Joe Williamson - Hoard (Creative Sources, 2011)

Ceci est le dernier post de l'année, mais également le dernier consacré à cette longue fournée de disques produits par le label portugais CS. Le dernier et un des meilleurs à mon goût. Hoard est un solo du contrebassiste canadien vivant dorénavant en Suède, Joe Williamson. Pour ceux qui ne le connaissent pas, on a déjà pu l'entendre dans le chef d'oeuvre du Free Quartett, Ballistik I-IX (aux côtés de Sven-Ake Johansson, Axel Dörner et Thomas Ankersmit), dans le trio Trapist avec Martin Siewert et Martin Brandlmayr, ainsi que tout récemment dans un autre trio avec Tony Buck et Olaf Rupp, Weird Weapons 2.

Après cette brève présentation, passons à la musique elle-même. On a deux pièces, d'environ vingt minutes chacune. Deux longues pièces en fait, car sur les deux l'archet ne s'arrête jamais, il y a constamment du son, à un volume la plupart du temps assez fort. Les deux pièces sont violentes, Joe Williamson paraît beaucoup jouer sur les cordes à vide et il se concentre principalement sur les textures, aucunement sur les notes ou les rythmes. Le son change avec la pression de l'archet surtout, pression qui est la plupart du temps beaucoup trop puissante relativement à la norme. Joe Williamson semble en vouloir aux cordes, il ne les caresse pas, on peut à peine dire qu'il les frotte, mais plutôt qu'il les malmène et les agresse avec des crins. Torture, agressivité et violence. Le son est dur, rêche, et plein d'aspérité. Car les cordes ne sont pas lisses, et ce sont leurs aspérités mêmes qui attaquent l'archet (ou s'en défendent) et surtout donnent du grain aux textures recherchées durant ces quarante minutes. Les deux pièces sont assez minimalistes, comme un bourdon qui peut ne pas bouger d'une corde durant une dizaine de minutes, mais il y a tout de même de nombreux micro-changements, qui se font selon la vitesse du frottement et la pression de l'archet. En tout cas, il s'agit d'un minimalisme à tendance harsh, car les textures sont denses et agressives la plupart du temps, et elles demandent une disponibilité surtout nerveuse assez entière. Ceci-dit, la palette des textures est assez large et variée pour retenir l'attention tout du long lorsqu'on accepte de pénétrer cet univers assez violent et torturé.

Cette richesse dans les couleurs doit certainement beaucoup à l'enregistrement de David Stäckenas qui a du mettre le micro le plus près possible de la basse, car toutes les aspérités du timbre sont présentes, mais également le grain même de l'archet, tout comme la dureté du cordier. Un enregistrement très près d'une contrebasse malmenée par un musicien violent qui désaccorde sa corde la plus grave afin d'accéder à des extrêmes peu entendues, et qui en même temps frotte le plus fort qu'il puisse son archet jusqu'à ce qu'il arrive à ces textures grasses, rugueuses, nerveuses, denses et envoutantes que nous retrouvons extrêmement souvent durant Hoard.

On est très loin du solo de Duboc par exemple (qui ne jouait que sur le cordier), mais Williamson explore aussi une technique de jeu particulière pour arriver dans ce solo vraiment réussi à la constitution de textures exceptionnelles et inouïes pour cet instrument. D'un côté c'est nerveux, agressif et bruyant, mais de l'autre, c'est fin, précis, original et brillant. Recommandé!

Tracklist: 01-Inadvertent attraction of suspicion / 02-Hoard

Olaf Rupp / Joe Williamson / Tony Buck - Weird Weapons 2 (Creative Sources, 2011)

Peut-être certains d'entre vous ont-ils déjà entendu le premier volet de ce trio, Weird Weapons, publié en 2005 sur Emanem. La suite, publiée par CS encore, garde la même configuration: Olaf Rupp à la guitare acoustique, Joe Williamson à la contrebasse, et Tony Buck à la batterie, pour deux longues  improvisations de vingt-cinq et trente minutes.

Une description minutieuse me paraît complètement impossible et inadéquate pour ces deux pièces. Il y a un aspect linéaire, l'intensité reste toujours la même, le timbre également ne change que très peu, tous les mouvements se font plutôt dans les changements de densité. La plupart du temps, batterie et contrebasse saturent l'espace, tous les instruments percussifs sont utilisés à un rythme frénétique, tandis que la basse de Williamson occupe un spectre harmonique proprement vertigineux, tout l'ambitus de la contrebasse est constamment utilisé. Quelque fois, nous avons un peu de répit, l'archet se fait moins tendu au profit d'un pizz plus aéré, les cymbales et la grosse caisse laissent quelque place à d'autres peaux moins virulentes et oppressantes. Et c'est à ces moments surtout qu'on peut apprécier la virtuosité et l'originalité d'Olaf Rupp, qui doit certainement beaucoup à sa technique de jeu inhabituelle (il pose sa guitare verticalement sur ses genoux). Le dialogue entre chacun est tendu, puissant, l'espace est très serré et parfois aux limites de l'oppression, heureusement que certaines baisses de tensions viennent alors équilibrer les nombreuses accalmies. A les entendre, on dirait parfois que des centaines d'espèces d'insectes grouillent autour de nous, pas du tout des insectes hostiles, juste des insectes qui font leur vie à nos côtés. Les sons fusent dans un magma rapide fort et très dense, comme une maille très fine d'une laine un peu rêche, rêche car il y a quand même quelque chose d'hostile et d'austère dans cette manière de laisser si peu d'espace.

Deux improvisations très vives et denses, peu conventionnelles et impressionnantes.

Pour vous faire une idée peut-être plus précise du son de ce trio, voici quelques extraits disponibles sur SquidCo.

Tracklist: 01-Shantung / 02-Buckram

Marjolaine Charbin / Frans van Isacker - Kryscraft (Creative Sources, 2011)

Une magnifique photo et un titre énigmatique pour ce duo belge. Au menu, cinq pistes sans titres où on retrouve Marjolaine Charbin au piano, et Frans van Isacker au saxophone alto. Deux instruments qui ont peu en commun, mais qui parviennent ici à fusionner grâce à une écoute extrêmement attentive et intensive. De manière générale, les cinq pièces sont assez calmes et minimales, il y a peu de silences en tant que tel, mais les interventions sont très espacées, et souvent délicates. On sent une grande sensibilité pour les textures d'un côté, et pour la nécessaire fusion de ces textures d'autre part. Les cordes du piano sont très sensiblement raclées pendant qu'un souffle cuivré peine à émerger, le bois est caressé et le cadre percuté à intervalles irréguliers tandis que van Isacker attaque quelques notes brèves espacées par des pauses plus ou moins longues. Tout du long, la tension est grande, certainement à cause de la difficulté de fusionner ces deux timbres quasiment contraires, mais aussi parce que la musique semble régulièrement tendre vers un silence attirant sans qu'elle ne parvienne jamais à l'atteindre vraiment. C'est en tout cas ce que j'attendais, et la tension réside aussi dans ma frustration et ma déception de cette absence de silence. Puis à quelques moments, l'intensité monte, les jeux se font puissants et forts, une violence proche du free jazz vient donner quelques reliefs et un peu de profondeur à cette suite qui sans cela tomberait dans une grande monotonie. Car malgré des textures originales, assez inventives et aventureuses, la tension est presque toujours la même, n'est jamais résolue, et ne bouge que rarement. La suite est donc assez linéaire, monotone et manque vraiment de relief (surtout dans les moments de repos qui peuvent être creusés autrement que par une irruption de violence par forcément explicable). Linéarité rompue surtout sur les deux dernières pistes avec de très puissants passages de phrases et d'idées répétées et décalées, avec une ambiance beaucoup plus assurée et assumée.Pas exceptionnel malgré un talent et une virtuosité indéniables notamment de la part de Marjolaine Charbin, mais aussi de van Isacker qui peut faire parfois penser à Guionnet pour sa gestion de l'espace.

Steve Beresford / Stephen Flinn / Dave Tucker - Ink Room (Creative Sources, 2011)

J'arrive à la fin de ma session CS, une session interminable qui a beaucoup tourné autour du timbre et des drones sous toutes leurs formes. Arrivé ici, je suis bien content de me retrouver avec ce trio qui se démarque beaucoup plus. Car Steve Beresford (électronique), Stephen Flinn (batterie et percussions) et Dave Tucker (ancien membre du mythique groupe post-punk The Fall, ici à la guitare) baignent dans une improvisation électroacoustique énergique et violente, saturée et asymétrique. Le trio anglo-américain verse autant dans la noise la plus harsh que dans une improvisation spontanée qui prend ses racines en Europe, et plus particulièrement en Angleterre.

Une musique pleine de ruptures dynamiques, de contrastes saisissants, et de fractures intensives vertigineuses. D'un instant à l'autre, on peut passer d'un volume excessivement puissant et d'un espace sonore saturé à un univers beaucoup plus espacé où l'interaction et le dialogue comptent plus que le son global. Comme une sorte de collage sans barrière esthétique ni technique, un collage de sons parfois proches du psyché, du rock progressif ou post-punk, de la noise et bien sûr des musiques improvisées. Souvent, je me suis imaginé une heureuse rencontre entre ce trio et Konk Pack, je me plaisais à imaginer le joyeux fatras qui pourrait résulter de ces deux trios franchement débridés et à l'énergie inépuisable. Ceci-dit, on a tout de même une impression de déjà-entendu, les sept pièces présentes ici n'apportent rien de bien neuf, mais apportent tout de même une énergie et une chaleur qui peuvent aujourd'hui se faire rares dans l'intellectualisme ambiant qui règne à l'intérieur des musiques improvisées

Un album pas très innovant, mais puissant, énergique, débridé, excité, spontané et surtout, chaleureux. C'est marrant et plaisant, ça divertit, mais ça n'apporte pas grand chose de plus qu'une énième version du free-rock omniprésent depuis Zorn et Eye.

Tracklist: 01-At Night / 02-Investigations / 03-The Torn Couple / 04-The New Advocate / 05-One Girl Alone / 06-Mud Club / 07-Fragments

Matthias Muche / Philip Zoubek / Achim Tang - Excerpts From Anything (Creative Sources, 2011)

Matthias Muche (trombone), Phillip Zoubek (piano préparé) et Achim Tang (contrebasse) sont trois musiciens d'origines allemande et autrichienne qui vivent actuellement à Cologne. Ce trio avait déjà publié un disque (que je n'ai jamais eu l'occasion d'écouter) chez Creative Sources, et ils reviennent aujourd'hui à la charge avec un nouvel opus sur le même label, Excerpts from anything.

