Opcion - MONOS/UND

Hormis une brève apparition sur The Striggles et un album sorti il y a près de vingt ans sur un label fameux spécialisé en hardcore/speedcore (sous le nom de Ab-Hinc), je n'ai pas entendu grand chose de Opcion, une sorte de monstre de la musique électronique, dans ses tendances abstract, down tempo et broken beat. Ce dernier sort très peu de disques, à peine plus de trois en vingt ans en fait, et MONOS/UND est le premier sous son nouveau pseudonyme.

La première face de ce disque réunit trois pièces composées par Opcion, trois pièces magistrales et jouissives. Ambiences et nappes très sombres, bruit atmosphérique, et rythmiques très lentes se superposent pour former trois voyages en pays noirs et lourds. Les nappes sont envoutantes, les basses sont profondes et fracassantes, les rythmiques sont épurées et ralenties, la noise est éthérée et malsaine : une recette originale pour une musique percutante, abrasive et (lentement) dansante. Opcion réunit des samples percussifs simples et ralentis, des créations bruitiste et ambiant, lourdes et atmosphériques, pour une suite de "broken noises" et d'ambiances sombres.

La deuxième face est déjà moins percutante et réunit trois duos avec Maja Osojnik, Bernhard Loibner et Kurt Bauer. On quitte radicalement les paysages down tempo et dark ambient de la première face pour nous plonger dans un univers beaucoup plus marqué par l'expérimentation, l'abstraction et l'improvisation. Les trois collaborations sont beaucoup plus marquées par l'exploration sonore de fréquences extrêmes et/ou abrasives, par le composition et la création de matériaux électroacoustiques, sans se soucier ici de rythmes et de boucles. Il s'agit là d'une suite de pièces électroacoustiques variées composées à partir de samples percutants parfois, ou de nappes atmosphériques sombres, d'explorations électriques abrasives et saturées, avec des hauts et des bas, mais au final assez bien composée.

Mais le plus important pour moi reste surtout cette première face qui pourrait être à la musique électronique ce que le sludge ou le doom sont au métal, une version lente, épurée, intense, puissante et lourde de l'électro.


OPCION - MONOS/UND (LP, God Records, 2015) : http://www.godrec.com/god32.html


Peter Ablinger - Voices and Piano (Nicolas Hodges)

Les rapports entre la voix et la musique ont longtemps été problématiques. Au sein de la liturgie, dans les  confrontations entre l'opéra français et italien, puis allemand, chez Scelsi et Berio, entre la primauté des notes dans le scat ou du texte dans le rap, chaque musicien semble devoir se positionner quant à l'importance accordée à la musicalité, au sens, à l'oralité ou au texte dans la musique. La voix est peut-être l'instrument le plus primitif et archaïque, il n'en reste pas moins le plus problématique et il continue toujours d'interroger.

Je n'ai jamais été attiré par les œuvres vocales et je me sens assez loin de ces problématiques. Peut-être que les réponses sont souvent trop tranchées, trop grosses, pour être intéressantes ? Peut-être que les musiciens mettent trop souvent en avant un aspect du problème, au lieu de se concentrer sur toutes les possibilités offertes ? En tous cas, c'est ce qui me plaît dans Voices and Piano de Peter Ablinger qui, à l'instar d'Alessandro Bosetti, explore une zone confuse et riche où s'entremêlent langage, oralité, musicalité, mélodie, rythme, technologie, instruments, composition, et dialogue.
Voices and Piano est un cycle de compositions entamé il y a plusieurs années par Peter Ablinger avec l'aide de l'ingénieur Thomas Musil. Ce dernier a conçu un programme pour analyser le spectre d'enregistrements de discours choisis par Ablinger, spectres utilisés ensuite pour composer une partie au piano qui se superpose à la diffusion des enregistrements. Sur ce dernier disque publié il y a quelques mois sur God, on retrouve ainsi plusieurs enregistrements où des artistes parlent : le pianiste Cecil Taylor, le compositeur Josef Matthias Hauer, l'actrice Mila Haugova, la poète Kati Outinen, et les peintres Agnes Martin et Roman Opalka, accompagnés par Nicolas Hodge au piano (live).

Selon leur rythme, leur timbre, leur qualité sonore, selon les bruits qui parcourent ces enregistrements, mais aussi selon le rapport et l'imaginaire que Peter Ablinger entretient avec les artistes sélectionnés, le compositeur autrichien composent différentes voix au piano qui sont là pour sortir ces enregistrements de l'oralité, pour en évacuer le sens au profit de la mélodie, tout en les laissant intact. Ainsi le sens est toujours présent, il n'est pas caché, de même que la voix, les enregistrements sont intacts. Ils sont "seulement" accompagnés par un mystérieux piano qui les soutient. Une voix (celle du piano) qui ne résonne pas mais qui appuie le discours de manière souvent percussive, de manière syllabique en fait. Cette voix instrumentale donne à entendre la voix originale d'une autre manière. Elle donne à entendre la musicalité et la mélodie qui lui est propre, aucun doute là-dessus.

