un fracas sonore constant et éprouvant, mais aussi créatif et virtuose.

Relief est certes violent et éprouvant. Mais il y a comme un aspect dramatique qui nous retient, toujours grâce au côté hypnotique du sample mélodique. Qui nous force à admirer cet assaut sonore comme une musique à part entière, qui nous pousse à ressentir le bruit blanc avec nos émotions et non avec notre corps. Je ne sais pas, peut-être le relief en question est-il celui donné par l'opposition entre le bruit et les notes, entre la noise et la mélodie, une opposition qui donne une profondeur dialectique et musicale à cette pièce unique et obsédante, dense et extrêmement forte. Recommandé.

AMM - Two London Concerts (Matchless, 2012)

AMM, réduit aujourd'hui au duo John Tilbury (piano) et Eddie Prévost (percussions): groupe phare de l'improvisation anglaise, et plus largement de l'improvisation libre européenne. Bien sûr, il y a eu du changement depuis le départ de Keith Rowe, mais à chaque sortie, on en attend encore beaucoup de ce groupe - qu'il soit réduit à ce duo ou accompagné de grands musiciens comme John Butcher.

Et une fois de plus, AMM ne déçoit pas. En deux improvisations enregistrées en live, le duo Tilbury/Prévost propose deux pièces uniques et singulières. Tout commence avec un gros cluster répété après de longues résonances telles que Tilbury sait les affectionner. Très vite, Prévost sort l'archet, et le glisse sur ses cymbales et ses gongs - un archet qu'il ne quittera presque jamais durant ces 70 minutes de musique. Tout du long, on entendra souvent des phrases répétées aux allures feldmaniennes, phrases sans début ni fin qui ne seront jamais résolues, ainsi que de longues harmoniques éthérées et lisses provenant aussi bien de cordes, de peaux, que de cymbales et de gongs.

De son côté, Tilbury peut jouer sur des clusters qui mettent principalement en avant les timbres du piano, mais il peut tout aussi bien répéter à l'envie des accords harmonieux ou légèrement dissonants et se soucier des couleurs tonales de son instrument, tout en accordant toujours une place primordiale au silence d'une part, mais surtout aux harmoniques qui émergent des résonances. Car avec Tilbury, quand le marteau frappe la corde, il n'est là que pour la percuter, il lui laisse ensuite le temps de se développer d'elle-même dans la caisse de résonance puis dans la salle.

Il n'y a pas réellement de relation de réactivité entre les interventions de chaque musicien, même s'il y a bien une phénomène d'écoute et d'interaction omniprésent, ce n'est pas dans le sens d'une réactivité par analogie ou par empathie. Chacun des musiciens avance sur sa propre voie qu'il ne détourne jamais au profit d'imiter ou de se confondre avec celle de l'autre. Il y a bien deux couleurs différentes, deux individualités, et un espace de représentation surtout. Chacun interagit plus avec l'espace qu'avec son partenaire, et il s'ensuit une osmose quand même, malgré les différences de couleurs entre chacun. D'où certainement l'importance accordée au silence et aux résonances de chacun, car c'est dans l'habitation sonore de cet espace que les musiciens se rejoignent le plus et parviennent à produire une musique intimiste et sensible, fusionnelle - tout en se démarquant constamment l'un de l'autre.

Une musique calme et lisse, minimaliste et riche en couleurs. AMM investit un espace sonore pour le transformer via une méthode d'improvisation singulière en un espace intime et poétique, d'une précision et d'une sensibilité exceptionnelles. Recommandé.

Sebastien Lexer & Christoph Schiller - Luftwurzeln (Matchless, 2012)

Luftwurzeln est une pièce de musique improvisée pour un duo de cordes: cordes frappées, frottées, pincées, préparées, caressées, triturées, saccagées, manipulées, écrasées. Un duo qui regroupe Sebastien Lexer au piano+ et Christoph Schiller à l'épinette. Au total, 137 touches. Soit un nombre incalculable de cordes (tout dépend si l'épinette de Schiller comporte une, deux ou trois cordes par note, le piano en comportant généralement environ 3 par touche) - et donc autant de possibilités sonores offertes aux deux explorateurs de cordes.