Chacune des cinq pièces sans titre présentées ici est différente, et je vais donc les décrire une par une. La première est très ancrée dans l'esthétique du label CS, une longue nappe d'une dizaine de minutes exempte de toute pulsation et de ligne mélodique. Les trois couleurs formées par chacun des instruments se superposent et se mêlent en un volume monochromique rempli d'aspérités (vibrato au trombone, quelques notes percutées au piano). Les strates modifient le son global en se modulant imperceptiblement et très sensiblement, une pièce très délicate et tendue, linéaire sans être statique, aux textures riches et profondes, même si elles ne sont pas très originales.
La deuxième pièce est en rupture totale avec ce style d'improvisation et le choc est frontal tant la forme diffère radicalement de ce dans quoi le trio nous avait plongé précédemment. Car la deuxième pièce joue très fort, très rapidement, avec des attaques brutales et des notes très courtes, cette pièce, une sorte de morceau de grindcore acoustique, juxtapose des notes dans une perspective uniquement percussive et intensive, et il devient très difficile de distinguer le trombone du piano et de la contrebasse, sauf à la fin où l'espace se dégage quelque peu, car on a plus affaire à un long decrescendo qu'à une forme linéaire ici. Une improvisation intense et puissante, violente et agressive, beaucoup plus tendue encore que la première, où l'attaque devient timbre, et le timbre percussion, et on pense alors à l'utilisation de certains instruments dans les rites de transe de possession. L'espace est saturé, mais se dégage petit à petit jusqu'à ce que le trombone esquisse des lignes plus que des frappes, mais des lignes très courtes et serrées, des tirets en quelque sorte.
La troisième piste serait peut-être la synthèse des deux précédentes. L'attaque a une grande importance, mais pas autant que la résonance qui s'ensuit. L'espace est beaucoup plus détendu, les sons peuvent surgir à leur aise, et résonner librement, l'ambiance est plus proche d'une sorte de pointillisme sonore, un pointillisme qui laisserait la place nécessaire aux résonances qui s'entremêlent et se mélangent jusqu'à produire un tableau équilibré et harmonieux. En soi, cette improvisation n'est pas mal, mais ne présente rien d'extraordinaire, de la forme linéaire aux sonorités entendues mille fois, mais c'est plutôt au sein de ces cinq pistes qu'elle prend sens. Je crois vraiment que cet univers reposant pile à la moitié du disque était nécessaire, en tout cas son insertion à ce moment précis est plutôt judicieux. C'est simplement dommage qu'elle soit la plus longue alors qu'il n'y a que très peu de tension et de puissance, ni de créativité, seulement un dialogue minutieux et sensible entre trois musiciens qui savent très bien s'écouter apparemment.
Ensuite, nous tombons presque dans le réductionnisme, des souffles, le bois du piano et de la contrebasse frotté, les cordes différemment agitées et triturées. Il y a ici plus d'inventivité peut-être, plus de créativité dans la production de timbres et de sonorités nouvelles, d'un son collectif sensible, harmonieux et frais. Mais la forme reste linéaire et peu féconde: les timbres s'allongent et le temps s'étire au profit d'une durée exclusivement produite par les couleurs des instruments. Un style plus abstrait que précédemment, un son plus brut et primitif, mais qui n'a somme toute rien de surprenant.
Pour finir, nous retournons à une sorte de drone fait de longs et quelque peu mélancoliques glissandos où les pentes se mêlent indistinctement les uns aux autres pour aboutir à des nappes tendues, riches et profondes. Durant sept minutes, chaque couleur augmente en volume, en hauteur, en intensité, ou bien descend, simultanément aux deux autres. Des descentes abyssales et interminables, qui offrent un sentiment d'éternité toujours grâce à l'absence totale de pulsation et d'attaque perceptible. Une pièce très belle qui nous plonge dans un torrent de désespoir et de tristesse, mais également dans une forme radicale et moins convenue.

Même si chaque pièce a quelque fois du mal à sortir des lieux communs provenant des musiques improvisées, la variété des formes et des univers, une variété qui fait de chaque pièce l'antithèse de chaque autre parfois, ou la synthèse de plusieurs, cette variété donne donc à ces improvisations dans leur ensemble quelque chose de frais et de neuf, comme une relecture des différentes possibilités propres à l'improvisation dite libre, comme idiome musical (ce qui n'est pas sans remettre en cause la soi-disant liberté à l'oeuvre dans cette pratique musicale). Une musique globalement talentueuse et sensible, où l'écoute est intense et les formes précises, variées et claires, et la gestion des tensions assez équilibrée. Pas exceptionnel, mais du bon boulot quand même.

Rodrigues / Rodrigues / Gonçalves / Torres / Moimême / Pereira / Santos / Oliveira - Suspensão (Creative Sources, 2011)

Deux CD, quatre pièces improvisées, huit musiciens. Une équation simple mais qui a quelque chose de monumental pour ce disque paru sur le label d'Ernesto Rodrigues, également présent sur ce disque, à la direction, à l'alto, mais aussi à la harpe, aux métronomes et différents objets acoustiques. A ses côtés, on retrouve de nombreux fidèles de la scène portugaise, la plupart étant des collaborateurs réguliers d'Ernesto, tels son fils Guilherme, au violoncelle, Abdul Moimême à la guitare électrique préparée et Carlos Santos à l'électronique et aux "éléments piézoélectriques"; mais également Gil Gonçalves au tuba, Nuno Torres au saxophone alto, Armando Perreira à l'accordéon et au piano jouet, et enfin, José Oliveira aux percussions.

Une formation instrumentale impressionnante, dense et presque exhaustive (dans la mesure où on retrouve toutes les familles d'instruments). Mais contrairement à ce qu'on pourrait présager, ces quatre longues improvisations sont tout de même très espacées, les musiciens ne sont que très rarement plus de quatre à jouer simultanément. La musique semble dirigée, et Ernesto prend bien soin de laisser de la place à chacun, un peu à la manière d'une Klangfarbenmelodie mais très étirée ici. Pas de pointillisme à la Webern, les musiciens portugais posent plutôt des nappes longues et étirées, où l'espace entre chaque timbre prend autant d'importance que le timbre lui-même. Un timbre rentre, donc, puis un second, puis un troisième, tandis que le premier se retire et ainsi de suite. L'espace sonore n'est jamais saturé, le temps est lisse mais les fractures sont constantes, fractures de timbres à l'intérieur d'une durée lisse et d'une pulsation indéterminée parce que absente. Les changements d'ambiances et de textures sont incessants, aucun son ne reste en place et s'impose, et pourtant, la linéarité de ces pièces est monolithique (à l'intérieur d'une pièce comme des quatre qui s'enchaînent sans que l'on ne s'en aperçoive). La cohérence qui s'établit dans la continuité est impressionnante et majestueuse. Les cellules de timbres qui s'agencent peuvent parfois être très intenses, très plates, certaines très originales (comme ces métronomes dissymétriques, ou les nappes discrètes de Carlos Santos qui parviennent si bien à appuyer et enrichir n'importe quel type de texture, la profondeur et le charisme du tuba) et d'autres plus convenues. L'octet s'amuse à déployer toutes les combinaisons instrumentales possibles et explore différents agencements de familles instrumentales tout en développant des réponses logiques relativement à chaque cellule, et à l'ensemble de la pièce.

Et pourtant, je n'y arrive pas. Peut-être que j'ai un peu trop écouté Ernesto ces derniers temps, je ne sais pas, mais en tout cas, cette continuité constamment brisée par les ruptures texturales tout en étant maintenue dans une temporalité linéaire m'a franchement fatigué. L'espace et l'agencement des timbres est très bien géré, des textures se font à l'intérieur d'un espace vaste, mais le fait que ces textures soient constamment modifiées par le retrait ou l'ajout d'un instrumentiste fait qu'elles n'ont pas le temps de prendre véritablement sens. Malgré une inventivité exceptionnelle de chaque musicien comme du groupe pris dans sa globalité, les architectures sonores proposées ici me paraissent trop froides du fait de leur absence de déploiement dans le temps et de leur fracture incessante. Comme une sorte de pointillisme étirée, de "lignisme" pourrait-on dire, car le groupe trace des lignes sans forcément de rapport les unes avec les autres, des lignes qui s'agencent et se superposent pour former un certain volume (géométrique) précis et déterminé. Et même si la créativité dans la production des lignes est impressionnante, autant que la sensibilité de l'écoute, et l'attention au collectif, l'inconstance des volumes pris dans une temporalité elle très constante dans sa linéarité monolithique m'a plutôt ennuyé. Une musique qui laisse une étrange sensation d'éphémère et d'éternité.

Tracklist: CD I: 01-Suspensão 1 / 02-Suspensão 2
              CD II: 01-Suspensão 3 / 02-Suspensão 4

Nate Wooley - The Almond (Pogus, 2011)

Je vous faisais part de ma surprise devant l'originalité du nouvel album solo de C. Spencer Yeh hier encore, mais alors là, bien que le trompettiste américain Nate Wooley ait déjà sorti deux solos cette année, The Almond m'a plus que surpris, il m'a carrément atterré. A l'opposé de [8] syllables sorti chez Peira comme de Trumpet/Amplifer, et aux antipodes de ses productions jazz/free jazz (comme cet album de reprises du Velvet Underground), The Almond est un long drone statique et radical de plus de 70 minutes, produit par le label américain Pogus.

A l'origine, il s'agissait seulement d'une étude de 20 minutes pour trompette seule, sans techniques étendues, une étude que Nate a publié début 2010 sur le netlabel Compost and Height (vous pouvez l'écouter ici). The Almond a grossi et a grandi pour finir en monumental drone de plus d'une heure. Une nappe complètement horizontale donc, à partir de notes enregistrées dans plusieurs lieux, non modifiées et selon des techniques traditionnelles. Plusieurs notes sont ainsi superposées durant des temps étirés au-delà des limites habituelles, au-delà des conventions musicales et perceptives. Il y a quelques semaines, une critique comparait The Almond aux travaux de Phill Niblock, la comparaison tient évidemment, puisqu'il s'agit de l'analyse et de la synthèse de la trompette au-delà des habitudes instrumentales et compositionnelles. Ceci-dit, la synthèse proposée par Nate Wooley ici a quelque chose de beaucoup plus chaleureux que les compositions du célèbre artiste minimaliste américain. Car l'instrument est travaillé, décomposé et recomposé par Nate lui-même, et ceci sans la médiation informatique ou électronique (hormis une pédale ponctuellement utilisée qui produit des sons proche d'une sorte de moteur). Le fait que la totalité de ce drone soit acoustique et qu'il soit composé et interprété par la même personne confère une aura et une chaleur que les drones de Niblock n'arrivent pas toujours à atteindre (ce qui n'est pas un reproche, la musique de Phill offrant encore d'autres intérêts). On a donc ici une succession de notes qui se superposent, des notes qui apparaissent, disparaissent, tandis qu'une voix surgit également par moment ainsi que des notes modifiées par une pédale d'effet. Bien que la musique soit d'une continuité et d'une linéarité presque géométrique, il y a un mouvement incessant qui se forme dès le moindre changement, la disparition d'une note, ou son apparition, forme immédiatement une nouvelle strate, mais toujours dans le même dynamisme et la même intensité statique. On se balade simplement, de strates en strates, tandis que l'apparition d'harmoniques forment une autre voix par moment, une voix fantomatique à l'allure sacrée du fait de son apparente transcendance. Et ce sont bien d'une part cette voix d'harmoniques ainsi que, d'autre part, la voix de Nate et la pédale utilisée, ce sont ces différents éléments qui agissent comme des accidents, mais des accidents opportuns d'une ampleur considérable sans commune mesure avec leur présence physique. Tous ces accidents font vivre les différentes strates (en en formant un double ou une sorte d'ombre) sur lesquelles Nate nous invite, mais ils leur confèrent également une dimension mystique sans être occulte, une dimension sacrée analogue aux choeurs et aux orgues auxquels ressemblent parfois ce drone.

