Antoine Beuger - 24 petits préludes pour la guitare

ANTOINE BEUGER - 24 petits préludes pour la guitare (Wandelweiser, 2013)
Il n'y a pas très longtemps, j'écoutais un solo de guitare acoustique par Kim Myhr, mais de manière générale, ce n'est tout de même pas courant de trouver des disques de musique expérimentale avec seulement de la guitare sèche. Et quand on en trouve, c'est souvent de la guitare préparée ou jouée avec des techniques étendues. C'est une des rares fois donc que j'écoute un solo de guitare sans effets ni amplification ni techniques étendues avec cette suite de courtes pièces composées par Antoine Beuger et réalisées par Cristian Alvear Montecino.

Il s'agit de 24 pièces de moins de quatre minutes, composées à chaque fois d'une poignée de notes arpégées, genre entre trois et six peut-être. A l'intérieur, beaucoup de silence, et une absence de narration, d'où l'impression très forte d'être en face d'une oeuvre linéaire et unique, et l'impossibilité de distinguer le début et la fin de chaque prélude. Tout est joué dans le registre médium, à un volume constant, et à un tempo très lent. La réalisation de Montecino est vraiment bien je trouve car il met en avant une des propriétés sonores fondamentales de la guitare (et c'est peut-être celle qui a intéressé Beuger pour écrire ces préludes) : l'attaque assez forte des cordes et un enrichissement harmonique aussi rapide que la disparition de la note. Avec cette réalisation, on a l'impression d'être dans une sorte de rêve où tout paraît vaporeux et fantomatique : les notes surgissent d'un coup, s'enrichissent en son, et disparaissent subitement. Rien n'est constant, rien n'est fixe, tout paraît évanescent et fuyant, et c'est ce qui fait le charme de ces préludes je trouve.

Ceci dit, il faut encore trouver et prendre le temps d'écouter ces préludes. Car il s'agit tout de même d'une suite très monotone de plus d'une heure de guitare acoustique. C'est donc assez exigeant d'une certaine manière. Mais bon, il s'agit d'une suite tout de même très poétique, belle et subtile, qui ressemble en certains points (silence, registre minimaliste, etc.) à de nombreuses publications Wandelweiser, mais qui possède néanmoins cette touche propre à Beuger et qui fait son originalité : une recherche constante de la beauté dans des phrases minimalistes, d'une beauté extérieure aux notes et aux timbres. Beau travail.

Craig Shepard - On Foot

CRAIG SHEPARD - On Foot (Wandelweiser, 2011)
En 2005, le jeune compositeur Craig Shepard faisait une radonnée d'un mois et de 400 kilomètres à travers la Suisse. Chaque jour, il s'arrêtait à un endroit précis pour écrire une courte pièce liée à l'environnement où il se trouvait, et la jouait en public et en extérieur dans l'environnement (square, pont, etc.). Un projet que Shepard a intitulé On Foot, composé de 31 pièces, dont six ont été réalisées pour cette publication de 2011 aux éditions Wandelweiser.

Les cinq premièrs extraits de ce projet sont de courtes pièces de moins de dix minutes. La première est un solo de mélodica réalisé par Christian Wolff, la deuxième un solo de clarinette par Katie Porter, la troisième un quartet avec Antoine Beuger (flûte), Jürg Frey (clarinette), Marcus Kaiser (violoncelle) et Tobias Liebezeit (percussion), la quatrième un solo de Frey, suivi d'un solo de Beuger. Contrairement à de nombreuses compositions issues de wandelweiser, les sons utilisés pour On Foot sont clairement mélodiques sur ces cinq pièces. Il y a toujours du silence, un silence qui révèle plus l'environnement de l'auditeur que celui des musiciens (pour remarquer celui-ci, il faut jouer le disque vraiment fort), mais entre ces silences, ce n'est pas juste du son, ce ne sont pas de longues notes tenues ni des bruits, ce sont bien de courtes phrases mélodiques, écrites la plupart en mode majeur, avec des rythmiques sautillantes. Shepard a bien écrit ses pièces en retranscrivant l'atmopshère que lui évoquaient les environnements dans lesquels il se trouvait, ainsi que son état d'esprit à ce moment j'imagine. Du coup, la plupart sont plutôt joyeuses et légères, et paraissent moins sérieuses que ce qu'on peut avoir l'habitude d'entendre sur wandelweiser.

Pourtant, la dernière pièce - la plus longue avec ses trente minutes, interprétée par Liebezeit aux percussions et Kaiser au violoncelle, montre très bien avec quelle science et quel sérieux ces pièces ont pu être écrites. L'équilibre entre le son et le silence est ici ultra précis, chaque son paraît arriver au moment idéal. Il ne s'agit plus vraiment de mélodie, à moins que ce ne soit une sorte de mélodie très étirée et plutôt solennelle (effets des cloches obligent), car chaque silence - qui dure presque une minute - est suivi d'un son de cloche accompagné du violoncelle qui joue les harmoniques de la cloche. C'est extrêmement précis, savant (et superbement réalisé : on distingue à peine le violoncelle tellement il se fond dans les résonances des percussions) ; Shepard sait vraiment comment écrire de la musique, qu'elle soit plutôt mélodique, plutôt  abstraite, plutôt sonore ou silencieuse.