Et le duo Lexer/Schiller s'en donne à cœur joie. Chacun utilise tout au long de ces quarante minutes les possibilités offertes traditionnellement par son instrument, explore les différents modes de jeux, les différentes résonances, les pédales, et l'interaction entre les deux instruments qui ont souvent tendance à devenir indissociables l'un de l'autre. Mais chacun va encore plus loin en utilisant de nombreuses préparations: cordes frottées par des fils, moteurs actionnés dans la caisse de résonance à même les cordes, bois tapé et percuté, etc, cordes étouffées ou modifiées par différents matériaux. Et les timbres produits ici ont quelque chose d'onirique, d'inédit souvent même, chacun fait vraiment preuve de créativité et l'interaction est très intime.

Pour décrire plus formellement cette musique, et c'est là où je suis le moins convaincu, disons qu'il s'agit d'une longue pièce plutôt linéaire qui progresse par micro-évènements et micro-évolutions. Une musique plutôt lente et calme, très lisse, qui laisse une grande place aux silences et à des résonances spectrales. Je n'ai rien contre cette forme, mais je trouve seulement qu'ici, Luftwurzeln manque de relief, ou de profondeur. Même si la connexion entre les deux musiciens est sensible et intime, seuls quelques moments paraissent vraiment intenses et puissants (mais quelle puissance quand ils atteignent ces séquences!).

Une improvisation certes très aventureuse et créative, mais qui parvient difficilement à m'accrocher dans son intégralité. Une pièce trop lisse et stagnante par moments malgré ses trouvailles sonores pourtant saisissantes la plupart du temps. Je reste mitigé...

John Butcher / Guillaume Viltard / Eddie Prévost - All But (Matchless, 2012)

Deuxième volume de la série de concerts intitulée "Meetings with remarkable saxophonists" qui fait suite au trio Evan Parker/John Edwards/Eddie Prévost, All But réunit cette fois John Butcher (saxophones ténor et soprano), Guillaume Viltard (contrebasse) et Eddie Prévost toujours (batterie).

Si c'est la première fois que Guillaume Viltard (contrebassiste français qui réside dorénavant en Angleterre) est présent aux côtés de Prévost sur un disque, John Butcher en est déjà à sa quatrième collaboration enregistrée avec le batteur londonien (après un duo et deux invitations aux côtés d'AMM). Je ne sais pas ce que donne ce duo Butcher/Prévost, mais le trio Butcher/Viltard/Prévost ne ressemble pas aux interventions du saxophoniste au sein d'AMM. Ici, maintenant, il s'agit de fêter les retrouvailles dans une atmosphère rythmée, énergique et forte, dans une ambiance free jazz et musique improvisée en somme. Pas de cymbales et de peaux frottées à l'archet, pas de longues harmoniques et de notes étendues à l'infini, mais des phrases courtes, rythmées, virulentes, où les techniques étendues desservent avant tout l'énergie - aussi bien aux saxophones qu'à la contrebasse. Quant à la batterie, Prévost utilise un kit traditionnel pour un jeu rythmé et dynamique en interaction étroite avec Butcher et Viltard.

Une démarche somme toute assez classique. Mais pour un résultat puissant. Le dialogue établi entre les trois musiciens est hautement réactif et interactif; ils savent chacun jouer sur de multiples dynamiques, tout en faisant preuve d'une intensité constante - que la dynamique soit faible ou forte. C'est avant tout énergique, très énergique et puissant. Les trois musiciens ne se fatiguent jamais et redoublent constamment de créativité, tout en s'intégrant aux codes esthétiques du free jazz: pizzicato surmené, rythmiques tourmentées et énergiques, infatigables, phrasés ternaires mélangés à des techniques étendues pour un cri constant au saxophone - tout est là pour une excellente session de musique improvisée! Quel bonheur de se voir transmettre une telle énergie, sans compter sur le bonheur de ces retrouvailles. Car Prévost semble vraiment heureux de retrouver son collaborateur saxophoniste, au moins tout autant que Viltard qui s'intègre à merveille à ce duo de virtuoses monstrueux d'inventivité et de réactivité.

Une démarche peut-être banale pour des oreilles averties, mais l'énergie présente est plutôt exceptionnelle. Une énergie qui ne nous quitte pas une seconde sans jamais lasser. Un trio extrêmement puissant et passionnant qui nous dessert une musique organique et intense. Recommandé!