The Almond, qui n'est pas sans rappeler le dispositif cinématographique d'analyse (enregistrement fragmentaire) et de synthèse (projection continue), ressemble à une magnifique tentative de reconstitution d'une temporalité originelle, d'une durée sans temps, où la pulsation est évidemment absente, mais où toute tentative de découpage paraît impossible face à la puissante continuité de ce drone. Un sentiment d'éternité et d'atemporalité ne peut que saisir l'auditeur qui prendra le temps (considérable et imposant) de se prêter au jeu de ce flot acoustique dense, riche, radical et puissant, aux allures sacrées ou incantatoires par moment. Une musique qui se plonge dans la durée en abolissant le temps, une musique d'éternité vraiment magnifique. Hautement recommandé!

C. Spencer Yeh - 1975 (Intransitive Recordings, 2011)

C. Spencer Yeh est reconnu en tant que violoniste (et vocaliste parfois) notamment au sein de Burning Star Core mais également dans de nombreuses formations qui allient musique improvisée et électronique, de la pop à la noise la plus harsh. Oubliez tout ceci, 1975 n'a strictement rien à voir avec ce que Yeh avait pu produire auparavant, car il s'agit ici d'une suite de compositions électroniques et électroacoustiques souvent minimalistes et toujours abstraites.

Les musiques auxquelles a participé le violoniste originaire de Taïwan sont souvent extrêmes et violentes, mais ici, ce que Spencer Yeh a perdu en densité et en volume, il le récupère en complexité et en intelligence. Les cinq premières pièces par exemple, alternent entre le drone mouvant et grinçant, linéaire mais pas statique, des nappes synthétiques qui se frottent et tremblent dans une horizontalité imperturbable: magnifiques et envoûtantes, on regrette seulement qu'elles ne durent pas plus longtemps. L'originalité de Yeh, c'est d'entrecouper ces drones complexes par des pièces électroniques constituées de sons abrasifs et discontinus, comme un drone défragmenté et remixé, mais cette série de "Voice", qui n'est pas sans rappeler Kevin Drumm, même si elle est beaucoup plus fracturée, n'en reste pas moins linéaire dans sa structure, et paradoxalement continue, avec tout de même beaucoup plus de reliefs. Voilà pour cette première partie de "Drone" et de "Voice".

Suit une courte pièce du film plastique d'un CD frotté pendant deux minutes, ironiquement sous-titrée "skit" (parodie), tout comme la pièce "Drips" où des gouttes d'eau sont gratuitement données à entendre durant deux minutes aussi. Mais ces deux sketches encerclent deux pièces autrement plus intéressantes, pour deux guitares comme leur titre l'indique, deux pièces qui semblent synthétiser la première partie du disque, car de nombreux parasites motorisés, discontinus et défragmentés se superposent à un drone encore statique et linéaire. Les deux pièces sont assez similaires, on aurait même presque l'impression que la seconde est seulement le ralenti de la première. Volonté hégélienne de dialectique musicale ou simplement résolution de la confrontation entre les deux univers apparemment inconciliables? En tout cas, ces deux morceaux arrivent au moment parfait pour renouveler cette succession de A et non-A en parvenant à créer un univers différent mais qui reste dans la continuité de ceux qui le précèdent.

Pour les deux dernières pièces, l'écriture de C. Spencer Yeh se fait de plus en plus verticale, des bribes de mélodies et de hiérarchie harmonique intervenant ponctuellement, ainsi que des mélodies fantomatiques de synthétiseurs fatigués ou de piano hystériques (qui m'ont étrangement fait penser aux pianos mécaniques de Conlon Nancarrow). Les structures se complexifient, notamment à cause des matériaux de plus en plus hétérogènes et disparates qui s'agencent néanmoins sans difficulté; des dialogues se forment entre plusieurs voix, le drone se transformant en polyphonie extraterrestre électroacoustique.

Honnêtement, je n'aurais pas attendu des compositions aussi réussies de la part de C Spencer Yeh, non que je ne l'aime pas habituellement, j'avais seulement l'impression qu'il était confortablement installé dans le langage qu'il s'était constitué. 1975 contredit carrément ce préjugé que j'avais, l'écriture de CSY réinvente et renouvelle littéralement son langage pour un disque inespéré, inattendu, et extrêmement original. Original sans être extrême, 1975 est également et surtout un disque exceptionnellement accessible, qui pourrait très bien servir d'introduction aux musiques nouvelles et expérimentales, sans compter qu'il utilise des technologies et des techniques qui vont de la musique concrète la plus primitive aux musique nouvelles les plus contemporaines dans une synthèse intense, intelligente et puissante. Intelligence des répétitions différenciées hors contextes et de l'écriture évolutive, les structures peuvent être complexes mais restent évidentes et transparentes, pour une meilleure attention aux émotions puissantes de cette musique. Recommandé.

Tracklist: 01-Drone / 02-Voice / 03-Drone / 04-Voice / 05-Drone / 06-Shrinkwrap from a solo saxophone cd (skit) / 07-Two guitars / 08-Two guitars / 09-Drips (skit) / 10-Au revoir... / 11-... et bonne nuit

David Chiesa & Jean-Sébastien Mariage - Oort (Creative Sources, 2011)

David Chiesa est un contrebassiste français très axé sur l'improvisation interdisciplinaire (danse, vidéo, poésie, etc.),et qui collabore depuis plusieurs années avec Jean-Luc Guionnet, Frédéric Blondy et Michel Doneda. Autre compagnon de longue date que l'on retrouve sur ce duo acoustique publié par Creative Sources, le guitariste Jean-Sébastien Mariage, connu pour sa participation à diverses formations hexagonales de renom, telles Hubbub et X-Brane.

Oort, un titre énigmatique pour une pochette qui ne l'est pas moins, évoquant un certain nuage de comètes aux frontières du système solaire. La musique est-elle censée peindre ce phénomène astronomique? Chiesa a-t-il tenté ici l'ultime confrontation des disciplines en tentant de dialoguer avec l'observation astronomique? Le nuage d'Oort a-t-il inspiré la musique de ce duo, à moins qu'il n'ait été nommé ainsi a posteriori? Autant de questions qui resteront sans réponses tranchées de ma part...

Au fil de ces cinq pièces en tout cas, on est vite aspiré par la douceur du dialogue, sa subtilité et sa sensibilité. Le volume est généralement assez bas, même si les attaques et les timbres ne manquent pas d'intensité parfois. Si le volume change peu, la densité elle, et l'espace sonore avec, est constamment remaniée durant cette heure poétique. Les cordes entretiennent un dialogue où l'écoute et l'attention sont constamment de la partie, un dialogue qui produit des atmosphères très minimales (Mariage n'utilise parfois que deux notes durant plusieurs minutes), où le silence espace des interventions précises et d'autant plus intenses qu'elles se font constamment attendre. L'univers sonique prend parfois du volume surtout grâce à Chiesa, notamment lorsqu'il produit d'étonnantes harmoniques éthérées où lorsqu'il nous plonge dans un bourdon aux double-cordes exceptionnellement proche d'un accord d'accordéon. Et malgré ces variations d'intensité et de densité, ce sont bien les interventions espacées, précises et minimales de Mariage qui maintiennent une cohésion linéaire à travers cette suite d'improvisations poétiques, quelque peu mélodiques, et d'apparences assez pures et éthérées.

Peut-être est-ce ce silence qui évoque le nuage d'Oort, silence qui par le vide auquel il est associé peut dénoter les trous noirs, mais également l'infinité de l'univers, tout comme la tension qu'il produit (tension qui est également le fruit du dialogue où il n'y a que de rares fusions) peut évoquer la frontière que le nuage d'Oort marque entre le système solaire et le reste du cosmos. Quoiqu'il en soit, Oort parvient à maintenir une tension linéaire et mélodique à travers l'ensemble de la suite malgré les différents univers variés et hétérogènes qui se déploient au fil des pièces, multitude sonique qui contraste d'ailleurs avec l’homogénéité instrumentale. Un très beau duo!

Stefan Thut & Taku Unami - Am Wind / d±50 (Winds Measure, 2011)

Stefan Thut est un violoncelliste et compositeur membre du collectif Wandelweiser, et il présente sur cette cassette une composition interprétée par lui-même, Am wind, ainsi qu'une composition de Taku qu'ils jouent tous les deux sur la deuxième face. La première pièce, réalisée par Stefan Thut, se compose de deux field-recordings séparés par 1 minute 32 de silence, deux long plan-séquences de 17 minutes chacun. On a donc durant cette pièce qui met en scène le vent saisi par un micro, deux blocs de sons urbains, saisis la nuit, selon la volonté de la composition qui revêt ici la forme d'un haïku: "at night/somewhere/close to the wind/(as a field recording: unprocessed)". L'espace dans lequel s'inscrit l'enregistrement semble désertique, seules quelques portes claquent, une voiture passe au loin, une cloche fantomatique sonne, mais pourtant l'espace sonore est presque saturé par la présence du vent. Un vent fort, pris au vif par le micro, un vent dont le grain s'épaissit grâce à la matière de la cassette; et ce vent est plein de vie et de variations. Voilà pour la description, aussi sommaire soit-elle. Quoiqu'il en soit, je n'arrive toujours pas à accrocher à ce genre d'enregistrements "objectifs" qui prétendent retranscrire la réalité par le biais d'une représentation sans artifice,  représentation censée sublimer ou transcender la réalité dont elle est l'empreinte. L'intention musicale ne suffit pas selon moi à pallier l'absence de mise en forme des sons, et je n'arrive pas à considérer le silence qui conclut les deux parties comme une mise en forme. Une pièce qui me laisse indifférent, perplexe, et froid, du fait de sa forme sommaire et de son matériau réduit, je n'ai qu'un mot pour expliquer l'émotion que peut susciter ce genre d'enregistrement chez moi: l'incompréhension.