Mais elle ne la donne pas à entendre de manière aussi machinale qu'Alessandro Bosetti par exemple. Ce qu'elle donne à entendre est plus intime. Le piano n'est pas vraiment la transcription mélodique des dialogues, il est plutôt la transcription phénoménologique de l'écoute du compositeur. Ce qui ressort de ces pièces est tout autant la musique propre à ces voix que l'imaginaire et l'expérience (l'écoute) du compositeur. Au-delà de la mélodie et de la mise en musique, Ablinger compose avec son imaginaire, avec sa mémoire, son écoute, ses liens affectifs et esthétiques avec les artistes sélectionnés, et c'est ce qui rend ces compositions si fortes.

Dans cette suite de pièces pour enregistrements vocaux et piano, Peter Ablinger traite aussi bien de la réalité musicale et des mélodies objectives (par le biais de l'analyse spectrale) propres à l'oralité, que de son expérience subjective d'écoute et d'associations d'idées. Ainsi, toutes les qualités musicales (mélodiques et rythmiques), phénoménologiques, orales, significatives et textuelles, sont mises à contribution pour ce duo suprenant entre un piano et des enregistrements. Ablinger propose une suite étonnante et innovante de discours musicaux, d'écoutes imaginaires, de mélodies concrètes et de textes mélodiques.



PETER ABLINGER - Voices and Piano (LP, God Records, 2016) : http://www.godrec.com/god34.html



Oren Ambarchi, Kassel Jaeger, James Rushford - Pale Calling

Que ce soit dit, Pale Calling est peut-être le disque électroacoustique rafraichissant de l'année. Oren Ambarchi, Kassel Jaeger et James Rushford fuient les stéréotypes : pas d'exploration noise des field-recordings, pas de montages et collages électroacoustiques virtuoses, pas de déconstruction sonore ; non c'est tout autre chose que ce trio propose : une musique électroacoustique nouvelle, fraîche, posée, mélodique et onirique. Je trouve ça étonnant qu'on ne parle pas plus de ce disque publié il y a quelques mois, et pourtant, car ce trio vraiment quelque chose hors du commun, il a su composer une musique innovante, poétique, et très bien réalisée.


Des orgues lointains, un harmonica tout droit sorti de Bagdad Café, des enregistrements de terrain obscurs, des voix très discrètes, étouffées et fantomatiques, des rythmiques lentes et épurées, des nappes ambiant moites, des machines qui déraillent discrètement, des ponctuations électroniques improbables. La liste n'est pas exhaustive, j'en oublie sûrement. Les sources techniques, instrumentales et sonores à la base de ces deux pièces sont nombreuses, mais le trio les utilise avec parcimonie, elles sont assemblées en plusieurs niveaux dans un mixage parfait. Rien ne sort du lot, rien n'est étouffé, tout se mélange en une délicate masse sonore composée de différents cycles. Les sources possèdent leur propre rythme et leur propre cycle qui sont superposés pour fabriquer deux pièces au déroulement fluide et progressif, mais inattendu et onirique, irréel et liquide.

Les deux pièces de Pale Calling sont toutes les deux des longues formes fluides, lentes, cycliques, et répétitives. Il y a quelque chose de sombre et d'inévitable, une ambiance un peu pesante et moite qui pourrait faire penser à Bohren & der club of gore, surtout la première pièce avec son orgue spectral et sa basse profonde. Mais la comparaison s'arrête là, car ce trio est incomparable. On peut reconnaître la patte d'Oren Ambarchi éventuellement, cette touche ambiant électroacoustique composée de couches sombres et délicates, mais quant à Rushford et Jaeger, je ne les avais jamais entendu auparavant, donc je ne peux rien en dire.

De toute manière, je ne crois pas que l'important soit de savoir qui fait quoi, et comment, et encore moins de chercher des influences ou des comparaisons, car ce serait passer à côté de ce disque. S'il y a bien une chose qui fait tout son intérêt, c'est son aspect unique et hors du commun. Pale Calling est d'une fraîcheur suprenante, c'est un disque qui pourrait nous bercer pendant des heures, qui peut nous accompagner à tous moments. C'est un disque extrêmement dense techniquement, et d'une simplicité déroutante. Toutes les couches et tous les cycles sont assemblés pour former une musique douce, fine, soyeuse, mélodique. Le trio propose ainsi une sorte de voyage construit comme un rêve, avec sa logique propre, avec son déroulement et ses associations irréels, un voyage beau et déroutant, moite et lumineux, poétique et berçant.