(informations: http://www.matchlessrecordings.com/node/408)
Peter Blamey - Forage (Avant Whatever, 2012)

Forage est par excellence une œuvre de reconstruction, une œuvre post-industrielle, ou post-numérique devrait-on peut-être dire maintenant, basée sur un réseau de câbles et d'ordinateurs défaillants. Avec un ingénieux système de feedbacks, Peter Blamey construit sa musique et organise les bruits à partir de parasites digitaux et électriques. Un deleuzien dirait certainement qu'il fonde ainsi un espace interstitiel, ou encore une transversalité dans l'espace schizophrénique du capital. Car Blamey réinvestit les fantômes de la technologie fondée par le capital pour en faire un musique hors du capital. Une musique libre qui ne répond à aucune norme esthétique et commerciale. Une musique faite de crépitements abrasifs incessants, de ruptures fracassantes, du bruitisme énergique et puissant, intense et fort en somme. Un fourmillement de crépitements en tout genre, de larsens, de parasites et de boucles défaillantes. Peter Blamey construit à partir des matériaux exclus, cachés ou supprimés. Une musique basée sur un matériau fantôme et ignoré: toutes les imperfections et les spectres des nouvelles technologies. Et la construction sonore présentée ici est dure, violente, agressive. Peter Blamey ne rigole pas mais rage. Et c'est cette rage qu'on souhaite entendre plus souvent, cette rage inventive, et cette énergie qui manque souvent dans la noise, et dont on se délecte quand on les trouve.

(informations & extraits: http://www.avantwhatever.com/?p=941)

d'incise - are fishes nihilists? (kaon, 2012)

are fishes nihilists? (sous-titré: all this is not realistic) appartient à une série de disques conceptuelle publiés par le label kaon. Tous les deux mois, un artiste est invité à interpréter une série de phonographies de la rivière Taurion enregistrées par Cédric Peyronnet. Se sont déjà illustrés dans cette série Frans de Waard, Francisco Lopez, Dale Lloyd, Simon Whetham et beaucoup d'autres. Dès le titre du disque, puis dans le texte qui l'accompagne, la démarche de d'incise est claire: il ne s'agit pas d'une interprétation réaliste de cette rivière, ni d'une musique évocatrice ou figurative. d'incise s'intéresse avant tout au son lui-même ici, et la construction sonore qu'il fait de ces enregistrements est axée sur des paramètres sonores abstraits. d'incise s'occupent des fréquences extrêmes, les étire, les amplifie, et les modifie pour créer des sonorités aux couleurs électroacoustiques. Une exploration des propriétés purement sonores du matériau récolté par Peyronnet pour une interprétation personnelle et sensible de cette rivière désormais abstraite (au sens premier) de la réalité. En 23 minutes, d'incise construit une pièce plutôt linéaire, utilisant peu de couches sonores pour une clarté maximale. Un voyage au pays de la figuration abstraite ou une immersion sonore totale, le résultat est entre les deux, car quelques insectes et bruits naturels survivent à la tentative d'abstraction sonore pour un résultat intime, singulier, et créatif.

(informations: http://www.kaon.org/records/riviere-d-incise.html)

KASPER T. TOEPLITZ - Perdu (Radical Matters, 2012)

Perdu - sous-titré aussi "mystery bass - solo electric bass" - est un solo de basse à l'origine étrange. Car il s'agit en effet d'un enregistrement retrouvé par Kasper T. Toeplitz dans ses archives, un enregistrement dont l'auteur lui-même ne se souvient plus de l'origine et de la conception, de la date de l'enregistrement, ni de quoique ce soit. Un solo de basse "mystérieux" publié sans retouches ni ajouts, à l'état pur. Cette volonté de publier un album dont on ne saura jamais rien de l'intention qui a primé lors de la composition souligne un point intéressant et polémique: qui doit primer de la forme et du contenu? les émotions ressenties sont-elles subordonnées à la musique elle-même ou au concept à l'origine de la composition? peut-on réellement transmettre musicalement et émotionnellement une intention sans l'aide du discours ou de codes musicaux implicites?