Comme je le disais plus haut, la deuxième face de cette cassette est une composition de Taku Unami: d±50, et comme toutes les pièces/performances/installations de cet artiste, elle réclame une attention/immersion totale de la part de l'auditeur (de la même manière que Am Wind par ailleurs, mais malheureusement, j'en suis incapable...). Comme vous pouvez vous en douter, le matériau sonore est plutôt léger, Stefan Thut produit un long drone sur la même note assez grave, tandis que Taku utilise quelques ondes sinusoïdales tremblantes très proches du drone de Stefan. A noter qu'encore une fois, la prise de son est très sensible, l'environnement est très présent, chaque mouvement des musiciens peut s'entendre, tout comme le trafic extérieur. Parfois le drone s'arrête, une note pizzicato surgit, et le drone reprend de manière microtonale, à un intervalle très serré. L'ambiance est très calme et méditative, le temps est lisse et étiré, mais ce drone, même s'il est assez froid, ne ressemble pas non plus à quelque chose de figé et de mort. Le fonds sonore environnemental donne du relief à cette nappe de 34 minutes, même si les deux musiciens n'interagissent pas avec, et l'archet de Stefan Thut produit comme une pulsation intérieure et invisible, une pulsation organique qui se plie plus à la musique comme nécessité corporelle que comme convention ou norme musicale, tout comme le tremblement et les frottements des ondes produites par Taku Unami. Ces drones s'imbriquent les uns dans les autres, se frottent et se mêlent, puis se laissent simultanément de la place dans une structure très étirée qui produit une forme poétique, répétitive et minimaliste.

Si je n'arrive pas à pénétrer la pièce solo de Stefan Thut, j'ai trouvé d±50 complètement envoûtant par contre. La pièce de Taku appelle une immersion totale, une noyade dans cette nappe vivante et hospitalière, belle et triste, sensible et délicate. Si les deux musiciens ont voulu tester les capacités d'écoute et d'attention de l'auditeur, cette dernière pièce est une vraie réussite puisque sa monotonie même parvient à tenir l'auditeur en haleine durant les 34 minutes. Malgré la simplicité de la structure, sa longueur et sa répétition, la puissance du violoncelle de Stefan tout comme l'interaction avec la sinewave de Taku peuvent nous emporter dans un univers peut-être froid mais beaucoup plus hospitalier qu'il n'y paraît. Une très belle composition.

Angharad Davies & Taku Unami - Two hands (Winds Measure, 2011)

Publiée uniquement en cassette par l'excellent label de Ben Owen, Winds Measure, Two hands est une performance radicale de la violoniste anglaise Angharad Davies et du musicien hors-norme Taku Unami. Deux performances enregistrées en mars 2009 à Londres et Glasgow, où Taku et Angharad ne font que frapper dans leurs mains durant la deuxième partie, tandis que la violoniste utilise également son instrument lors de la première session.

La description de ces performances ne prendra pas beaucoup de lignes, car ce qui compte ici, c'est plutôt les interrogations qu'elles posent. Oeuvre de silence avant tout, Two hands I est composé de clappements de mains sporadiques, sans pulsation, sans rythme, des clappements monotones qui surgissent sans prévenir après souvent des secondes et des secondes de silence (sauf que le matériau même de la cassette gêne le silence, et il s'agit donc plutôt d'un souffle omniprésent). A ses côtés, Angharad intervient aussi parcimonieusement, une note pizzicato de temps à autres, seule ou répétée, une note frottée, quelques harmoniques, et c'est tout, durant une demi-heure. Le moins que l'on puisse dire, c'est que c'est minimaliste, aux limites même du supportable. Et ne comptez pas sur la deuxième performance pour rattraper le tout, car Angharad pousse le minimalisme jusqu'au bout en quittant son violon pour accompagner Taku également aux claps.

La première chose que semblent interrogés ces deux enregistrements donc, c'est la possibilité même de l'écoute et de l'interaction entre deux musiciens. Qu'il y ait un instrument ou non, chacun semble jouer de son côté sans prendre en compte les interventions de l'autre, la moindre variation n'entraîne aucune réponse sensible, on pourrait même se demander si Angharad Davies et Taku Unami se voyaient ou même s'entendaient durant ces performances. Individualisme pur qui semble dire que la présence même d'un autre musicien ne peut déterminer la performance d'une personne. Deux monades se rencontrent, mais la fusion est impossible. Et pourtant, les deux musiciens ont du s'entendre pour accepter de jouer ensemble, de s'entendre sur leur conception de la musique et sur le dispositif qu'ils souhaitaient mettre en oeuvre durant ces performances.

Questionnement sur l'interaction d'une part, mais aussi sur la définition de la musique. La musique est souvent comparée à un langage, plus rarement à une langue avec un système sémantique clos, et c'est à partir de cette conception de la musique que musiciens entre eux et avec les compositeurs peuvent s'entendre. Taku et Angharad n'interrogent pas sur le système notationnel ici, mais la remise en cause de l'écoute et de l'interaction interroge néanmoins cette assimilation rapide de la musique à un langage. En plus de cela, un autre aspect critique semble pointer à travers ces performances. On dit souvent que la musique, fondamentalement, est une composition intentionnelle de sons dans la durée. Pourtant, le formalisme radical et l'abstraction extrême de ces performances peuvent faire douter du caractère musical de ces deux sets. Peut-on en effet qualifier de musique deux types qui tapent dans leurs mains sans même s'écouter et réagir entre eux? Il y a pourtant belle et bien une intention artistique de disséminer ces clappements dans un temps donné et un lieu adéquat (lieux et temps dont l'accès est payant en plus). Le problème avec la musique d'Unami, ou sa spécificité, c'est que l'intention est presque exclusivement conceptuelle et formelle. L'intention est avant tout d'interroger et de remettre en cause la musique dans toutes ses déterminations (le public, l'environnement, la définition de la musique, les processus de création, etc.). Ce qui fait que l'on se retrouve devant des discours philosophiques, ou à l'intérieur si l'on réussit à s'immerger sans trop de scepticisme, des discours dont le langage s'articule à l'intérieur d'un dispositif artistique, c'est-à-dire à l'intérieur d'un processus de création, d'une performance et de sa réception.

Enregistrement de deux performances arides à la croisée de la philosophie esthétique et de l'art formel, Two hands s'adresse à un public tout de même très restreint, un public prêt à accepter l'épurement musical le plus extrême qu'on puisse entendre. L'écoute est difficile certes, mais les questions suscitées et le dispositif de questionnement sont quant à eux puissants dans leur forme, et radicaux dans leur contenu. En lisant tout ceci, il faut d'abord savoir que je présuppose que la musique est une forme de langage, car il ne pourrait pas y avoir ce contenu sur lequel je me suis attardé si je ne considérais pas la musique comme telle. Et si j'ai pu écrire que ces performances interrogeaient la musique en tant que conçue comme un langage, il me semble que la réponse est donnée dans ces performances mêmes qui disent quelque chose en le questionnant. Mais comme le champ de signification de la musique n'est pas fermé et clos, qu'il semble même infini de possibilités, mon interprétation n'est qu'une lecture/réception parmi une infinité d'autres possibles.

Tracklist: A-Two Hands I / B-Two Hands II

Boris Hauf, Steven Hess, Keefe Jackson, Juun - Proxemics (Creative Sources, 2011)

Proxemics est l'oeuvre de quatre musiciens habitués à venir à Chicago, ou y résidant, ce pourquoi ils ont pu enregistré cet album en avril 2010 à l'Experimental Sound Studio. On y retrouve donc deux vents répartis chacun sur une enceinten, Boris Hauf (saxophones ténor et soprano, sinetones et harmonium) et Keefe Jackson (clarinette contrebasse et saxophone ténor) ainsi que Steve Hess à la batterie et à l'électronique, et enfin Juun au piano. La formation instrumentale n'a rien d'original, deux soufflants, un piano et une batterie, on pourrait presque croire à une formation jazz, mais c'est surtout l'usage des instruments et la forme des pièces qui est innovante, voire surprenante.

L'atmosphère est globalement calme durant ces 45 minutes, elle est même presque méditative la plupart du temps. Le quartet déploie de longues nappes sans pulsations, des nappes lisses qui transforment la durée en temps entièrement subjectif, ainsi que de longues phases où tout l'intérêt réside dans l'interaction entre les différentes idées musicales au caractère souvent obstiné. Ceci-dit, le jeu des instrumentistes est extrêmement puissant et l'ambiance est exceptionnellement tendue et forte, envers et malgré l'intérêt considérable porté aux textures et aux timbres. Encore plus étonnant, des lignes mélodiques n'hésitent pas à surgir et à nous emporter dans un torrent d'émotions, ce qui enlève tout caractère abstrait à cette étude sur l'interaction entre les musiciens, interaction qui, malgré ce qu'on a l'habitude d'entendre, peut aussi passée par des mélodies concrètes. Ce sont surtout les attaques des saxophones qui étonnent par leur puissance, des attaques franches, répétées rapidement après de longs intervalles, mais aussi les phrasés mélodiques et les esquisses rythmiques que Steve Hess maintient la plupart du temps à l'état embryonnaire. Il faudrait aussi noter avec quelle délicatesse et quel sens de l'espace Juun parvient à disséminer timidement quelques arpèges et bourdons au piano. Mais aussi, l'utilisation d'électroniques par Hauf et Hess qui flirtent aussi bien du côté du drone que de la musique concrète et du field-recording, tout comme les vents peuvent facilement passer d'un phrasé mélodieux à des techniques étendues réductionnistes (souffles, slaps). Le plus surprenant, c'est qu'avec tout ces éléments, le quartet ne verse ni dans l'abstraction ni dans le collage surréaliste. Il y a au contraire une profonde cohésion tout au long du disque et beaucoup de linéarité durant chaque pièce, car chaque idée est maintenue jusqu'à son épuisement, non pas formel, mais surtout émotionnel. Un peu comme si chaque idée musicale surgissait de la conscience collective du quartet lorsque la précédente ne faisait plus corps avec les émotions du collectif comme de l'auditeur.

Trois improvisations très cohérentes et chaleureuses, pleines d'émotions variées et sensibles, qui savent allier recherches formelles sur le timbre, les textures, et surtout les interactions entre les différents éléments instrumentaux et formels, avec une puissance et une force étonnantes véhiculées notamment par les lignes mélodiques mais également et surtout par les textures elles-mêmes. Recommandé!

Tracklist: 1-Public / 2-Social / 3-Personal

Henrik Munkeby Nørstebø - Solo (Creative Sources, 2011)

Henrik Munkeby Nørstebø est un jeune improvisateur norvégien qui collabore parfois avec Kim Myhr, et avec de grands ensembles d'improvisation libre, quelques groupes de free jazz ou de musique contemporaine et/ou expérimentale. Pour Creative Sources, il propose un exercice peut-être aussi difficile que rare et donc, original, un solo de trombone. Pour ma part, je trouve que ce Solo tombe très bien, car ce cuivre fait partie de ces instruments magnifiques qui tombent quelque peu en désuétude.