OREN AMBARCHI, KASSEL JAEGER, JAMES RUSHFORD - Pale Calling (LP, Black Truffle, 2016) : http://www.blacktrufflerecords.com/



Reed Evan Rosenberg & Ethan Tripp - Medium Rude

Peut-on encore être créatif en faisant de la noise ? La musique électronique est-elle toujours aussi intense et puissante ? Peut-on vraiment construire une narration musicale basée uniquement sur la tension ? Y a-t-il des phénomènes sonores nouveaux à explorer de manière électrique et analogique ? Autant de questions auxquelles Reed Evan Rosenberg et Ethan Tripp semblent répondre oui. Ils ne le répondent pas d'ailleurs, ils le hurlent, durant une heure de tritutarions électriques low-fi, sur Medium Rude, leur première collaboration à voir le jour sur disque.
Etrangement, à première vue, le matériel sonore employé par ce duo ne paraît pas si exceptionnel : du métal qui crisse, des larsens de guitare et de table, des bourdons électriques, des haut-parleurs défaillants, des radios, des micro-contacts, etc. Qu'est-ce qui fait alors que ce disque paraisse malgré si inhabituel ? Juste la saturation ? Le volume très fort ? Medium Rude est le genre d'album qu'on ne peut pas écouter à faible volume. Ce n'est pas qu'il est conseillé de l'écouter fort, as loud as possible, c'est simplement que, qu'on le veuille ou non, on peut baisser le volume autant qu'on veut, ce disque n'est composé que de fréquences et de sonorités transperçantes. On aura beau baisser, ce sera toujours fort, oppressant, crispant. Et contrairement à de nombreux disques harsh, il n'y a pas d'habituation possible, on ne s'y fait pas, chaque son est toujours pire, toujours plus aigu, toujours plus fort, toujours plus intense, toujours plus crissant, toujours plus grinçant. Le moindre crépitement, le moindre souffle, le moindre craquement est une agression.

Là où c'est fort, c'est que le duo ne joue pas crescendo, il n'augmente pas la masse sonore non plus, le volume est même faible parfois, l'intensité se trouve avant tout dans l'obstination, dans la persévérance. Car Rosenberg et Tripp ne sont pas du genre à assembler une foule de synthés, d'ordinateurs et de tables de mixage. Non ils privilégient des installations simples, composées de débris métalliques et électroniques. Et ils jouent avec comme une araignée avec une proie dans sa toile. Il s'agit de lier, délier, déconstruire, et s'accaparer sa proie, son ressort métallique, sa radio. Il s'agit de jouer avec, et de le faire crier, de faire en sorte que chaque objet devienne la source d'un cri, à l'image des hurlements saturés qui concluent le disque. C'est pour ça que ça peut prendre du temps des fois, le temps de trouver le micro adéquat, le volume, le filtrage et la coloration adéquats, mais aussi la façon (physique, gestuelle) de manipuler la source sonore, et la manière d'apprivoiser l'électricité, de dompter le déraillement et les défaillances.

A certains moments, oui, Medium Rude m'a fait penser à Dystonia duos de Joe Panzner et Greg Stuart, car ce duo semble également composer avec de l'électricité pure. Il y a quelque chose d'épuré, de dégagé de toute contrainte esthétique, formelle, et instrumentale chez ces deux duos. Ils semblent tous les deux vouloir laisser à entendre la transposition de l'électricité en phénomène sonore à l'état pur, sans fioriture, sans effets. Sur Medium Rude, tout est craquement, crépitement, fréquences extrêmes, crissement, bien que l'électricité ne soit pas la seule source sonore. Sur ce disque, on retrouve aussi des bouts de métal, de la voix, une radio, mais le plus important est la façon dont tous ces éléments sont retranscrits en sons après avoir été convertis en signaux électriques.

Après, la comparaison s'arrête là, car Medium Rude propose encore autre chose. Ce duo propose une sorte d'improvisation électroacoustique de l'extrême, une improvisation apocalyptique composée à partir de rien, mais un rien qui devient envahissant, oppressant, majestueux. Une improvisation électroacoustique hors-norme, qui ne ressemble ni à de l'eai, ni à de la noise, ni à de l'improvisation libre. Une musique qui ressemble à celle que pourraient faire deux hommes furieux perdus dans les décombres d'une civilisation anéantie, deux hommes qui n'auraient pas grand chose, mais qui donneraient tout ce qu'ils ont pour faire hurler ce peu.