Autant de questions soulevées et simultanément bafouées. Car avec Perdu, on se retrouve avec de la musique à l'état brut. Une musique primitive construite sur une structure aux effets psychoacoustiques violents. Il s'agit tout d'abord d'un long crescendo de 20 minutes environ, un crescendo qui part d'un souffle imperceptible de plusieurs minutes, d'un souffle qui s'amplifie, qui s'électrifie, qui se réverbère jusqu’au bruit blanc quasiment. Le mur se construit petit à petit jusqu'aux limites du supportable, jusqu'aux limites de la basse électrique et de l'ampli, il prend une densité et une richesse surprenantes, puis se décompose et offre un répits d'une vingtaine de minutes encore, où le son s'affaiblit progressivement et lentement, où des nappes presque statiques se séparent petit à petit les unes des autres, avant de repartir de plus belle. Et c'est lors du second climax que nous atteindront les plus hauts sommets du supportable, ou de l'insupportable, peut-être certains n'atteindront d'ailleurs pas ces limites, mais plongeront dans l'insupportable et couperont direct la lecture de ce disque - probable. Pour ceux qui continueront le voyage, c'est une descente aux enfers qui vous attend. Une descente violente, profonde, qui laisse des traces, séquelles, cicatrices. Une descente dans les méandres de la basse électrique, dans les recoins les plus chaotiques de l'électricité, dans un mur de son d'une hauteur et d'une épaisseur saisissantes. Un mur sombre, imposant, organique, qui ne cesse de croître. On croit toujours arriver au bout, mais le mur s'épaissit constamment, le crescendo ne s'arrête pas, cherche les limites de la saturation et du supportable. Une quête du point culminant, du point de non-retour où la musique ne peut plus qu'imploser d'elle-même après son explosion permanente.

Puis STOP. Perdu s'interrompt brusquement, quand la limite a été franchie. Seul un léger larsen, subtil et délicat, subsiste. Une sorte de souffle, la dernière forme de vie qui a survécu à cette attaque sonore massive et puissante. Après la tension insurmontable, la résolution apaisante, le long souffle reposant, "le calme après la tempête". Exactement ce qu'il fallait pour finir cette pièce massive de 70 minutes et panser les blessures auditives et mentales.
Hautement recommandé!

(informations & extraits: http://www.radicalmatters.com/radical.matters.cd.cdr.catalogue.asp?tp=1&c=453)

The Luzern-Chicago Connection - Live at Jazzfestival Willisau (Veto, 2012)

Six musiciens: trois états-uniens et trois suisses. A l'occasion du Jazzfestival Williasau et dans le cadre d'un jumelage entre les villes de Lucerne et de Chicago, Isa Wiss (voix), Jeb Bishop (trombone), Hans-Peter Pfammater (piano), Marc Unternährer (tuba), Jason Roebke (contrebasse) et Frank Rosaly (batterie) ont pu se rencontrer pour un enregistrement live de près d'une heure.

Il s'agit de sept pièces écrites à chaque fois par un musicien différent. Sept pièces où se succèdent avec équilibre compositions et improvisations, où une écriture bop fait suite à une écriture jazz moderne, où les soli de swing font place à des improvisations libres collectives, entre une musique inspirée des fanfares, un swing nostalgique et une composition polyphonique ou polyrythmique complexe. Mais ne vous y trompez pas, il ne s'agit nullement d'un collage surréaliste ou d'une superposition improbable de genres et d'esthétiques, la même énergie traverse ces sept pièces, ainsi que la même joie de se réunir et de collaborer. Il y a une unité et une cohérence qui traversent ce concert: l'unité d'une interaction et d'une intimité sensibles, mais aussi l'unité d'une volonté commune de création et de renouvellement.

Dans l'ensemble c'est très jazz, le swing et les phrasés ternaires sont omniprésents, mais les structures sont modifiées au profit de breaks d'improvisation libre où techniques étendues, phrases atonales et arythmiques arrivent en profusion, ou encore au profit de ponts écrits d'une manière originale, entre la fanfare, le sound-painting, le minimalisme, et la musique populaire. Oui, c'est un album éclectique, l'ambiance joyeuse et énergique est toujours là, mais les procédés d'écriture comme l'opposition entre composition et improvisation sont constamment renouvelés. Un sextet à la recherche permanente de la forme adéquate et parfaite. Mais cette forme n'existe pas, la perfection semblant être un renouvellement permanent des formes nouvelles et anciennes.