Tout d'abord, il y a eu Roswell Rudd, puis George Lewis, et enfin (et surtout), Albert Mangelsdorff, sans parler de Radu Malfatti. HMN arrive donc avec des précédents assez lourds de talent et de virtuosité, mais il n'y en a pas non plus une pléiade, sans compter que rares sont ceux qui se sont essayés à l'improvisation en solo. Car le Solo de ce jeune musicien part avant tout de l'improvisation, même s'il n'hésite pas à composer quelques lignes mélodiques distribuées parcimonieusement tout au long de ces dix pièces assez courtes. L'instinct, le corps et la spontanéité semblent guider la structure et la forme de ces pièces. Mais il y a aussi une direction très aventureuse, qui place HMN à la croisée du free jazz et du réductionnisme, car entre les mélodies le tromboniste explore de nombreux modes de jeux et différentes techniques étendues. Le cuivre se trouve exalté d'un côté, toute sa solennité traditionnelle et sa puissance sonore et émotionnelle sont constamment sollicitées par Henrik Munkeby Nørstebø, mais il se trouve également transcendé, ou plutôt transfiguré. Le son est transformé par la voix, la langue gêne l'embouchure, le souffle et d'autres "imperfections" sont également sollicités, la matière du cuivre conduit la voix, les pistons claquent, les attaques sont exacerbées, autant de techniques qui rappellent les expérimentations de la scène réductionniste, sauf qu'elles sont ici au service d'une énergie concrète et brute. Car HMN n'étale pas ses compétences techniques pour produire les textures les plus originales possibles, la technique est avant tout un moyen pour parvenir à une certaine dynamique, entre la mélodie primitive et une musique organique, qui provient avant tout du corps même du musicien.

Voilà à peu près ce qui fait de ce Solo une oeuvre personnelle et originale, qui touche au corps de l'instrumentiste plus qu'à son intelligence, à son intimité sans verser dans une introspection abstraite. Les dix pièces sont variées et virtuoses bien sûr, mais elles possèdent chacune leur univers qui n'est pas autonomisé, mais qui paraît au contraire sortir tout droit du corps de HMN. Les techniques étendues sont multiples et variées, mais pas gratuites, elles servent toujours une dynamique particulière et souhaitée par le tromboniste. En gros, on a ici un solo particulièrement intense, qui peut être aussi bien dansant qu'envoûtant, avec des pièces variées autant au niveau sonore qu'au niveau dynamique. Après un aussi bon début, j'attends avec impatience les prochains enregistrements de ce talentueux tromboniste du coup.

Greg Kelley / Olivia Block - Resolution (Erstwhile, 2011)

Resolution, une réunion fantastique de deux explorateurs sonores radicaux, publiée par les soins de Jon Abbey. A la trompette, on trouve Greg Kelley, connu pour le duo Nmperign, tandis qu'Olivia Block s'occupe du piano et de l'électronique.

Les deux musiciens américains s'amusent à brouiller les sources sonores, à mélanger les timbres de manière inextricable. Les deux pièces qui ouvrent et clôturent Resolution par exemple, "Pinholed and perpetual light 1 & 2", sont constituées d'une longue nappe faite d'un souffle à la trompette qui ne se distingue pas du souffle généré par Block, un souffle dont on n'identifie que difficilement la source. Le souffle sera d'ailleurs le principal élément utilisé par Kelley, un souffle agressif et corrosif, ou calme et discret, transparent ou virulent. A partir de ces souffles, Block tisse des fils, brode avec des sons souvent indéfinissables, construit des motifs qui se fondent dans les textures ou les explosent à partir d'accidents électroniques autant qu'acoustiques. Tels ces objets jetés dans le cadre du piano, ces bourdons à partir de cordes délicatement frottées, ces bruits de pas fantomatiques, aux frontières du réel et de la représentation, sans parler de ces étranges arpèges franchement inattendus au milieu du disque, et de toutes ces interactions avec le cadre du piano.

L'assemblage de ces textures est bien à l'image de la photo qui orne la pochette (prise par Olivia Block toujours), deux univers peut-être distincts, mais qui ne vont pas l'un sans l'autre, une opposition qui se maintient dans une unité très persistante et consistante. L'entente entre les deux instrumentistes est de l'ordre de l'incroyable presque, car si leurs univers individuels se distinguent clairement l'un de l'autre, l'unité qui les assemble en est d'autant plus surprenante. Une unité magique qui se fait dans des constructions poétiques d'éléments sonores assez intimes, mais pas si communs. L'intimité, ainsi que la délicatesse et la sensibilité, sont ce qui caractérisent le plus cette interaction entre ces deux perfomers qui arrivent ici à composer une musique extrême, sans concession, mais tout de même sensible et envoûtante.

Resolution rassemble donc cinq pièces qui peuvent être aussi bien lisses, simples, calmes et contemplatives, que denses, dynamiques et fortes. En tout cas, il y a toujours une profonde entente et une interaction sensible entre chacun des artistes qui composent ces poèmes sonores où des matériaux s'entremêlent inextricablement, matériaux parfois difficilement identifiables. La rencontre est surprenante car les individualités s'opposent nettement, mais forment aussi une unité puissante et consistante dans le jeux de questions et de réponses souvent inattendues auquel ils s'adonnent tous les deux avec une joie et une créativité totale. Un album aventureux, dense, osé, très original et plutôt sensible et poétique. Recommandé!

Tracklist: 1-Pinholed and perpetual light 1 / 2-Looking through bone / 3-How much radiance can you stand? / 4-Some old slapstick routine / 5-Pinholed and perpetual light 2

Jérôme Noetinger / Will Guthrie - Face Off (Erstwhile, 2011)

Will Guthrie, batteur originaire d'Australie installé à Nantes depuis quelques années, joue ici avec Jérôme Noetinger, figure émérite de la musique électroacoustique française. Très différent des dernières productions Erstwhile, ce duo s'inscrit dans une énergie beaucoup plus primitive et instinctive. Noetinger/Guthrie proposent ici 12 pièces assez courtes pour la plupart, douze sortes de collages pour la plupart tendus et énergiques, dédicadés au "cinéaste pour l'oreille" Alain de Filippis, et superbement masterisés par Giuseppe Ielasi. Les premières pièces ont un quelque chose de cartoonesque: assemblage de modulations analogiques, de micro-contacts, de percussions et de radios, la tension monte très vite, les deux musiciens augmentent le son très vite, puis coupent tout, sans prévenir, de façon inopportune. Collage presque surréaliste de matériaux parfois rudimentaires, parfois plus perfectionnés, qui vont du feed-back aux interférences lo-fi en passant par les harmoniques des cymbales. Il y a une ambiance souvent proche de l'hystérie, une forme d'énergie exarcerbée en tout cas, mais l'atmosphère peut aussi se détendre, seul un souffle analogique ou une peau caressée se maintiennent contre le silence parfois, ce que Jérôme s'empresse de détruire avec des interventions incongrues mais heureuses, avec des puissantes modulations de fréquences qui ne sont pas sans rappeler quelques expérimentations de la musique concrète.

La forme même du duo est une sorte de collage entre la musique improvisée européenne et la dynamique tension/rupture qui lui est propre, cette défragmentation de l'énergie qui consiste à en fracturer tout embryon dès que le climax est atteint (ce qui ne prend souvent pas plus de quelques secondes ici), ou à insérer des points de rupture dans des nappes de son calmes et contemplatives, des pics de tension hystériques et puissants. Assemblage de cet aspect de la musique improvisée donc, mais également des expérimentations de la musique électracoustique, avec le timbre spécifique aux manipulations de bandes analogiques (Noetinger) et de micro-contacts (Guthrie) à même la batterie ou sur d'autres supports plus bruts. Les sons sont donc très hétéroclites et les directions prises sont souvent innatendues et surprenantes. Une pulsation légère se trouve soudainement submergée par des fréquences parasitaires monstrueuses, une radio dialogue avec un micro-contact qui capte des vibrations inquiétantes, etc. On l'aura compris, la musique de ce duo est brute, radicale, et surtout, spontanée. Il n'est pas question de révolution timbrale, le contenu sonore est déjà connu de tous, mais formellement, cette forme de collage et d'utilisation instinctive de ces matériaux est plutôt innovante, on n'avait pas souvent entendu des bandes magnétiques utilisées avec autant d'énergie par exemple, et l'insertion des percussions, instrument tradtionnel sans hauteur déterminée, apporte également une touche de fraîcheur à cette forme d'improvisation électroacoustique.

Un duo puissant qui élabore des petits tableaux avec de la matière brute et primitive. Pas forcément très innovant, Face Off apporte quand même une touche de fraîcheur et de spontanéité, et surtout, il ne manque pas d'énergie ni de puissance. Recommandé.

Tracklist: 1-Snide / 2-Creep Show / 3-Slo-Nife /4-Swamp / 5-Le analise / 6-Cymslake / 7-Saw / 8-Carpet burn / 9-Atelier forge / 10-Crackney / 11-Saikopasu-komento / 12-Sunday morning english wine

Ernesto Rodrigues, Neil Davidson, Guilherme Rodrigues, Hernâni Faustino - Fower (Creative Sources, 2009)

Avant de passer aux albums plus récents parus sur Creative Sources, je finis cette rétrospective Ernesto Rodrigues avec un dernier quatuor datant de 2009. Quatuor presque traditionnel si ce n'est que le violon est ici remplacé par la guitare acoustique du britannique Neil Davidson. Mais hormis ce léger écart à la tradition, on retrouve toujours Ernesto à l'alto, son fils Guilherme au violoncelle, et Hernâni Faustino à la contrebasse. Parmi ces cinq productions d'Ernesto datant de 2006 à 2009, Fower est certainement ma préférée après le fantastique Drain, ce qui m'amène à conclure que l'exclusivité des instruments à cordes (car Drain était un trio pour cordes) est certainement ce qui réussi le mieux à cette musique si particulière.

On a ici trois pièces, mais c'est la première, "heuch",  qui occupe plus de la moitié de la durée du disque. Durant cette improvisation, le premier principe du quatuor est comme toujours d'agencer des textures, et pour ce faire, les quatre musiciens n'hésitent pas à retourner leurs instruments et leurs techniques dans tous les sens. Des double-cordes sont frénétiquement répétées, les instruments sont percutées à même le corps boisé, ou sur le chevalet, le crin des archets est autant utilisé que le bois de ce dernier, les cordes de la guitare sont actionnés par un objet motorisé pour en faire un bourdon, les harmoniques crissent, les basses du bois et des registres extrêmes envoûtent par leur rondeur. Si la musique du quatuor ressemble le plus souvent à un drone homogène, elle n'en est pas moins vivante et mouvementée, différentes nappes se succèdent, des nappes bruitistes, des nappes faites d'harmoniques, des nappes rythmiques; les drones peuvent aussi bien être agressifs, minimalistes, rythmiques, calmes, etc. Même si la plupart de l'improvisation est jouée à l'archet et si le son collectif est plutôt homogène, il y a de nombreux reliefs, des aspérités incessantes, des "accidents" souvent heureux, tels les pizzicato énergiques qui concluent cette pièce. On est plus envoûté que lassé par cette musique qui accentue les timbres et les textures avant tout, mais n'est pas sans accorder une grande importance aux variations d'intensité et de puissance.