Quand j'écoute ce disque, qui se démarque pour son côté plus musical et mélodique, j'ai vraiment hâte d'écouter les nouvelles versions disponibles sur On Foot : Brooklyn. Shepard propose des pièces qui semblent vraiment bien interagir avec l'environnement dans lequel elles ont été composées, elles semblent en retranscrire un grand nombre d'émotions et d'atmosphères relatives. C'est beau, poétique, sensible, profond, et précis. Conseillé.

Predicate - Nails

PREDICATE - Nails (Gaffer, 2013)
Nails est le deuxième album du quartet anglais Predicate, une formation free jazz/rock qui réunit Tim Hill aux saxophones alto, baryton et sopranino, Alex Ward à la guitare électrique, Dominic Lash à la contrebasse et Mark Sanders à la batterie. Ce qui est intriguant avec ce disque, c'est que la plupart des musiciens viennent de l'improvisation libre non-idiomatique, (notamment Sanders et Ward), quand ce ne sont pas des proches de Wandelweiser (pour Lash Surtout). On a donc un quartet qui joue une musique pas forcément usuelle à leurs yeux, ce qui rend ce disque un peu curieurx je trouve.

Les six morceaux de ce disque sont écrits par Ward seul, ou de manière collective. Il y a dans chaque pièce une part de compoition, avec bien sûr de nombreuses improvisations, mais tout de même assez idiomatiques pour la plupart (jazz, fusion, free, rock). La guitare avec sa distorsion est très rock, le saxophone, très lyrique, et la section rythmique est par contre un peu plus libre et ouverte. Mais de manière générale, ce quartet propose une sorte de jazz avant-gardiste, teinté de rock et de free improvisation. Je ne trouve pas ça extraordinaire, les formes sont plutôt attendues, mais c'est quand même bien réalisé, et ça s'écoute facilement, comme quelque chose d'asez frais. Predicate parvient à maintenir la tension et l'intensité des compositions comme des improvisations, il n'y a pas trop de flottements, et c'est joué avec sincérité, honnêteté, et non comme une forme d'exutoire musical.

Et puis il faut le dire, c'est intéressant de voir que ces musiciens peuvent aussi jouer autre chose que ce que l'on attend d'eux, une musique peut-être plus personnelle, plus accessible, plus "musicale" et "populaire" mais tout de même jouée avec sérieux, attention et soin. Après, pour quelqu'un qui aime le jazz, le rock et l'improvisation libre, je pense que ça peut beaucoup plaire, car on y trouve tout de même le swing du premier, la force du second, et la liberté de la dernière.

Costis Drygianakis - Blown Into Breeze [LP]

COSTIS DRYGIANAKIS - Blown Into Breeze (autoproduction, 2013)
Costis Drygianakis est certainement l'un des acteurs grecs les plus intéressants de la musique concrète d'après le peu que j'ai déjà entendu. Il compose une musique électroacoustique très personnelle, notamment sur le dernier LP qu'il vient de publier, Blown Into Breeze, basée non pas sur des enregistrements "concrets", mais principalement sur des enregistrements instrumentaux d'amis, ainsi que des interviews. Outre les pré-enregistrements instrumentaux, plusieurs musiciens ont également participé à la réalisation de cette pièce en quatre parties, parmi lesquels on peut trouver Nikos Veliotis (violoncelle), Stylianos Tziritas (clarinette), Manos "Ego Death" Michaelides (électronique), Dimitris Aitopoulos (guitare), Stathis Theocharakis (piano, clavier), Lilly Variaklioti (voix), et Tasos Stamou (cithare). Et dans les enregistrements assemblés et manipulés, on retrouve également des musiciens et des artistes tels que Marcel Duchamp, Angharad Davies, Coti K., Rodhri Davies, et de nombreux instrumentistes grecs.

Les sources sonores sont très variées, et sont la plupart du temps sur support analogique je pense (cassette et bande magnétique). Avec tout ce matériel sonore, Costis Drygianakis assemble, colle, édite et compose au final une grande symphonie sonore très abstraite composée néanmoins de sons instrumentaux principalement. Avec Blown Into Breeze, le compositeur grec propose aux auditeurs une plongée vraiment immersive dans le son, dans le son des instruments et dans des atmosphères intimes et personnelles. Toutes les sources, même et surtout si elles sont idiomatiques, sont éditées et assemblées de manière à se déparer de leur signifiance pour n'être plus que du son pur, au même titre qu'une composition abstraite réalisée par ordinateur.