Certes, ce n'est pas la première fois qu'on tente de mélanger des formes anciennes à des formes avant-gardistes et/ou expérimentales, mais la virtuosité et l'énergie de chacun des musiciens font tout de même de cet album un disque vraiment plaisant et agréable, un disque plein de joie et d'humanité, qui ravira certainement les amateurs de free jazz plus classique et les fans de jazz moderne. 

tim olive duos



Tim Olive/Alfredo Costa Monteiro – 33 bays (845 Audio, 2012)

Premier enregistrement du label japonais 845 Audio, 33 bays réunit deux pièces enregistrées en studio à l’occasion d’une tournée japonaise de Tim Olive (où il réside désormais) et d’Alfredo Costa Monteiro. Le premier utilise une guitare électrique à une corde, et le second un dispositif d’objets électro-acoustiques. Le même dispositif peut-être que celui utilisé sur le dernier enregistrement du duo Cremaster (en compagnie de Ferran Fages), car les textures explorées tout au long de ces deux pièces y ressemblent étrangement. Tim Olive et ACM sculptent la matière sonore dans son vif, le métal transformé en électricité résonne dans l’espace neutre du studio, les cordes deviennent percussions industrielles, les imperfections électriques et électroniques se métamorphosent en matière sonore à composer et à structurer, en matière de sculpture. Des textures variées, qui peuvent être très fortes, calmes, contemplatives, granuleuses, lisses, planes, profondes, en dents de scie. Graduellement et progressivement, on passe d’une matière sonore à une autre sans rupture, on passe d’une intensité et d’une densité à une autre de manière linéaire. Il ne faut rien brusquer, mais le son est en mouvement constant selon une structure narrative qui lui est propre. Comme si le son racontait son histoire de manière autonome.

33 bays est un album aux textures abrasives souvent, un album sombre qui ne rigole pas et raconte une histoire crue. Mais c’est surtout la facilité avec laquelle on passe d’une texture à une autre, la manière lisse et respectueuse de passer d’une couleur à une autre, qui m’ont le plus émerveillé. Deux pièces hautes en reliefs, qui tiennent l’auditeur en haleine grâce à son aspect narratif tout en utilisant des sonorités extrêmement abstraites. Deux pièces où chaque idée est explorée le temps qu’il faut, où on prend le temps de s’immerger dans le son, de l’explorer en profondeur dans toute son intimité. A nouveau, ACM révèle son génie et sa sensibilité à sculpter la matière sonore, et cette collaboration avec Tim Olive ne fait qu’enrichir les possibilités sonores à explorer et la matière sonore à construire. On ne peut que souhaiter une suite à cette collaboration.

(je n'ai pas encore pris le temps de l'écouter, mais un premier enregistrement de ce duo avait déjà été publié en version digitale gratuite à cette adresse: http://zeromoon.com/releases/alfredo-costa-monteiro-tim-olive-a-theory-of-possible-utterance-zero125/ )



Kikuchi Yukinori + Tim Olive – base material (TestToneMusic, 2012)


Deuxième enregistrement du duo Kikuchi Yukinori/Tim Olive, base material regroupe huit pièces assez courtes pour un total d’environ trente minutes de musique. La musique de ce duo semble s’intéresser principalement aux ambiances, et chacune des pièces forme huit univers électroacoustiques divers. A l’aide de micro-contacts de guitare électrique, d’électronique analogique et d’ordinateurs, le duo produit des univers sonores sombres et ambient, souvent linéaires et proches de certaines formes de drone. Il y a quelque trouvailles ou ambiances réussies ou intéressantes, mais dans l’ensemble, les pièces sont trop courtes et pas assez explorées pour se faire une idée précise de la musique proposée. Ce n’est pas mauvais, mais les idées ne sont malheureusement pas assez développées pour laisser le temps aux auditeurs de s’immerger dans les univers sonores produits tout au long de ces huit morceaux. Même si j’ai pas mal apprécié les couleurs et les univers proposés – assez originaux et singuliers pour la plupart -, le manque de développement enlève tout de même toute l’intensité de ces univers qui paraissent alors manquer de profondeur.

(quelques pistes sont en écoute ici: http://testtonemusic.bandcamp.com/album/base-material-digest)

heddy boubaker solo & duo

Dale Gorfinkel & Heddy Boubaker - out ear/in head (autoproduit, 2012)

Voilà quelques temps que je ne vous avais pas parlé d'Heddy Boubaker, un musicien français que j'apprécie pourtant beaucoup. Comme certains d'entre vous le savent certainement déjà, ce dernier a remplacé ses saxophones par la basse électrique et les synthétiseurs modulaires depuis maintenant presque deux ans. Il est donc temps de ss'intéresser à ses nouvelles pratiques.

