Jürg Frey - guitarist, alone (Cristian Alvear)

Après ces quelques années à écouter toutes sortes de disques composés ou réalisés par les membres de Wandelweiser, j'en viens à considérer Jürg Frey comme le compositeur le plus important de ce collectif, avec Pisaro bien sûr. Pourquoi Frey plus que Malfatti, Beuger ou Houben ? Et bien peut-être seulement pour la présence récurrente de la mélodie, et pour la place de la beauté dans ses pièces. Parce que si ce compositeur travaille toujours avec le silence, ce n'est pas pour l'opposer au bruit, mais plutôt pour travailler les interactions entre les notes ou les mélodies avec le silence. Parce que Frey travaille régulièrement avec les notes prises de manière très pure, très cristalline et simple. Naturellement, il en est donc venu à composer pour la guitare. Et tout aussi naturellement, c'est à Cristian Alvear que les labels Another Timbre et Cathnor ont demandé d'enregistrer l'intégralité des compositions de Jürg Frey pour guitare solo, pour un double CD intitulé sobrement guitarist, alone. Naturellement, car ce guitariste chilien, remarqué en 2013 avec la sortie des Préludes pour guitare de Beuger, est en passe de devenir un des musiciens phares dans le domaine spécifique de la réalisation de pièces issues des éditions Wandelweiser.
Je ne pense pas avoir écouté autant de guitare acoustique en solo depuis que j'ai découvert Cristian Alvear. Ce dernier m'a fait redécouvrir cet instrument, sous une autre lumière. La guitare comme instrument de pureté, de poésie, comme l'annonce d'harmoniques fines et célestes, d'attaques pointilleuses et fines. Que ce soit pour les 50 minuscules études de 50 Sächelchen, la très silencieuse Wen 23 ou pour les magnifiques mélodies de guitarist, alone, Alvear utilise toujours la guitare comme une sorte de piano, mais en plus fin, en plus doux. Tout se joue dans la finesse des attaques, dans l'évanescence des harmoniques, dans la beauté d'une gestuelle hautement silencieuse. La guitare est un instrument bruyant, avant même l'amplification. Le mouvement de la main gauche qui glisse, le pincement des cordes sont autant de gestes qui entraînent des "parasites" sonores. Mais ici, il n'en est pas question. Le jeu d'Alvear a quelque chose de surnaturel, d'épuré au-delà de tout ce qu'on peut imaginer, il joue avec une précision angélique, avec un son d'une précision et d'une finesse rares. Et c'est excatement ce qui convient à ces compositions de Jürg Frey je pense. C'est sans doute la meilleure façon de réaliser ces pièces, de rendre hommage à ces compositions qui se penchent sur les phénomènes d'apparition des notes dans le silence, d'harmoniques qui s'échappent dans le silence, de mélodies qui flottent dans l'espace. 

Je n'arrive pas trop à m'intéresser aux pièces très courtes, aux formats des études et des miniatures, et je n'ai donc pas trop écouter le disque intitulé 50 Sächelchen, un disque varié qui regroupe des compositions parfois mélodiques, parfois très silencieuses, parfois fortes. La plus marquante des pièces de ce double disque est certainement guitarist, alone pour moi. Il s'agit d'une pièce où une longue et lente mélodie s'étire sur 30 minutes. On pourrait penser aux mélodies sans fin de Feldman, mais ici, j'ai l'impression qu'il s'agit d'une seule et unique mélodie étirée sur une très longue durée, et non pas d'une suite de cellules mélodiques. Une mélodie qui pourrait durer une éternité, qui ne semble avoir ni début ni fin. Une mélodie du silence ? Pas vraiment, il y a des pauses, le temps de laisser les harmoniques s'éteindrent et s'évanouir, mais pas tellement de longs silences. Pour avoir du silence, il faut plus s'intéresser à wen 23, une longue pièce de 30 minutes également, composée de très longs silences ponctués d'interventions monophoniques délicates et subtiles, fines et évanescentes, mais dotées d'une présence très intense.

Il y aurait beaucoup à dire sur la musique de Jürg Frey, et peut-être autant sur les réalisations de Cristian Alvear. Car il s'agit d'un ensemble de pièces beaucoup plus variées qu'on ne pourrait le croire. Beaucoup d'idées musicales traversent ces pièces, ainsi que leur réalisation. Mais dans le cadre d'une chronique, on va faire court. Et juste rester sur l'essentiel. Si la musique expérimentale est souvent considérée comme conceptuelle ou inaccessible, Jürg Frey offre une bonne alternative je pense. Car Jürg Frey, au-delà de son intérêt pour le silence, au-delà de ses recherches sur de nouvelles formes de compositions, continue de rechercher la beauté dans sa musique. Réalisées par Alvear, ces pièces, de par leur beauté, de par leur mélodie et leur sensibilité, ont quelque chose de très humain, auquel n'importe qui peut prendre part. Car Jürg Frey ne se contente pas d'explorer le silence comme matériau de composition, il explore le silence comme un matière que l'on peut rendre belle, et il y parvient toujours avec succès.