Les deux dernières pièces, "haugh" et "hume", ne s'éloignent pas de cette lignée entamée par "heuch". On entend toujours les cordes motorisées de Davidson, les archets sur la touche ou sur le chevalet, des staccatos effrénés et abrasifs. La seule différence provient surtout de la durée des pièces, le fait qu'elles soient beaucoup plus courtes accentuent les différences d'intensités et cette variable prend alors une importance plus consistante, voire essentielle. D'un instant à l'autre, on peut passer d'un léger bruit blanc très faible à un mur de bourdons exceptionnellement puissant et grinçant. Les transitions sont tout de même très maîtrisées, il n'y a pas de rupture entre les différentes phases, mais le contraste est tout de même plus flagrant du fait d'une importance plus négligée aux développements des différentes  textures et des nappes successives.

Un disque exceptionnellement intense pour ce genre d'improvisation, Fower sait en effet manier les contrastes d'intensités, les différentes formes de tension et de puissance, ainsi que les relations entre ces éléments, mais aussi, et surtout, toute l'étendue sonore des instruments de ces cordes maîtrisées avec une virtuosité ahurissante. Trois improvisations pour quatuor à cordes, où chaque instrumentiste paraît avoir très bien intégré la gestion des tensions et des intensités mises en application dans la musique savante, la radicalité de l'improvisation libre européenne, la puissance du free jazz et la virtuosité du réductionnisme. Un album intense et éprouvant, puissant et contrasté, aventureux en somme, sans tomber dans le formalisme. Recommandé!

Tracklist: 1-heuch / 2-haugh / 3-hume

Ernesto Rodrigues, Guilherme Rodrigues, Carlos Santos, Andrew Drury - Eterno Retorno (Creative Sources, 2009)

Eterno Retorno, c'est Ernesto Rodrigues toujours à l'alto, avec son fils Guilherme au violoncelle, le fidèle Carlos Santos à l'électronique, et Andrew Drury aux percussions. Etrange référence à Nietzsche, car pour une fois, la musique de ce quartet est presque pulsée, du fait des percussions d'un côté, mais également de notes répétées frénétiquement aux cordes. Les quatre improvisations qui forment Eterno Retorno sont, contre toute attente, placées sous le signe d'une pulsation sous-jacente et implicite contrairement aux improvisations beaucoup plus texturales auxquelles nous ont habitués ce collectif d'improvisateurs, portugais pour la plupart.

Street Food, la pièce qui ouvre le bal, nous plonge directement dans un territoire agressif et énergique. Cordes et peaux sont frottées avec virulence, quand elles ne sont pas violemment percutées, et Carlos Santos n'hésite pas à en rajouter une couche avec des envolées analogiques intenses. Une improvisation extrêmement énergique, basée sur une intensité constamment soutenue et une atmosphère saturée, une ambiance d'une violence plus proche de la noise que de l'improvisation électroacoustique. Superbe. C'est ensuite que les choses se gâtent, l'espace se fait plus aéré, les interventions sont plus discrètes et plus douces. Il y a une bonne écoute entre les musiciens certes, mais le manque de relief et d'intensité, cette linéarité, produisent plus une sensation de lassitude et d'ennui que de tension. J'ai beau écouté et réécouté ce disque, pas moyen d'accrocher à toutes petites interventions discrètes et délicates qui ne font pas sens. Le dialogue est équilibré et sensé entre les musiciens certes, mais aucune forme ne surgit, l'intensité reste la même, et c'est un sentiment de monotonie qui finit par prendre le dessus.

Globalement, il y a une très bonne homogénéité dans le son de groupe, chacun sait se confondre ou se plonger dans le collectif, et les réponses sont souvent justes. Le problème vient surtout d'une trop grosse linéarité qui paraît avoir du mal à s'assumer. Tout le contraire de cette première pièce incroyable, cette pièce puissante et pleine de relief, qui ne laisse pas présager cette suite décevante. Ceci-dit, il y a tout de même quelques moments de tensions réussis (notamment sur la troisième pièce: Adamant Distances), où l'intensité est assez soutenue par rapport au reste des improvisations, mais la plupart du temps, c'est quand même une trop grande linéarité qui règne. Un disque auquel je suis assez indifférent... très mitigé.

Tracklist: 1-Street Food / 2- Good Dog, Cookie / 3-Adamant Distances / 4-Many Happy Returns

Ferran Fages - Llavi vell (L'innomable, 2011)

Publié par le label slovène L'innomable (le catalogue commence à devenir vraiment impressionnant), Llavi vell est une composition du guitariste espagnol Ferran Fages, il s'agit d'une seule pièce, où sont utilisés une guitare, des micro-contacts et des enceintes. Je ne sais pas à quoi peut ressembler la partition, peut-être que la pochette en représente des extraits, en tout cas, il ne s'agit certainement pas d'une portée, sinon elle ne pourrait qu'être saturée de notes indistinctes.

Car Llavi vell est avant tout une masse sonore de 45 minutes, une "masse fluide" comme le dit Ferran, qui peut facilement faire penser aux mouvements océaniques. Le mouvement de l'archet paraît être régulier et précis, mais le fourmillement d'harmoniques fait toujours la différence entre chaque aller et chaque retour de l'archet. Différence et répétition? Il ne s'agit pas de musique répétitive pour autant, la masse est comme informe, et même si elle peut paraître statique au premier abord, il y a toujours du mouvement, un mouvement pas franchement perceptible certes, très discret et sensible, mais toujours présent. Une masse sonore océanique, dont l'éternel mouvement est constamment différencié par des aspérités physiques ou des accidents météorologiques. Jamais une guitare acoustique n'aura produit une masse sonore aussi puissante et riche que Llavi vell, Ferran Fages a su ici en déployer une richesse encore insoupçonnée, en produisant à partir de cet instrument un mur de son aussi étendu que dans une performance noise électronique. Sauf que l'utilisation de la guitare acoustique comme base matérielle à cette masse sonore apporte une touche de finesse, de rondeur subtile, et de sensibilité chaleureuse, qu'aucun moyen technologique numérique n'aurait pu produire. Toute la beauté de Llavi vell repose en effet sur le mélange de ces deux aspects: l'intensité et la puissance d'une masse compacte, puis la finesse harmonique et la chaleur de l'instrument acoustique. D'un côté, Ferran exploite l'accumulation des sons jusqu'à la saturation pour obtenir une masse compacte et intense, une forme pachydermique en mouvement, mais il équilibre cette masse en exploitant également toute la richesse des cordes frottées, avec ses harmoniques ornementales et mélodiques qui ressortent sans cesse.

Le mur de son est inquiétant au premier abord, puis le mouvement perpétuel de l'archet rassure, et enfin les harmoniques et les infimes différences qui animent la vie de cette masse peuvent nous bercer tranquillement. Ferran Fages parvient ici à bercer l'auditeur avec une masse sonore imposante et linéaire, il le berce dans un paysage océanique, dans un océan de sons où le temps paraît s'être aboli. Le mouvement prend fin dans un entrecroisement de larsens, ce qui nous prépare au retour dans le temps, à notre sortie de cette esquisse d'éternité. Avec cette composition, Ferran Fages semble renouer avec une tradition musicale où la musique pourrait être la traduction humaine du temps cosmique et des mouvements qui animent ce cosmos. Une pièce intimement connectée aux mouvements de l'univers, à ses mouvements perpétuels, comme à sa temporalité, une forme de temps uniquement déterminée par tel ou tel mouvement. Magnifique!

Birgit Ulher, Ernesto Rodrigues, Carlos Santos - Doppelgänger (Creative Sources, 2007)

Publié en 2007, Doppelgänger est un trio électroacoustique qui réunit Ernesto Rodrigues à l'alto, Birgit Ulher à la trompette, ainsi que Carlos Santos au sample en temps réel (live-sampling), et je pense que ce dernier joue le rôle de doppelgänger, c'est-à-dire le double (maléfique ou bénéfique) des musiciens, l'ombre fantomatique qui les poursuit et surtout, les soutient. Pendant cinquante minutes, les trois musiciens originaires d'Allemagne et du Portugal proposent six improvisations où les textures acoustiques sont constamment remaniées et réinterprétées par Carlos.

Tout d'abord, comme au fondement, nous avons les textures instrumentales, toutes les potentialités sonores et techniques propres au violon et à la trompette sont déployées dans toute leur étendue. Le son du cuivre, des pistons, de l'air, les différentes attaques possibles et les jeux d'embouchures, de positionnement de la langue et des lèvres, sont diversement utilisés par Birgit. De son côté, Ernesto explore le violon dans sa matérialité même, bois, cordes, chevalet, cordier, sont frottés doucement ou violemment, le timbre est brut et les sonorités variées, toutes sortes de modes de jeux sont utilisés: l'archet rebondit, caresse ou racle l'alto, les cordes sont finement pincées ou le pizzicato se fait agressif, etc. Ces deux univers sonores s'emmêlent inextricablement, une grande attention est requise pour distinguer les différents timbres et les sources sonores. Car en plus, de son côté, Carlos en rajoute une couche en samplant ces deux univers pour en former un troisième, encore plus intimement entremêlé aux deux autres, le tissage et l'assemblage sonore se fait alors encore plus étroit et intime. Chaque phénomène sonore se trouve prolongé, un écho omniprésent constitue une nouvelle nappe qui soutient et maintient la connexion entre chacun. Comme dans l'excellent duo Butcher/Durrant, le sample se fait d'un côté extrêmement original et humain grâce à son matériau de base spontané et acoustique, et d'un autre côté, il constitue une surface interactive qui explose les frontières des instruments, qui déploie hors de toutes limites les possibilités techniques et sonores des instrumentistes.

A l'image de la photo d'Ernesto, le paysage est vaste, minimal, avec des traversées abrasives (route) et escarpées (relief), tout en restant humain (prairies, milieux naturels de l'homme). La connexion entre les trois musiciens est surprenante tellement elle est intime, et la délicatesse comme la sensibilité au son collectif autant qu'à ses variations et développements, aussi infimes et minimes soient-ils, sont constamment de mises. Six improvisations qui agencent des textures savamment, avec poésie et ingéniosité, dans une symbiose puissante et intense. Un album à écouter fort, qui demande quelque effort avant l'immersion, mais dont le voyage peut facilement ravir et surprendre.

Tracklist: 1-The iddle class / 2-The one / 3-Welt am draht / 4-The third man / 5-Face/Off / 6-Johnny Stecchino

Gust Burns, Ernesto Rodrigues, Vic Rawlings, David Hirvonen - Refrain (Creative Sources, 2007)

Refrain rassemble quatre musiciens plus ou moins connus, instrumentistes acoustiques et expérimentateurs électroniques internationaux. Gust Burns (piano) a déjà joué avec Stéphane Rives, Keith Rowe, Malfatti et d'autres, et a également été le directeur du Seattle Improvised Music Festival jusqu'en 2011. Je ne présente pas le second, Ernesto Rodrigues, violoniste qui dirige le label Creative Sources. Il y a ensuite Vic Rawlings (violoncelle amplifié, surfaces électroniques, loudspeakers), peu connu lors de cet enregistrement de 2007, il commence à se faire une réputation notamment depuis ses collaborations avec Greg Kelley, Bhob Rainey ou Mazen Kerbaj. Je n'ai jamais entendu parler du dernier musicien de cette formation, David Hirvonen (guitare électrique, électronique), et je n'ai pas non plus d'autres informations sur lui à part celles relatives à ce disque.