Drygianakis a composé ici une symphonie grandiose et monumentale, une symphonie purement sonore, avec des textures très riches et variées, des écarts de dynamiques et d'intensité très forts. La structure des pièce est basée sur des évolutions narratives qui progressent selon des critères d'abstraction et d'immersion, ou d'intensité et de volume. On va du calme épuré avec une seule voix au gros collage monumental avec une dizaine de sources assemblées pour former un cluster et une masse sonore nuageuse et énergique. Les sources sont reconnues par moments avant d'être noyées dans un nuage acoustique.

Une composition vraiment belle, riche, fraiche, et étonnante. Drygianakis a élaboré son propre langage (qui m'a un peu fait penser à Karren d'Olivia Block pour le peu que je l'ai écouté), une sorte de musique concrète acoustique, une nouvelle musique concrète où les instruments sont au premier plan, mais pour des qualités purement sonores et atmosphériques. Puissant, détonant, intelligent, et frais surtout. Conseillé.

Knyst!

KNYST! - sans titre (Gaffer, 2013)
Premier album du trio Knyst!, publié dans la série free jazz du label lyonnais gaffer. Un album sans titre, pour une musique pleinement free jazz, influencée par Braxton et le bop en premier lieu. Knyst! est un trio danois formé par Kasper Skullerud Vaernes au saxophone alto, Christian Meaas Svendsen à la contrebasse et Andreas Wildhagen à la batterie.

Knyst! n'est pas dans l'improvisation libre, ni dans la surenchère de la spontanéité. Il y a des compositions, et des idiomes, et c'est ce qui fait leur charme. Des compositions héritées de Braxton (à la première écoute je croyais que c'était des reprises tellement elles sont similaires), atonales, très rythmiques, avec les rythmiques binaires à l'unisson caractéristiques des compos des années 70. Et lors des improvisations, les idiomes propres au bop comme les cris propres au free jazz sont là, ainsi que les lignes de basse harmoniques et les rythmiques ternaires et swing à la batterie. Je ne peux pas m'empêcher de penser aussi aux musiciens d'Umlaut qui évoluent sur un terrain similaire, un terrain très influencé par la composition, le bop et le free jazz dans la tradition américaine des années 60 et 70.

Knyst! équilibre très bien l'écriture stricte et très précise, l'improvisation collective, la liberté, les accentuations bop et les cris free, la mise en hiérarchie ou non des instruments, les moments de calme, de rapidité, de fureur et de mélodie. En gros, du bon free à moitié bop, joué avec précision, passion, de manière énergique tout en sachant s'écouter. Conseillé à tous ceux qui suivent le label Umlaut et les disciples de Braxton.

colin webster

COLIN WEBSTER - Antennae (Gaffer, 2013)
Le label français gaffer, plutôt spécialisé dans le free jazz et le power free/free noise, propose ici en format cassette le premier solo d'un jeune saxophoniste basé à Londres : Colin Webster. 18 improvisations plus deux remixes, pour une durée totale d'une trentaine de minutes à peine. CCes quelques vingt improvisations sont donc très courtes, mais elles s'enchaînent et sont continues, et on ne distingue pas les changements de morceaux. Colin Webster, aux saxophones alto, ténor et baryton, évolue sur des terrains assez similaires, qui s'enchaînent très bien les uns aux autres. Pour donner un ordre d'idée, je dirais que son jeu se situe entre celui de Mats Gustafsson et celui de John Butcher. D'un côté le baryton est prépondérant, Webster l'utilise avec énergie, intensité et profondeur, et d'un autre côté il utilise beaucoup de techniques étendues abstraites et purement sonores. Avec ce premier solo Colin Webster mélange le cri du saxophone avec l'abstraction des slaps et du bruit des clefs. On n'est jamais dans le free pur et une musique maximale, énergique et intense, mais on n'est jamais non plus dans l'abstraction pure et la recherche totalement sonore.

Colin Webster propose quelque chose d'assez consensuel je trouve en fait, du free un peu abstrait mais pas trop, une sorte de musique réductionniste un peu énergique mais pas trop. Résultat ? ce n'est ni vraiment puissant, ni vraiment profond - au niveau de l'intensité de jeu et du développement d'un langage sonore propre.

DEAD NEANDERTHALS - ... And it ended badly (Gaffer/Raw Tonk, 2013)
Initialement, Dead Neanderthals est un duo composé de René Aquarius à la batterie et d'Otto Kokke au saxophone baryton. Pour ce CD publié par gaffer et raw tonk, le label de Colin Webster, ce dernier (toujours aux saxophones) s'invite dans cette joyeuse partie intitulée ...And it ended badly.

Ce projet est purement free, enfin free comme on l'entend aujourd'hui, le free tel quel Gustafsson et d'autres ont pu le propager. C'est à dire que c'est puissant, violent et intense, que c'est rock aussi et jamais très éloigné de la noise. Il n'y a d'ailleurs qu'à écouter la batterie qui n'hésite pas à donner dans les patterns hardcore, ou les saxophones qui sont le plus souvent en train de hurler comme des guitares saturées et distordues. Et même s'il y a bien sûr des phases plutôt calmes, même un peu mélodiques, elles ne sont là que pour amorcer un crescendo, pour annoncer un climax toujours au centre de l'improvisation. Car oui, avec Dead Neanderthals, l'important est de jouer viscéralement, avec ses tripes, de taper, de souffler, vite, toujours plus vite, fort, toujours plus fort, et de se concentrer avant tout sur l'énergie du trio.