JÜRG FREY / CRISTIAN ALVEAR - guitarist, alone (2CD, another timbre / cathnor, 2016) : http://www.anothertimbre.com/freyguitar.html


Pierre-Yves Martel - Estinto

J'ai eu plusieurs fois l'occasion d'écouter des disques sur lesquels Pierre-Yves Martel intervenait (en compagnie de Jim Denley, Magda Mayas, Eric Normand, et d'autres), mais je ne l'avais encore jamais entendu en solo. Par rapport aux quelques projets auxquels ce musicien québécois participe, que ce soit à l'électronique ou sur instruments, je m'attendais à un disque de musique improvisée, réductionniste sûrement. Et pourtant, Estinto, c'est bien plus que ça en fait.
Estinto est une longue pièce minimaliste dans sa forme et ouverte dans son contenu. Pierre-Yves Martel joue simultanément une ou quelques notes de viole de gambe et d'harmonica espacées toujours par de longs silences aux durées aléatoires (à moins qu'elles ne soient relatives à la durée des sons ?). La forme est très claire, mais le contenu des interventions instrumentales est plus variable. On peut aussi bien entendre des cordes qui crissent, le souffle de l'harmonica, les extrêmes de chaque instrument, une bribe de mélodie, des consonances, des dissonances, etc. La dynamique et le volume restent égaux, mais l'intention n'est pas toujours la même en quelque sorte. Cependant, les notes comme l'harmonie sont toujours présentes, de manière claire et mélodique parfois, de manière spectrale et harmonique, ou bien de manière dissonante.

Pierre-Yves Martel propose ainsi une grande suite d'événements sonores et instrumentaux structurés par des silences. Estinto est une pièce aux accents marins et oniriques, il s'agit de vagues sonores fantomatiques et poétiques qui surgissent et disparaissent dans des silences. Des silences qui ne sont pas pesants, pas si longs, qui laissent juste le temps de s'imprégner des courts événements sonores. C'est juste beau, sensible, discrètement dissonant et profondément musical, discrètement silencieux et profondément immersif.


PIERRE-YVES MARTEL - Estinto (CD, E-tron Records, 2016) : http://www.pymartel.com/estinto






Himukalt - Conditions of Acrimony

Industrial music for industrial people ? Qu'est-ce que ça voulait dire ? Qu'est-ce que ça veut dire ? Entre autre : que tout le monde ne peut pas, ou ne veut pas surtout, se plonger dans des univers aussi torturés, sombres, et décadents que ceux produits par Himukalt par exemple. Mais quand on le veut, on ne peut qu'être étonné et séduit par cette première édition de cette mystérieuse musicienne. Conditions of Acrimony est une première fracassante, inattendue et originale dans un univers qui ne l'est plus en fait.
Cet univers, c'est celui du noise/power electronics/indus, celui des voix distordues, du bruit blanc, des rythmiques martiales, des nappes moites de bruit blanc, des ambiances glauques et hypnothiques, l'univers de la souffrance, de la peur, de la distorsion. Un univers connu en fait, mais pas si souvent aussi bien maîtrisé. Himukalt navigue sur ce terrain connu donc, avec sa voix criarde d'outre-tombe, avec ses feedbacks et ses boucles menaçants, et déconstruit tout ça pour en faire une musique puissante, intense et organique.

Les conditions et les effets de l'acrimonie sont réunies sur ces six pistes agressives. La perte de repère, les structures découpées au rasoir, l'utilisation récurrente de la décomposition du son, l'emploi de fréquences extrêmes, des textures insistantes et dérangeantes, des effets psychoacoustiques : ça crie, ça grince, ça brûle, dans un amas chaotique en apparence mais parfaitement organisé. Les nappes et les boucles statiques sont découpées par la voix, le bruit blanc ne dure jamais que ce qu'il faut, le temps de déranger avant de lasser, les fréquenes extrêmes sont constamment contrebalancées par des textures contraires ou plus douces. Tout est équilibré, organisé, pensé de manière à irriter, déranger, énerver, sans jamais ennuyer, et ça marche.