Comme sur de nombreuses productions du label portugais, ce quartet agence avant des textures (vous risquez de souvent cette expression...), des nappes froides et tendues, calmes et grinçantes. Les quatre musiciens produisent des drones qui se frottent sans s'assembler, des drones abrasifs et mouvants, aux frontières du bruit et du silence, de l'acoustique et de l'électronique. Quelques larsens, des touchés agressifs au piano, des sons électroniques simples, des micro-contacts effleurés et le bois du violon frotté forment les matériaux de base de ces textures. Il n'y a pas vraiment d'homogénéité sonore, les quatre musiciens préservent leur individualité à l'intérieur d'un timbre spécifique qui ne colle jamais avec les autres. L'ambiance est brumeuse, calme, et surtout, insensée. Aucune structure ne se dégage, seuls des  timbres surprenants et créatifs émergent parfois, mais j'ai eu beaucoup de mal à apprécier cette pièce qui m'a laissé assez indifférent. Seule la fin de ces 25 minutes m'a paru fonctionner, l'atmosphère se tend à ce moment, devient plus violente et puissante, plus forte et intense, et le son global tend à s'homogénéiser, aspire à la symbiose, avant de retomber dans un silence numérique qui laissera place à une coda pas forcément utile.

Tetuzi Akiyama & Takuji Kawai - Transition (Ftarri, 2011)

Depuis une dizaine d'années surtout, deux tendances ont fortement marquées les musiques improvisées et expérimentales, ainsi que certains compositeurs, le mouvement japonais Onkyo mais aussi la scène dite "réductionniste". Ces deux tendances se croisent dans plusieurs grandes personnalités comme Toshimaru Nakamura et Taku Sugimoto (avec qui Akiyama a souvent collaboré) ou encore Sachiko M pour ne citer que les plus connus; et c'est au Japon que leur influence est certainement la plus décisive et la plus fertile même si elle s'étend au-delà (en Europe et en Amérique à travers le collectif Wandelweiser par exemple). Le guitariste Tetuzi Akiyama ainsi que le pianiste Takuji Kawai s'inscrivent tous les deux dans cette lignée, et leur première rencontre publiée par le label japonais Ftarri, Transition, donne au silence et aux textures leurs lettres de noblesse.

Pour ces huit improvisations de durée moyenne, Kawai n'utilise qu'un piano ainsi que quelques préparations (des boulons et du fil) tandis que Tetuzi Akiyama réduit son instrumentation à une simple guitare acoustique qu'il joue la plupart du temps de manière traditionnelle sauf sur une piste où il la prépare. L'espace sonore est très aéré, les interventions sont éparses et les attaques extrêmement soignées, sans faire non plus dans le pointillisme. Chaque phrase jouée par Akiyama et Kawai est produite autant pour ses qualités musicales (construction d'un discours à partir de hauteurs déterminées, mais également et surtout à partir de textures/timbres spécifiques) que pour ses qualités acoustiques et physiques, c'est-à-dire pour sa résonance, l'empreinte qu'une phrase laissera après son attaque, soit la durée et la persistance d'un son dans le silence. Le silence en tant que tel est présent d'une certaine manière, même s'il est toujours orné d'un grain omniprésent (présence fantomatique de la machine enregistreuse ou du support matériel de l'enregistrement), d'une sorte de souffle, mais une place beaucoup plus considérable est accordée à la résonance, à la diffusion et à l'évolution du son dans l'espace comme dans le temps.

A l'écoute de Transition, on a souvent l'impression que deux pôles se superposent. Il y a d'un côté un pôle musical purement intentionnel, qui est la production du son et la construction des textures, des notes, ces phrases souvent arythmiques et atonales, ces fils non-idiomatiques qui se mêlent et tissent un réseau interactif complexe. D'un autre côté, un pôle plus aléatoire, que les musiciens contrôlent plus difficilement, même si une certaine maîtrise reste possible: je pense encore à la résonance. Il y a comme deux phases qui se superposent, s'opposent et sympathisent: la production d'une texture donnée, d'un son spécifique, puis le déplacement et l'évolution de ce son, acceptés et voulus par les instrumentistes, qui laissent tout de même la texture accomplir sa destinée spatiale. Et par moments, ces couches se croisent et s'entremêlent, la production sonore intentionnelle se retrouve traversée par la présence d'une résonance incontrôlable et magnifique.

Fondamentalement assez simples notamment lorsqu'ils sont pris individuellement, les discours de Kawai et Akiyama finissent par se complexifier lorsqu'ils s'entremêlent en un réseau complexe aux fonctions rhizomatiques. Les textures sonores produites par les instruments servent de base organique à une autre couche musicale composée par la résonance physique de Transition, une résonance poétique et fantomatique, libre et exaltée. Très beau!

Tracklist: 1-Continuation / 2-Superposition / 3-Confrontation / 4-Variation / 5-Transmission / 6-Realization / 7-Penetration / 8-Intervention

Ernesto Rodrigues / Mathieu Werchowski / Guilherme Rodrigues - Drain (Creatives Sources, 2006)

Cette semaine, j'ai reçu d'Ernesto Rodrigues une bonne dizaine de disques publiés par son label, donc autant vous dire que vous allez en bouffer ces prochains temps. Je pense les chroniquer par ordre chronologique, donc je commence par Drain, un disque publié en 2006 sur lequel on trouve Ernesto au violon alto, Mathieu Werchowski au violon, et Guilherme Rodrigues au violoncelle.

Je n'avais pas écouté ce disque depuis un bon bout de temps, et je me suis vite rendu compte de son caractère inimitable et de sa profonde singularité. A partir d'une formation instrumentale classique, Werchowski et les Rodrigues déploient et explosent les possibilités sonores de cette forme de trio. Les cordes sont pincées, frottées, raclées, caressées, tapotées, brutalisées, tandis que l'étendue atteint les lourds et ronds abysses du violoncelle aussi facilement que les harmoniques les plus stridentes du violon. Explosion de techniques étendues, mais aussi de modes de jeux, qui peuvent passer d'un instant à l'autre d'une forme mélodique ou rythmique à une forme purement bruitiste et timbrale, ainsi qu'à des bourdons ou à des formes percussives. 

Ceci-dit, les cordes frottées sont des instruments qui ont déjà été explorés dans tous les sens, à commencer par la musique savante, et ce notamment dans les années 60. Mais ce qui fait que Drain reste encore mémorable et digne d'intérêt cinq ans après sa publication, ce sont surtout les interactions qu'il déploie entre les trois musiciens. Et l'interaction, tout comme les dynamiques, est ce qui semble avoir le plus préoccupé ce trio lors de ces quatre improvisations, plus que l'exploration des instruments à proprement parler. Rodrigues père et fils, et Werchowski, ont su produire des textures extrêmement denses et intenses, des nappes pleines de tension et d'énergie, des nappes constamment mouvantes dont l'évolution est imprévisible (était-ce seulement prévisible pour les musiciens? rien n'est moins sûr). De manière générale, le son est assez homogène, les timbres se rejoignent, mais tout en se frottant, ou en se repoussant, ce qui fait que chaque instrumentiste se distingue clairement au sein d'un son plutôt globalisant. L'Individu au service de la communauté sonore en quelque sorte, les personnalités s'affirment dans leur singularité tout en se soustrayant à l'évolution du groupe. Ce qui fait des différentes textures explorées des univers singuliers où les tensions entre les instruments et les sons se résolvent dans la parfaite cohésion de cette communauté sonore. 

En bref, Drain rassemble quatre improvisations étonnamment denses et intenses, mais surtout débordantes d'énergie et de tension. Tension qui se résout comme je le disais dans la cohésion du son collectif; tandis que l'énergie de chacun est quant à elle exacerbée par la communauté des sons. Un disque puissant et original, extrêmement riche tant au niveau des timbres que des compositions de sons, car l'interaction possède ici comme une vertu émancipatrice et exaltante. Hautement recommandé!

Tracklist: 1-Graduation / 2-Light / 3-Metaphor / 4-Solitude

Flo Stoffner - ... And Sorry (Veto, 2011)

Flo Stoffner (Florian de son vrai nom) est un guitariste suisse dont je n'avais jamais entendu parler auparavant même s'il a déjà publié quelques disques, dont un chez Hathut en 2009. Ce jeune musicien propose donc ici son premier disque solo, sur un autre label suisse (moins connu que hathut certes), Veto records.

... And Sorry rassemble neuf pièces de guitare électrique, neuf pièces assez courtes qui durent en tout et pour tout 32 minutes. Stoffner explore tout au long de ces pièces partiellement improvisées des textures produites par des effets aux pédales ou dus aux modes de jeux. Longs drones, tremolos exagérés, sons saturés, mélodies méditatives, textures harsh se succèdent les uns après les autres et différents paysages surgissent ainsi pour former comme une suite de tableaux mentaux, peintures oniriques et intimistes d'un jeune guitariste un peu torturé. Quelques influences noise-rock dans certaines phrases et timbres utilisées, mais ressortent également des influences de la musique improvisée libre notamment dans l'utilisation d'une guitare préparée aux sonorités froides et métalliques. Les paysages sont stables durant chaque pièce mais varient ostensiblement d'un morceau à l'autre: ambiances industrielle, aliénée, contemplative, mélodique, expérimentale; chaque tableau sonore possède ses propres caractéristiques et produit un univers singulier, non pas extérieur à toute influence, mais marqué par des musiques que Stoffner a su assimiler et intégrer à un univers personnel. Car la musique du guitariste suisse est vraiment originale, même si les ambiances musicales ne sont pas sans évoquer des antécédents, leur manipulation est cependant personnelle, car la structure et l'évolution des pièces semblent spontanées et surgir directement des états d'âme de Stoffner, elles ne proviennent pas de codes et de programmes musicaux précis. Une utilisation émotionnelle et organique de codes musicaux déjà-connus.

Neuf pièces variées et personnelles, mais aussi torturées et sensibles, souvent froides et sombres; et qui, la plupart du temps, ne manquent ni de puissance ni d'intensité. Original, intime, simple (Stoffner ne fait pas étalage de virtuosité technique ou compositionnelle), ... And Sorry est un album marqué par une grande sensibilité, une modestie profonde, mais également par un grand respect envers les musiques qu'il s'approprie (que ce soit la noise, le post-rock, le métal ou la musique improvisée).

Tracklist: 1-Straight lost / 2-Lurch / 3-p.h.s. / 4-Low punch / 5-Tingle / 6-Thank you for the axe... / 7-... and sorry / 8-Wrong door / 9-Oh my God, it's so marvelous

Nate Wooley - [8] syllables (Peira, 2011)

[8] syllables, dernière parution chez Peira, et également ma dernière sélection provenant du label chicagoan, est un album solo du trompettiste de plus en plus renommé Nate Wooley. Pour une fois, le titre de l'album indique véritablement quelque chose sur la nature des compositions, car il s'agit ici pour Nate Wooley de composer des phrases musicales à partir de phonèmes, en adoptant les positions des lèvres, de la bouche et de la gorge sur la trompette même. Première particularité, la seconde est le lieu d'enregistrement, ISSUE Project Room où Nate Wooley était invité en résidence cette année, est une salle où la résonance atteint les sept secondes.