Sur out ear/in head, Heddy Boubaker  (au synthétiseur modulaire analogique) est accompagné par Dale Gorfinkel (trompette préparée et sculpture sonore) - un musicien australien que j'avais déjà énormément aimé dans le West Head Project. De l'improvisation libre en trois opus donc, improvisations basées sur des textures abrasives et simples où les instruments parviennent de manière presque magique à s'entremêler de manière indistincte - et cela contre toute attente. Un jeu de textures longues, étirées et lisses, plus minimalistes qu'auparavant (pour Heddy Boubaker en tout cas). Heddy Boubaker et Dale Gorfinkel ne misent pas sur la richesse et la densité des timbres et du son, mais plutôt sur une intensité et une puissance provenant d'une interaction symbiotique. Car la connexion entre les deux musiciens est profonde et il s'ensuit une musique organique où chacun est fonction du son, du dialogue, du tout. Un dialogue global et interactif où Dale Gorfinkel ne cesse de surprendre par son inventivité, et Heddy Boubaker par sa réactivité.

On peut le dire, il s'agit bien là d'improvisations libres réussies, riches en couleurs et en textures, où réactivité, interaction, sensibilité et créativité battent leur plein pour une musique organique et abstraite, dense et riche, mais claire pour de l'improvisation aux accents bruitistes.

(out ear/in head n'a pas été édité à proprement parlé et est disponible en écoute et en téléchargement gratuit sur bandcamp, à cette adresse: http://heddyboubaker.bandcamp.com/album/out-ear-in-head)

Heddy Boubaker - x (amp,2012)

Avec ce solo, c'est un des tournants les plus brusques qu'Heddy Boubaker ait pris. Tout d'abord, il ne s'agit plus du même instrument (synthétiseur modulaire analogique à la place des saxophones alto et basse). Mais surtout, l'improvisation laisse une grande place à la composition (Heddy Boubaker lui-même parle de "comprovisation"). Car toutes ces pièces sont clairement structurées en une superposition de strates sonores et de boucles qui perdurent, s'enchevêtrent ou se succèdent. Là aussi, les textures sont générées par un synthétiseur analogique, elles sont riches tout en étant claires, assez simples dans une couleur qui pourra faire penser aux premières expérimentations de Pauline Oliveros sur ce même instrument. Cinq pièces assez faciles d'écoute donc, où les boucles produisent souvent une pulsation envoutante et absorbante. Les structures jouent sur les reliefs et les intensités, mais également sur l'opposition tension/résolution qui parvient également à tenir l'auditeur en haleine. On peut tout aussi bien ressentir un manque de maturité et d'originalité (par rapport à l'utilisation de cet instrument) qu'un travail de recherche et une forme de joie (de la découverte du synthé) qui ne sont pas sans rendre ces pièces agréables, drôles, voire intenses quand elles se rapprochent le plus de la noise, avec ses textures puissantes, riches et corrosives.

informations, écoute & téléchargement (gratuit toujours): http://www.amp-recs.com/amp/amp119.html

creative sources

Barry Weisblat/Alfredo Costa Monteiro/Ernesto Rodrigues - Diafon (Creatives Sources, 2005)