Une beauté fantomatique et mystérieuse émerge de ce chaos organisé. Derrière le ramassis d'ordures, l'ombre de l'art et du beau pointe. On prend plaisir à pénétrer cet univers malsain et tendu, criant, bruyant, mais tout de même immersif, contemplatif et innovant.


HIMUKALT - Conditions Of Acrimony (cassette, The Helen Scarsdale Agency, 2016) : http://www.helenscarsdale.com/published/himukalt-conditions.htm





Laurie Scott Baker - Gracility

La première chose qui a retiré mon attention quand j'ai vu Gracility, ça a surtout été de découvrir que Keith Rowe et Derek Bailey avaient joué et enregistré ensemble. C'était en 1969, en compagnie de Gavin Bryars et de Laurie Scott Baker, donc. Et si j'étais déjà étonné par cette collaboration, c'est quand j'ai commencé à écouter ce double disque que les vraies surprises ont commencé à s'enchaîner.
La première partie est donc ce fameux quartet où on peut entendre deux des guitaristes les plus importants dans les musiques improvisées et expérimentales, le tout durant plus de 50 minutes. Rowe et Bailey sont à la guitare, Bryars à la guitare basse et Baker à la contrebasse. Le principe de ces sessions d'improvisations est de jouer avec une amplification extrême. Tous les amplis à fond, le moindre son prend une importance et une place extrême. Pour la première fois, Derek Bailey est méconnaissable. Il se prête très bien au jeu, et on le différencie pas toujours facilement de Keith Rowe. Ce quartet à cordes joue sur un calme tendu, un calme qui peut éclater à tout moment. Les cordes sont frottées doucement, elles craquent, crissent, mais au moindre moment un larsen peut arriver, la moindre pression trop forte peut augmenter le volume au-delà de ce qu'on imagine. Ces moments arrivent parfois, on les redoute, on redoute les sons abrasifs, chaotiques, et vieux de ces amplis et de ces cordes malmenés. Et quand ils arrivent, ils nous submergent, ils nous assaillent, et nous prennent aux tripes, c'est juste... inouïe ; ça sonne très anglais fin des années 60, très AMM dans ses moments les plus durs, et ça ne laisse pas de marbre.

Sur le deuxième disque, c'est également un étonnant trio qui ouvre la danse avec une longue pièce de 50 minutes. Ce trio, c'est Laurie Scott Baker au synthétiseur et à la basse électrique, John Tilbury à l'orgue électrique, et Jamie Muir à la batterie et aux cris (quelques mois avant de participer à Larks' Tongues in Aspic de King Crimson). Ce trio, c'est la rencontre détonnante entre le rock progressif, la musique répétitive et la musique improvisée, dans un pur style très années 70. Des lignes de basse carrées et grasses, une batterie sauvage et ouverte, des orgues et des synthés aux sonorités typiques, des phasages et des déphasages, de l'énergie, une ouverture d'esprit unique, c'est juste jouissif. Jouissif et étonnant d'entendre Tilbury en mode King Crimson, de voir un compositeur écrire et jouer du progressif à moitié improvisé.

Mais Gracility, ce n'est pas que de l'impro et du prog. C'est aussi un très court solo d'Evan Parker (juste 5 minutes) pour conclure le premier disque ; et la réalisation d'une pièce de Baker par le Scratch Orchestra à la fin du deuxième disque. Cette dernière, intitulée Circle Piece, est une suite de longues tenues sur plusieurs strates. Plusieurs couches continues et distinctes qui se différencient principalement par les hauteurs et les  durées des interventions. On est dans une atmosphère plus proche du drone là, mais sans le côté statique. Il s'agit d'un drone plutôt mouvementé et ouvert, où l'improvisation a toujours sa place au sein des "cercles" tracés par l'orchestre.

On ne peut pas vraiment dire que toutes pièces soient géniales en soi, mais par contre, Gracility consitue un merveilleux témoignage de l'activité anglaise entre la fin des années 60 et le début des 70. Un superbe document sur la prolixité, l'inventivité, et l'ouvertue des musiciens et des compositeurs, mais aussi sur les liens qui unissaient les différentes scènes. Car oui, l'Angleterre a été une scène majeure durant cette courte décennie aussi bien pour les musiques contemporaines, que le rock progressif ou l'improvisation libre européenne. C'est bon de le rappeler, et c'est toujours un plaisir d'entendre ces joyaux. Recommandé.


LAURIE SCOTT BAKER - Gracility (2CD, Musicnow, 2009) : http://www.musicnow.co.uk/m-html/cd012.htm