Et avec ces six improvisations, l'énergie, elle y est, la violence aussi - une violence non-agressive, sûre d'elle et sereine en quelque sorte. Les Dead Neanderthals proposent avec ce disque six morceaux vraiment puissants, énergiques et intenses, qui tiennent la route je trouve. On pense facilement à Zu, à The Thing, et à d'autres trio de power free et de free noise, ce n'est pas forcément original, mais c'est très bien fait, avec conviction, avec de la personnalité et du caractère, et avec les tripes. Bon travail.

Evol - Sense Títol [cassette]

EVOL - Sense Títol (Munt, 2013)
Pour cette première publication cassette, Munt propose l'enregistrement live d'une composition pour ordinateur et synthétiseur numérique écrite par Evol (Roc Jiménez de Cisneros & Stephen Sharp), déjà publiée sur le vinyl Right Nightmare. La performance avec lumière stroboscopique qui éclairait des chiffres peints à l'acrylique phosphorescente sur les murs et diffusion quadriphonique réunissait ici Roc Jiménez de Cisneros et Jordi Salvado.

La musique d'Evol est là encore très brute, radicale, extrême, et épurée. Un ordinateur, un klaxon à air comprimé (celui des supporters), passé au crible d'effets simples (arpégiateur surtout). Une seule et même fréquence, avec une enveloppe à peine présente, est triturée et manipulée de manière interminable. Elle est diffusée en boucle de manière courte, rapide, avec attaque, sans attaque, grave, aigue. Elle ressemble parfois à un drone, puis à une instru, puis à un beat. Mais c'est toujours la même, avec la même forme d'onde, où seule la vitesse de la fréquence semble légèrement osciller. Evol parvient encore une fois à produire une musique simultanément homomorphique et en constante variation. Ca bouge sans cesse, oui, mais c'est toujours la même chose qui bouge. Jusqu'à ce qu'arrive clairement le klaxon, trituré de la même manière que la fréquence précédente, avec son timbre encore plus dur, plus nasillard, plus insupportable.

Un enregistrement d'une demi-heure sur une seule face de la cassette : toujours aussi exigeant et extrême. Encore une composition pour ordinateur proche de la musique rave pour l'aspect répétitif et aliénant, pour le timbre brut et dur, mais qui ressemble aussi et surtout à une géométrie non-euclidienne et distordue faite de lignes constamment rompues et infinies, de distorsion de l'espace et du temps, de sons irréels, toujours similaires et toujours surprenants. Excellent.

Evol - Something Inflatable [LP]

EVOL - Something Inflatable (Alku, 2013)
Ceux qui ont connu les heures de gloire du hardcore et du gabber au début des années 90 se rappellent peut-être de "poing", une sorte de tube gabber qui date de 1992 et que l'on doit à Rotterdam Termination Source : un beat lourd et gras, puissant et rapide, et un sample unique tout ce qu'il y a de plus simple - qui a donné son nom au morceau - un 'poing' constant et aliénant (voir clip ici). Vingt ans plus tard, c'est à Evol de rendre hommage à ce morceau, à sa manière, c'est à dire décalée, déconstruite et encore plus aliénante.

Le duo espagnol aujourd'hui composé de Roc Jiménez de Cisneros et de Stephen Sharp propose une pièce de techno complètement barrée de 30 minutes composée sur ordinateur. Une pièce faite uniquement de beats, des beats gabber complètement déconstruits, sans pulsation, en constant mouvement, auxquels répondent les fameux poing en hommage à RTS. La pulsation est vraiment insaisissable, elle varie constamment, se ralentit, s'accélère brusquement, s'interrompt, au même titre que l'enveloppe et que la vitesse des fréquences en route. Un son très élastique qui ressemble beaucoup à de l'analogique, mais qui semble programmé à partir de programmes de composition aléatoire, avec des variations insensées et épuisantes de vitesse qui équilibrent la constance des sons. Car l'instru comme le beat, un poing et un kick, ne varient quant à eux quasiment pas, au niveau du timbre et de la dynamique en tout cas. Something inflatable est une pièce imperturbable d'un côté, sans début ni fin, mais qui n'arrête pas non plus de changer, de se modifier, et dont l'évolution pourrait aussi être perpétuelle.

De la techno gabber très brute, bizarre, aliénante et sauvage. C'est épuré jusqu'à l'abstraction, répétitif et mouvementé jusqu'à l'épuisement. Une pièce dure, exigeante, radicale, unique, de déconstruction de la techno et du gabber : vivement conseillé.

CM von Hausswolff / Jason Lescalleet / Joachim Nordwall - Enough!!!