Par rapport au reste du catalogue Peira, [8] syllables fait vraiment figure d'ovni, d'une part parce que c'est un solo complètement écrit et prémédité, mais surtout quant à sa structure et à l'univers musical qui en ressort. Si le trompettiste produit souvent de longs flux mouvants autour d'un pôle instable, à l'aide du souffle continu, en ne s'écartant jamais trop de l'axe sonore initial, des flux souvent très énergiques et puissants, ces phrases sont néanmoins espacées par des silences excessivement longs, des silences extrêmes et radicaux. Il y a une frontalité brutale, une séparation qui ne supporte pas la conciliation, entre les sons produits (longs flux interminables ou très éphémères cris véhéments) qui résonnent et emplissent lentement l'espace qui se sature vite de sons, et les silences interminables et bruts qui ponctuent et structurent cette unique pièce. La confrontation est brutale, extrême et agressive, il y a comme une disjonction exclusive et radicale entre le son et le silence durant ces cinquante minutes.

Côté sonore, Nate Wooley explore toujours les potentialités de la trompette, et fait sensiblement varier ses sonorités en utilisant des postures corporelles provenant de la langue orale. Je dis bien sensiblement, car la différence n'est franchement pas flagrante, et ce sont plutôt les qualités acoustiques du lieu d'enregistrement qui renouvellent le timbre et le paysage sonore du cuivre. Nate Wooley est toujours épatant de virtuosité néanmoins, et il parvient constamment à utiliser toute l'étendue sonique de la trompette à des fins structurelles et émotionnelles fines et intelligentes. Car [8] syllables n'est certainement pas qu'une composition conceptuelle, l'utilisation du silence et l'attente qu'elle suscite produisent chez l'auditeur une tension parfois aux limites du supportable. Tandis que la puissance sonore des interventions plutôt pointillistes et hurlantes autant que les longues phrases continues suscitent quant à elles des émotions intenses et puissantes, dès lors que le son parvient à traverser la totalité du corps de l'auditeur de par sa puissance étonnante.

Ce retour à l'acoustique pure, après une utilisation prépondérante des systèmes d'amplification comme dans son précédent album solo Trumpet/Amplifer et High Society avec Peter Evans, confirme encore une fois le talent, la puissance et la créativité de Nate Wooley, trompettiste improbable et aventureux qui parvient toujours à explorer de nouveaux univers radicaux et extrêmes, comme ce dernier, mais toujours fins et nouveaux. Recommandé!

Kimmel, Moré, Wick Trio - Tilting (Peira, 2011)

On reconnaît le design, il s'agit encore d'une publication Peira. Trio acoustique avec Jeff Kimmel à la clarinette basse, David Moré à la scie musicale et Jacob Wick à la trompette, Tilting embrasse avec humour et allégresse l'improvisation libre. Durant une trentaine de minutes, le trio Kimmel, Moré, Wick compose huit courtes pièces énergiques et aventureuses. Souffles, cris virulents, bruits véhéments, questions interrompues, ruptures, tout ceci se croise et s'enchevêtre comme dans un jeu de légo surréaliste. Un jeu interactif ultra-dynamique, qui superpose des discours denses et intenses très à l'écoute l'un de lautre, tout en sachant ménager des pauses en-dehors des fractures qui cassent les différentes énergies. Tilting n'est pas seulement une démonstration de virtuosité et une négation de la musique, malgré l'omniprésence de techniques étendues, l'absence de pulsations, de rythmes et de mélodies, ce trio acoustique sait aussi ménager l'auditeur avec de nombreuses touches d'humour, telles ces phrases aux intonations de questions à la trompette, ces sonorités primitives, et ces ruptures constantes qui semblent toujours poser une distance vis-à-vis de l'intervention fracturée. Des improvisations comme décalées, légères, mais tout de même puissantes et intenses, car ce qui se passe entre chaque musicien étonne, la cohérence et la cohésion du trio est telle qu'on ne sait pas souvent qui fait quoi malgré la diversité des instruments. Un son collectif définitivement attentif à chaque membre et à ses possibilités instrumentales autant qu'à ses potentialités. On regrettera seulement la trop courte durée de ces pièces qui ne permet pas de pleinement se projeter à l'intérieur de ces univers pourtant aventureux, ainsi que cette balance constante entre un discours proche de l'hystérie où les réponses fusent à une vitesse furieuse et insaisissable, et un paysage plat et étendu, où les souffles et les frottements ne forment que peu de relief. Cette alternance entre ces deux ambiances paraît un peu facile et déjà entendue, et on se lasse assez vite de ces résolutions dans une atmosphère bruitiste, espacée et méditative. Ceci-dit, Tilting vaut tout de même le coup d'oreille pour son énergie surprenante et son humour décalé, mais aussi pour la virtuosité de Jacob Wick, formidable trompettiste qui parvient à déployer les différentes possibilités de ce cuivre selon les dynamiques et les énergies recherchées et construites. Un album tout de même plein de spontanéité, d'énergie véhémente, de talent instrumental et de créativité sonore. A écouter par curiosité.

Tracklist: 1-Horns Rev II / 2-Thanet / 3-Dabancheng / 4-Alpha Ventus / 5-Gansu / 6-Nysted / 7-Alta / 8-Burbo

The Green Pasture Happiness - Aut Disce Aut Discede (Peira, 2011)

The Green Pasture Happiness est un autre trio publié par Peira, un trio cette fois-ci entièrement électronique, avec Daniel Fandiño aux platines, Brian Labycz à l'électronique et Aaron Zarzutzki aux platines sans sorties audio. Un CD-r plutôt court (36 minutes) qui regroupe trois improvisations électroacoustiques, trois pièces enregistrées en live entre l'improvisation libre, la noise et la musique concrète. Le trio explore des textures abrasives et industrielles, bruitistes et agressives sans pour autant en faire un mur de son. Il s'agit plutôt d'interventions éparses et discrètes, souvent éphémères, qui laissent toujours la place nécessaire aux sonorités de chacun ainsi qu'au silence. Je n'avais pas écouté le premier enregistrement de ce trio, et je connais assez peu ces trois musiciens, mais Aut disce aut discede ("soit apprendre soit partir") semble appartenir à cette nouvelle scène d'improvisation bruitiste américaine, aux côtés de Kamerman et Stephenson par exemple. Les textures utilisées sont brutes, primitives, et sauvages, comme des raclements de tôle ou des clous traînés sur l'asphalte brûlant. Les improvisations ne sont pas clairement structurées, les sonorités ne sont pas identifiables, mais ce trio tente malgré tout de créer de la musique hors de tous les principes musicaux (de notation, de rythme, d'harmonie, de structure, de techniques instrumentales, etc.). L'expérience est risquée mais il y a tout de même quelque chose qui surgit, qui émerge: l'intention musicale. The Green Pasture Happiness parvient à dévoiler la formalité et la contingence des principes qui régissent toute musique en les refusant, mais en parvenant tout de même à créer des pièces précises, pleines d'écoute et d'attention extrêmement sensibles, uniquement grâce à l'intention de produire de la musique, et non un bruit désordonné (même si une oreille non-avertie jugera certainement cette musique comme une masse informe de bruits désagréables et insensés). Cependant, il y a tout de même une extrême attention aux intentions et aux sonorités de chacun, une écriture qui parvient à équilibrer les nombreuses ruptures avec certains aspects linéaires(car la constance des fractures devient linéaire au bout d'un moment), ainsi qu'à l'espace sonore qui est plutôt bien équilibré entre le silence, des interventions pointillistes et quelques drones, ce qui suffit amplement à qualifier cette oeuvre comme musicale. Improvisation expérimentale qui tente de maîtriser, de "musicaliser" et de magnifier le bruit en utilisant des machines/objets non musicaux comme des instruments, Aut disce aut discede se déplace sur un terrain risqué et très escarpé, un terrain auquel on n'adhère difficilement mais qui vaut la peine d'être étudié et exploré, au moins pour sa singularité et son aspect très aventureux.

Tracklist: 1-You live in a fucking tent / 2-Should I take your silence as a "not-interested"? / 3-A spiritual brown

Gregorio, Roebke, Labycz Trio - Colectivos (Peira, 2011)

Le label Peira (spécialisé dans la publication de CD-r d'improvisation libre) indique sur son site que ce trio explore différentes formes d'improvisations, de l'improvisation collective libre, à une base écrite, à partir de notations, de graphismes ou de vidéos. Exploration à laquelle s'attachent trois musiciens: Guillermo Gregorio à la clarinette, Jason Roebke à la contrebasse et Brian Labycz à l'électronique. Suite de onze improvisations électroacoustiques assez courtes donc, où des lignes mélodiques se superposent à des bruits électroniques incongrus et discrets et des phrases dynamiques à la contrebasse. On trouve de multiples jeux de ruptures et de fractures, tant au niveau des énergies, des mélodies que de l'espace. Tout au long de ces pièces, malgré de nombreux airs de déjà-entendu (on pense souvent à Braxton), la virtuosité et une profonde écoute sont constamment de la partie. Il y a toujours une place et un espace réservés au discours de chacun, les individualités s'équilibrent - sans s'annihiler - tout comme l'espace. Mise à part la trop grande discrétion de Labycz, chaque improvisation équilibre savamment l'espace des discours mais également du silence. Un silence qui n'est pas souvent présent en temps que tel, mais que chacun sait utiliser de manière individuelle afin d'aérer la structure des improvisations et d’approfondir certaines formes de dialogue. 

Pas ou très peu de techniques étendues ici, les deux instrumentistes choisissent un jeu traditionnel où les phrases s'enchaînent avec virtuosité. Chacun a plutôt décider d'explorer les interactions possibles entre des dynamiques variant sans cesse (entre la mélodie mielleuse et des cris explosifs), se fracturant, disparaissant et réapparaissant momentanément. De son côté, Roebke parvient à approfondir et à donner du relief au dialogue acoustique avec des interventions souvent discrètes et minimales, mais aussi agressives et énergiques de temps à autre. Ceci-dit, il n'y a pas grand chose de nouveau, aucune différence sensible n'est perçue selon les manières d'appréhender l'improvisation, et la délicatesse de l'écoute de chacun tout autant que la virtuosité ne parviennent pas à combler le manque de créativité de ces onze pièces, à l'exception près de Labicz peut-être qui est néanmoins et malheureusement trop absent à mon goût.

Tracklist: 01-Colectivo 1 / 02-Video (Roebke) / 03-Two Rows by Juan Carlos Paz (Gregorio) / 04-Colectivo 2 / 05-Improvisations on a Sonatina by Esteban Eitler (Gregorio) / 06-Colectivo 3 / 07-Open (Roebke) / 08-Coplanar Nr. 4b (Gregorio) / 09-Colectivo 4 / 10-Event (Roebke) / 11-Colectivo 5