Keith Rowe - The Room Extended

Voilà plusieurs années maintenant que Keith Rowe n'avait pas publié un solo enregistré en "studio", depuis 2007 avec The Room  en fait. Entre temps on a pu entendre de nombreuses collaborations (avec Radu Malfatti, Taku Unami, Graham Lambkin, Christian Wolff et John Tilbury pour ne citer que les plus marquantes) et quelques enregistrements live, mais jamais d'enregistrements "studio". J'utilise les guillemets car The Room, tout comme The Room Extended, sont des disques qui n'ont pas été réellement conçus en studio au sens propre du terme, mais au calme, dans la maison de Keith Rowe. Et ce dernier, un coffret de quatre CD qui réunit plus de 240 minutes d'enregistrements, a été préparé et enregistré sur une période de trois années. Autant dire que j'attendais cette sortie monumentale avec impatience, et s'il y avait un disque de 2016 que je conseillerais, aux admirateurs de KR aussi bien qu'à ceux qui voudraient découvrir son travail, ce serait celui-ci.
Le lieu de création, la durée des disques, comme la photo d'un scanner personnel qui illustre le coffret donnent le ton : The Room Extended est une œuvre grave, immersive, épique et intime. Comme je le dis souvent, KR fait toujours la même chose, mais ce n'est jamais pareil, il évolue constamment vers de nouveaux horizons. On retrouve la guitare préparée sur table, presque seule sur le premier disque, une guitare de plus en plus abstraite et réduite, de plus en plus silencieuse et discrète, mais qui explose toujours au moment le moins attendu. On retrouve aussi la radio bien sûr, ces radios qui sont un peu la marque de fabrique de KR, et qui intègrent le monde extérieur dans l'expérience très personnelle de l'écoute, ainsi que de nombreux disques de classiques (extraits d'opéras, de quatuor à cordes ou de sonates pour piano, de symphonies romantiques et de concerto classiques qui sont la base des écoutes de KR).

Ces extraits se glissent doucement dans des préparations abrasives et rudes, elles se font discrètes puis de plus en plus présentes, se superposent parfois sans problème, et ne s'opposent jamais à la musique de KR. Elles nous plongent en fait plus profondément dans son intimité, dans ce qui le berce et l'émeut. Car la musique de KR, si elle est semble toujours la même sans être jamais identique, c'est parce qu'elle est le reflet exact de ce qu'est KR à l'heure où il joue. Ici, nous avons le reflet de sa personnalité, à domicile, durant trois années. Trois années où il a exploré ses outils de manière toujours innovante, où il a cherché à construire une musique nouvelle, avec des structures dessinées, ou peintes.

De plus en plus clairement, sa musique se démarque aussi bien de l'improvisation que de la composition. Elle atteint un niveau toujours plus tangible de forme, de plasticité, de couleur. Keith Rowe ne compose pas à proprement parler, il n'improvise pas non plus, il fait de la musique comme un peintre (une activité qu'il a pu exercer parallèlement) : sa musique se construit selon des formules précises où il s'agit d'équilibrer les plans, les tons, les couleurs, de construire du mouvement à partir de formes fixes, de développer des structures narratives grâce à des procédés plastiques ou sonores et abstraits, etc.

Chaque disque représente l'évolution de lignes, de courbes et de formes géométriques à travers des couleurs personnelles faites de grésillements, de crépitements, d'explosions retenues, de souffles, de tremblements, d'interruptions médiatiques et musicales, de passions et d'émotions. Chaque disque représente l'évolution et le travail de Keith Rowe durant trois années. Un travail passionné, intense, nouveau, profond, et très personnel. Un travail touchant et émouvant qui dépeint quelque chose de sombre mais qui donne de l'espoir et laisse rêveur en fondant de nouvelles bases musicales, en fondant une nouvelle manière de composer : une manière qui allie merveilleusement l'abstraction, la plasticité, la passion et le sonore.


KEITH ROWE - The Room Extended (4CD, erstwhile, 2016)