CM VON HAUSSWOLFF/JASON LESCALLEET/JOACHIM NORDWALL - Enough!!! (Monotype, 2013)
Enregistré à l'issue project room (à Brooklyn), Enough!!! regroupe trois personnalités bien distinctes que je n'aurais jamais vraiment cru voir rassemblées un jour : les Suédois Carl Michael von Hausswolff et Joachim Nordwall, accompagnés de Jason Lescalleet. Une seule piste de près de cinquante minutes, composée de trois couches sonores. Enough!!! flirte avec le drone et l'ambient, mais une sorte de drone avec une personnalité très forte et un caractère très profond. La pièce proposée par le duo est calme et linéaire certes, il y a toujours une basse ou une nappe statique et immuable en arrière-plan. Mais le plus intéressant est sans aucun doute la relation que tisse les deux autres plans avec le drone.

Devant les nappes et les drones analogiques, toute une vie parasitaire forme l'évolution de cette pièce. Des larsens avec de la réverbération, des tables de mixage qui craquent en boucle, des manipulations de cassettes et de magnétos. Ca avance lentement, les développements sont progressifs, mais la marche en avant est constante et régulière. Le drone est parcouru "d'accidents", des évènements qui font toute sa beauté et sa richesse. Hausswolff, Nordwall et Lescalleet construisent une musique très simple, avec peu d'éléments à la fois, ils la construisent toujours en trois couches épurées et distinctes, mais assemblées de manière très juste. Le son semble principalement basé sur des phénomènes électriques et analogiques, il est un peu cheap par moments mais toujours recherché, juste et précis.

Mais plus que le son, c'est l'équilibre dans la construction et la narration qui me semble le plus juste ici. La pièce évolue par étapes longues, simples, mais vraiment sûres d'elles, précises et justes. Il ne se passe pas grand chose, mais les directions choisies aboutissent toujours à une richesse sonore surprenante pour le peu d'éléments présents. Il y a quelque chose de chirurgical dans cette approche : les trois musiciens modèlent le son de manière fine, précise et sure. Tout semble savamment agancé, calculé et maîtrisé, il n'y a pas de place pour l'improvisation, c'est construit de manière irrémédiable et monolithique. Une direction est adoptée, il faut la suivre, et ce jusqu'au bout.

Une longue pièce très linéaire, qui avance sans à-coups, sans ruptures, de manière progressive et souvent crescendo, en utilisant des éléments sonores simples mais qui ont chacun leur caractère propre, leur profondeur caractéristique et une présence très forte. Peu d'éléments, mais des éléments sonores très bien choisis, et surtout très bien agencés. Intervention chirurgicale en milieu électronique et analogique, c'est froid, précis, linéaire, mais extrêmement vivant, profond, et intense. Très bon travail.

La Morte Young [LP]

LA MORTE YOUNG - sans titre (Dysmusie/Up against the wall/Motherfuckers!, 2013)
Réunion de trois projets français, La Morte Young regroupe les membres de Nappe, Talweg et Sun Stabbed. Donc oui, c'est rock, et c'est noise encore. Minimaliste aussi comme le laisse entendre le jeu de mot avec La Monte Young. Mais surtout, pour du rock noise, français qui plus est, c'est vraiment pas mal.

La première face pose l'ambiance. Une guitare grasse et lourde, saturéee et lente, une batterie puissante et posée, des cris lointains, profonds et mélancoliques, beaucoup de larsens (de la guitare, à l'électronique) dans le fond ou devant selon les moments. On retrouve l'ambiance crade des Dead C, un son saturé, dur et obsessionnel, mais c'est surement moins sale et plus profond que le son des Néozélandais ; on peut aussi y entendre l'humour de Pere Ubu avec la partie électronique. Cette première face navigue sur des terrains qui flirtent avec le drone et l'ambient : c'est posé, linéaire, sombre et déchiré, on avance lentement et surement vers des territoires toujours plus bruitistes.

C'est sur la seconde face que les références rock et minimalistes s'effacent de plus en plus. La Morte Young explore le son, l'énergie, avec un son rock toujours, mais plus proche de l'énergie harsh noise que de ce qu'on appelle habituellement le noise rock. Avec cette deuxième face, on pense plus aux rencontres entre Keiji Haino et Merzbow, à tous les groupes de free rock, aux rencontres entre Paal Nilssen-Love et Lasse Marhaug. La batterie est beaucoup plus nerveuse et présente, la guitare est plus chaotique, énergique et bruitiste, la voix n'est plus lointaine mais noyée sous les flots harsh de larsens et de distorsions, alors même qu'elle est toujours plus véloce et puissante. Reste que les instrumentistes sont en plein assaut sonore, un assaut qui semble difficile à maîtriser, mais qui est lumineux.

Car oui, la recherche sonore de La Morte Young est vraiment poussée, ils possèdent un son comme on en entend rarement, et ils semblent avant tout passionné par cette recherche sonore. Ce groupe est bien sûr rock, avec des influences évidentes et omniprésentes du noise et du free jazz, mais il n'empêche qu'il ne lésine pas sur la volonté d'explorer des territoires sonores neufs tout en faisant du rock. Du coup, le résultat est un rock sauvage et brutal, ok, mais surtout rafraîchissant et recherché, qui vaut largement le coup d'oreille.