REED EVAN ROSENBERG  & ETHAN TRIPP - Medium Rude (CD, erstwhile, 2016) : http://www.erstwhilerecords.com/catalog/EA006.html



Lucio Capece - Awareness about

Toujours plus de labels, toujours plus de formats, toujours plus de communication. Les disques prolifèrent, les artistes aussi, y compris dans les musiques expérimentales. Pour ma part, je trouve qu'il y en a trop, vraiment trop, ce n'est pas forcément que tout soit mauvais, mais une bonne partie des disques publiés chaque année passe vite aux oubliettes. Les musiciens ont tendance à enchaîner les projets, les collaborations, les tournées, et tout le monde ne s'investit pas de la même manière dans son travail. Le résultat ? une pléthore de disques convenus et attendus, de répétitions d'une même idée, de variations sur un genre. Contre cette tendance, certains privilégient la qualité sur la quantité, certains travaillent longtemps sur leur idée, sur leur méthode ou sur leur musique avant de la juger véritablement digne d'être publiée. Une étape que beaucoup oublient. Certains, avant de publier le moindre disque, vont se demander si ce dernier va, ou peut au moins, apporter quelque chose. Et c'est le cas de Lucio Capece, un de ces musiciens qui n'est pas tellement prolifique, mais apporte toujours quelque de nouveau et de surprenant, surtout dans son travail en solo. Awareness about en est encore une nouvelle et excellente preuve.
Trois des quatre pièces qui composent ce disque sont consacrés directement à la physicalité du son, et surtout à la sonorité de l'espace et de l'architecture. Les procédés sont variés : Lucio Capece enregistre des mélodies au saxophone qu'il joue et réengistre avec des micros mobiles dans un espace donné, ou bien il utilise ses haut-parleurs volants dans des ballons, haut-parleurs qui diffusent des enregistrements du lieu à un autre moment, auxquels s'ajoute des synthétiseurs, etc. Quand on lit les notes ou les interviews de Capece (disponibles sur le site du label, voir lien ci-dessous), le discours peut paraître technique et conceptuel. On peut s'attendre à quelque chose d'ardu et abstrait. Et pourtant non, bien au contraire.

La musique de Lucio Capece a quelque chose de gracieux et fluide, et la présence constante d'éléments mélodiques (même rudimentaires) n'y est pas pour rien. Si ce dernier s'intéresse à des concepts assez en vogue aujourd'hui, et souvent traités de manière brute, voire absconse parfois, Capece s'y intéresse pour en faire de la musique avant tout. Il trouvera toujours un élément mélodique ou "musical" à tirer et à exploiter des espaces mis en scène. Awareness about est consacré à différents espaces, à différents lieux. Des lieux enregistrés, joués, réenregistrés, rejoués, diffusés, et encore enregistrés, des lieux qui possèdent leurs propres harmoniques réutilisées pour former des mélodies. Il ne s'agit pas d'enregistrements fantomatiques, pas du tout, il s'agit de donner corps, de donner musicalité à ces lieux. De les transformer en œuvre d'art.

Les sonorités propres à chaque espace deviennent la matière première de composition. Et derrière ces compositions se cache un talent génial d'écoute, d'observation, de sélection et d'interprétation. Car les éléments musicaux ne sautent pas aux oreilles, il faut aller les chercher, parfois loin, dans des profondeurs inaudibles, mais Lucio Capece parvient toujours à tirer une leçon sonore et musicale des environnements choisis. Vibrations sonores réverbérés, enregistrements d'un même lieu joués simultanément, harmoniques du lieu interprétées sur instruments, moyens d'enregistrements et de diffusions mobiles et ouverts. C'est tout un édifice musical, majestueux, qui est construit à partir de l'espace et du son. Car Lucio Capece n'utilise pas l'environnement comme une simple matière, il se l'approprie comme un musicien peut s'approprier un instrument, ou plutôt comme un compositeur s'approprie un orchestre.

A partir d'un environnement, de plusieurs environnements, ou du simple son de l'accordéon quand il se déplie sans faire de note, Lucio Capece compose un univers musical unique. Ce qu'il se joue ici, c'est un travail énorme, méthodique et poétique, de fabrication et de composition d'une musique nouvelle, belle, innovante, et profonde. Un travail qui part de matériaux bruts et primaires, mais qui arrive à un résulat colossal, raffiné, où cette matière est transfigurée par le travail de recherche et de composition.


LUCIO CAPECE - Awareness about (CD, another timbre, 2016) : http://anothertimbre.com/capece_awarenessabout.html