C'était il y a sept ans quand même. Depuis, on n'a pas trop entendu parler de Weisblat (ici à l'électronique), mais Alfredo (platines) et Ernesto (violon alto, micro-contacts et objets) ne se sont pas arrêtés. Au contraire. Sur Diafon, ils nous emmenaient tous les trois le long d'une courte piste de 35 minutes. Une piste aride, abrasive, et onirique. Monteiro et Rodrigues jouent beaucoup avec les micro-contacts, le son est avant tout d'origine physique, ça gratte, ça frotte, ça crépite, le son est matière. L'alto est traité de la même manière, ses brèves incursions ne sont jamais des notes, mais la sonorisation et l'amplification de sa matière, la percussion du bois ou le frottement dur et sec des cordes. Une musique rendue encore plus abstraite et aride par l'accompagnement de Barry Weisblat, lequel surenchère avec des bruits blancs légers, harsh subtil qui se fond dans la matière sonore. L'utilisation systématique et abondante de platines sans disque relève également de cette volonté de créer du son avec la matière seule. De confondre le son et la matière. Que le bruit devienne véritablement physique, et qu'il le devienne avec sa source. Le trio sculpte le son et l'espace sonore avant tout. Les notions de rythme, de pulsation, d'harmonie, de dynamique, etc. n'ont pas cours ici. Il ne s'agit que de son, de timbre et de texture. Des textures agencées avec sensibilité et délicatesse, avec virtuosité et créativité. Un exercice de réduction de la musique à sa plus pure dimension sonore? Pas tout à fait, car le temps, et son étirement en une longue nappe sans fin ni début, est toujours là. Dimension incontournable de l'art sonore, la temporalité est ici lisse et sous-jacente, subtile et discrète, un long fil ténu qui s'étire durant 35 minutes avant de craquer imperceptiblement et brutalement. Fin? Pas tout à fait non plus, car Diafon demande à être réécouté, à être rejoué pour en saisir à chaque de nouvelles subtilités, et surtout, pour maintenir le plaisir de s'immerger dans cet univers sonore. Recommandé.

Harold Rubin/Alexander Frangenheim - Suite (Creative Sources, 2012)

Duo contrebasse/clarinette avec la participation du bassiste électrique Mark Smulian sur trois pistes, Suite est une collection de douze improvisations énergiques et instrumentales. Une suite de pièces libres aux accents lyriques par moments, centrées sur le rythme à d'autres moments, et souvent axées sur l'interaction, la réactivité et la dynamique. Les aigus se répondent de la clarinette criarde de Rubin aux harmoniques de Frangenheim, l'énergie omniprésente se transmet de l'un à l'autre musicien, les phrases aux dynamiques similaires s'entremêlent tout en conservant leurs caractéristiques sonores. Un dialogue énergique, nerveux et réactif. Un dialogue merveilleusement enrichi par la basse électrique de Smulian qui nous apporte une fraîcheur instrumentale inédite (je ne crois pas avoir déjà entendu un trio clarinette/contrebasse/basse électrique...). Des idées de dynamique, d'intensité et de pulsation voient le jour, sans jamais être étouffées par des lois et des consignes trop pesantes. Rubin et Frangenheim mises l'improvisation l'interaction et la spontanéité, sans pour autant refuser les idiomes. Une suite plutôt plaisante en somme, qui n'a pas grand chose de neuf à apporter, mais qui se laisse facilement entendre pour le talent et la virtuosité de ces musiciens méconnus.

Roberto Fega - Daily Visions (Creative Sources, 2012)

Si une chose est sûre, c'est l'engagement politique de Fega, qui dédicace ces daily visions à "tous les antagonismes politiques, culturels et artistiques de ce monde", les ornent de photographies d'émeutes et de manifestations, et entrecoupent ses compositions d'enregistrements sonores d'émeutes et de revendications sociales diverses. Ce qui est moins sûr, c'est ce que fait cet album sur le catalogue d'Ernesto Rodrigues... Car c'est bien la première fois que j'entends de la musique électronique composée, aux tonalités souvent dub et trip-hop, sur Creative Sources. Mais passons, je ferais mieux de me réjouir de la sortie d'un aussi bon disque plutôt que d'interroger sa place dans tel ou tel catalogue. Car Daily Visions est vraiment bon. Une musique facile d'écoute, intelligente et originale, composée avec précision et beaucoup de personnalité. Sur des boucles, des samples et des compositions électroniques pour ordinateur, Roberto Fega invite de nombreux musiciens à contribuer ici et là à un mélange détonant de musique électronique et acoustique, entre composition et improvisation idiomatique: Jennifer Scappettone, Marcello Sambati et Cecilia Panichelli à la voix, Francesco Lo Cascio au vibraphone, l'excellente trompettiste Ersilia Prosperi, Mario Camporeale à la guitare acoustique, Matteo Bennici à la contrebasse et enfin, Ludovica Valori à l'accordéon. L'instrumentation est riche mais parfaite pour une petite heure d'electro-jazz aux teintes expérimentales faites de textures osées, où se croisent diverses influences et méthodes de compositions, qui vont du spoken word au sampling, en passant par les soli modaux. Un album vraiment singulier et original, riche, dense, propre absorbant. Recommandé!
Roberto Fega "Daily Visions ReMix" bonus video track from roberto fega on Vimeo.