Tout Croche - Super Silent [LP]

TOUT CROCHE - Super Silent (The Silent Howl, 2013)
Super Silent est le premier album du duo Tout Croche, un duo basé en Angleterre et composé de Stephen Harvey et Dominic Thibault. Attention, ne pas s'y méprendre, si la musique de Tout Croche est assez calme et lente, il n'y a pas de silence, rien à voir avec wandelweiser ou Cage ici. D'ailleurs le vinyle s'ouvre même avec une chanson punk assez traditionnelle - hormis une petite touche de synthé et un refrain trop enjoué, deux éléments qui rapprochent cette ouverture de la pop.

Tout Croche n'adopte pas un genre, mais tous les genres. Du punk, de la musique indienne, du néométal, du psyché, une reprise de Neil Young, de la chanson française, tout y passe. Le duo propose une sorte de musique expérimentale pop en fait. Ca pourrait ressember à Mr. Bungle du coup, mais c'est quand même moins hystérique. Ici, si on a bien des excursions dans la noise à la fin ou au centre des pistes, mais c'est de la noise souvent proche de l'ambient, quand ce ne sont pas des recherches sonores purement atmosphériques avec quelques bribes rythmiques ou mélodiques en accompagnement.

Tout Croche investit chaque genre et semble vouloir en développer le potentiel noise ou atmosphérique qui lui est propre. Il y a un côté investigateur, un côté rock et musique pop, et aussi un aspect collage brut. C'est marrant pour le collage de différents genres, moins pour les explorations sonores, mais l'énergie y est, et la musique de Tout Croche a le mérite d'être singulière.

VA AA LR - Crackle Party

VA AA LR - Crackle Party (Porta, 2013)
Voici le deuxième disque que j'écoute de cet excellent trio anglais de nouvelle musique concrète et électroacoustique, composé de Vasco Alves, Adam Asnan et Louie Rice. Trois pièces, plus ou moins improvisées, une demi-heure de musique. C'est court, mais efficace. Le trio continue de jouer sur la matérialité du son, sur la physique acoustique, à travers l'amplification d'objets, les manipulations électromagnétiques et l'utilisation de micro-contacts. Le volume est généralement assez faible, on entend quelques craquements ici et là, quelques buzzs et parasites, des variations électrostatiques et du silence. Un volume assez faible pour mieux accentuer les effets de rupture provoqués par diverses manipulations électroniques mais également par des objets très forts, notamment sur la deuxième pièce, à savoir des fusées de détresse surtout, et quelques extincteurs sur la dernière pièce. La musique de VA AA LR est vraiment surprenante, c'est très concret : l'amplification des objets métalliques, des frottements de papier alu, ou des fusées, n'est pas passée au crible d'effets ou d'un équaliseur trop présent. Le rendu est plutôt brut, on distingue assez bien ce qui peut être utilisé, et pourtant, leur musique ressemble vraiment à une plongée abstraite dans le son. Peut-être est-ce du aux structures informes et aux ruptures très franches et brutales, mais même sans cela, on ne sait jamais trop ce qui se passe, pourquoi, comment. On distingue des choses, mais on se demande comment elles ont pu donner ceci, elles ne sont pas perçues comme elles le seraient habituellement. VA AA LR travaille le son de manière brute et subtile, c'est évocateur et légèrement, subtilement décalé, d'où cette impression d'entendre tout ceci pour la première fois, ou de manière vraiment nouvelle.

Bref, une superbe musique concrète et électroacoustique très originale, contemplative et très active, faite de silences et de ruptures fracassantes. Une plongée profonde dans un univers sonore neuf et créatif : conseillé.

Hans Essel - Saitensack [LP]

HANS ESSEL - Saitensack (Telemark, 2013)
Hans Essel est un violoniste, compositeur et improvisateur allemand qui joue depuis plusieurs décennies. Je n'avais encore jamais entendu parler de lui, mais il a fondé plusieurs groupes d'improvisation et de musique expérimentale à Darmstadt. Aucun disque hormis celui-ci n'est référencé sur discogs, j'ai pas vraiment compris le référencement sur son site, et du coup je ne sais pas trop non plus ce qu'il a publié. 

Mais bref, passons à Saitensack. Le titre de ce vinyl provient d'une technique de jeu pour violon et violon alto que Hans Essel a mis au point. Une technique qu'il a utilisé sur les deux performances (datant de 1994 et 1999) présentées sur ce disque (excepté sur deux courtes pistes). Deux choses semblent importantes pour Essel : faire chanter le violon, le faire jouer de manière autonome, et le rapprochement entre les résultats de sa technique et la cornemuse. Cette technique saitensack correspond à une pression très forte de l'archet, ainsi qu'à des mouvements rapides, et à l'utilisation de parties réduites de l'archet (le haut, le bas, etc.). Le résultat, des improvisations très tendues où des mélodies étranges et fantomatiques surgissent du bruit du frottement. C'est ça laisser jouer le violon. Hans Essel écorche les cordes du violon et de l'alto en exerçant une pression très forte, et de cette pression ainsi que de l'énergie mise dans le mouvement surgissent des mélodies et des notes incontrolables. Mais toujours, Hans Essel se situe dans un territoire étrange fait de notes et de bruit, où les notes proviennent du bruit, où les deux sont intimement entremêlées. On peut penser à une sorte de version très énergique d'Angharad Davies, ou à du Leroy Jenkins en plus extrême, mais ce subtil mélange de notes et de bruit est tout de même unique et très personnel.

Hans Essel a su développer un langage unique ici, un langage très exigeant à cause d'une tension et d'une énergie constante, d'un son très brut et très dur. Mais ça a le mérite d'être unique, d'être puissant et innovant ; et pour ça, ça vaut le coup d'oreille je pense. 

Kim Myhr - all your limbs singing

KIM MYHR - all your limbs singing (Sofa, 2014)
Sur six pièces pas très longues, Kim Myhr propose avec all your limbs singing une approche singulière de la guitare, une guitare acoustique à 12 cordes, sans préparations ni effets cette fois. Je n'ai jamais vraiment suivi le travail de ce guitariste avec assiduité, pour moi, c'était surtout quelqu'un qui faisait de l'improvisation libre, basée sur le timbre et les techniques étendues. Ce premier solo est donc une vrai surprise. Car Kim Myhr n'utilise ici aucune préparation, il joue de manière traditionnelle, tonale même, et rythmique, et ça ne paraît pas vraiment improvisé non plus : un solo à l'inverse de ce que j'attendais, et tant mieux à vrai dire.

Kim Myhr propose ici six pièces qui sont  autant d'univers propres. Chaque pièce, selon sa tonalité, sa base rythmique, son rapport au silence, et selon encore d'autres paramètres, chaque pièce donc possède son caractère propre, son atmosphère, son ambiance particulière. De manière générale, l'univers de Kim Myhr est assez linéaire, sans rupture ni accroc, avec de temps à autres quelques excursions dans des territoires improvisés atonaux, mais un univers calme, posé, sûr de soi, romantique et simple. Le guitariste explore son instrument à travers la composition, il développe les possibilités atmosphériques et sonores de l'instrument à travers tel ou tel mode harmonique, à travers tel ou tel pattern rythmique, tel ou tel accord, etc. Car la guitare à 12 cordes est en soi déjà très dense, il n'y a pas besoin d'en faire des caisses pour produire et explorer un univers sonore riche. Du coup, à partir de bases simples, Kim Myhr explore son instrument avec une précision et une rigueur nécessaires à l'épanouissement sonore de l'instrument. Une guitare acoustique, qui, au contraire de ce à quoi l'on peut s'attendre, se révèle ici très riche au niveau sonore : il y a d'un côté de nombreuses résonances par sympathie comme sur un piano, et l'ambitus augmenté permet de développer des textures sonores variés.

Bref, Kim Myhr développe sur ce solo un langage très personnel, comme j'en avais jamais entendu. D'accord l'instrument est déjà singulier, mais l'approche (qui peut faire penser à une sorte de Sugimoto en plus dense et moins éthéré) de la composition et de l'instrument est vraiment originale. Une belle surprise.

Michel Doneda & Jonas Kocher - Le belvédère du rayon vert

DONEDA/KOCHER - le belvédère du rayon vert (Flexion, 2013)
Il y a deux ans et demi, le label de Köcher, flexion, s'ouvrait avec la publication du duo Jonas Kocher/Michel Doneda, que j'avais déjà trouvé très bon. Le duo a fait son chemin depuis et nous propose une autre publication avec Kocher à l'accordéon toujours, et Doneda au saxophone soprano & radio. Il a fait son chemin et s'est assagi dirait-on. Moins de techniques étendues, plus de calme, moins de forme, et ça paraît pourtant plus abouti, plus recherché.

Car le duo s'efface de plus en plus, et avec le belvédère du rayon vert, c'est maintenant au lieu d'enregistrement d'avoir la première place : un hôtel quasiment abandonné dans le sud de la France (qui a donné son nom au disque), à la frontière espagnole et sur les bords de la Méditerranée, proche d'une ligne de chemin de fer dans une petite commune nommée Cerbère (Pyrénées Orientales). Les interventions de Doneda & Kocher sont donc plutôt discrètes et calmes durant cette petite heure divisée en cinq pièces. Des souffles légers et proches d'un bruit blanc au soprano, des notes traditionnelles dans des registres extrêmes à l'accordéon, et beaucoup de silence. La simplicité des interventions instrumentales ainsi que les silences permettent au lieu de s'exprimer de plusieurs manières. Les résonances instrumentales permettent d'un côté de matérialiser l'aspect architectural et acoustique de ce lieu aux multiples facettes. D'un autre côté, ce sont les silences qui permettent à l'atmosphère de l'hôtel et de son environnement proche de s'exprimer.

Les modes de jeu de Doneda et Kocher varient peu selon les pièces, et pourtant, ce qui étonne le plus, c'est la diversité des ambiances propres à chaque pièce. J'imagine que les musiciens changent d'emplacement, qu'ils ont enregistré dans le hall, puis dans une chambre, et dans divers espaces de l'hôtel, et quand on écoute ces enregistrements, le caractère propre à chaque espace, et aux différents moments de la journée, ressort en premier lieu, avant même l'aspect instrumental.

Deux grands musiciens qui s'effacent derrière un lieu à moitié désaffecté. Je trouve ça très beau. Le lieu acquiert une nouvelle vie, très riche en propriétés acoustiques, en atmosphères, en ambiances. Doneda & Kocher ont su trouver une sorte d'équilibre maximal, fait d'un recul et d'un effacement instrumental, afin de laisser les atmosphères et les caractères de ce belvédère se développer avec une présence étonnante. Très bon travail.

The Ägg [LP]

THE ÄGG - sans titre (Found You Recordings, 2013)
The Ägg est un projet bien barré et atypique qui se démarque déjà de tout rien que pour son instrumentation. Car ce groupe suédois de 10 musiciens (et ceux que je connais proviennent principalement des musiques improvisées) regroupe rien de moins que 4 batteurs (Raymond Strid, Erik Carlsson, Ola Hultgren, Christopher Cantillo), trois basses électriques (Patric Thorman, Vilhelm Bromander, Joe Williamson) et trois guitares électriques (David Stackenäs, Anton Toorell, John Lindblom).

Une instrumentation qui a déjà de quoi faire frémir, mais qui donne un aperçu de leur musique. Pour le reste, il n'y a plus qu'à imaginer une sorte de renouvellement d'Ascension de Coltrane ou du Free Jazz d'Ornette, le tout repris par un ensemble qui a l'air tout droit sorti du Trout Mask Replica de Captain Beefheart... Enfin ça , c'est pour le côté improvisation collective et dissonance, deux aspects assez importants de ce groupe. Ensuite, pour se faire une idée plus claire, il faut aussi imaginer un groupe qui semble diviser en sous-sections, lesquelles jouent des sortes de motifs répétitifs tout au long de chaque pièce, ce qui donne aussi une sorte d'unité et de cohérence à ces improvisations. Chaque sous-groupe joue sur la répétition d'une note, sur une pulsation, mais les sous-groupes ne sont pas forcément calés les uns avec les autres, et c'est ce décalage tonal et rythmique qui rappelle cette sensation de liberté extrême propre au free jazz, comme l'aspect dissonant de ce décalage fait penser au travail de Captain Beefheart.

Pas de thèmes, pas de solo, pas de refrain, pas de grilles, pas d'harmonies, pas de pulsation. Et pourtant, The Ägg propose une musique très rock (avec ses pulsations fortes qu'il faut aller chercher au milieu de tout), très jazz (avec ses accents lyriques), très linéaire dans ses progressions semblables à des marches interminables, mais surtout très énergique et unique. Comme si le Magic Band de Captain Beefheart rejouait le Free Jazz d'Ornette, ce dont plus d'un d'entre nous a du rêver à un moment ou à un autre. The Ägg propose trois pièces sur ce premier vinyl, trois pièces qui durent entre dix et vingt minutes, trois morceaux sauvages, intenses, bruts, libres. Du vrai free rock, qui garde plus que l'intensité du rock et la liberté du free, du free rock avec les patterns bruts, binaires et forts du rock, mais aussi avec l'énergie collective du free, sa liberté et sa volonté de dépasser le passé. Comme une relecture rock et moderne d'Ornette et des orchestres free genre Alan Silva, ou comme un croisement étonnant entre Derek Bailey version rock orchestral et Captain Beefheart version free jazz. En tout cas, je pense que ça peut ravir les amateurs de tous ces musiciens, ainsi que beaucoup d'autres. Du très bon travail, ça vaut le détour.

christof kurzmann

BUTCHER/KAPLAN/KURZMANN - shortening distance (l'innomable, 2013)
John Butcher aux saxophones (acoustiques et en feedback), Leonel Kaplan à la trompette, et Christof Kurzmann au "ppooll". shortening distance est le premier enregistrement de ce trio, très proche du trio Kaplan/Carrasco/Kurzmann, et ceux qui ont apprécié les deux disques de ce dernier aimeront certainement tout autant, sinon plus, cette nouvelle formule. Sinon plus car Carrasco n'est pas remplacé par n'importe qui ici, je ne veux pas dénier son talent, mais il est tout de même remplacé par John Butcher, certainement le plus talentueux des saxophonistes de l'improvisation libre.

Le trio propose donc une improvisation de trente minutes dans une veine très réductionniste. Un morceau, qui joue sur les textures, l'atmosphère, les techniques étendues, etc. Butcher et Kaplan jouent sur les souffles, sur les mécaniques des instruments, sur le système d'amplification aussi, et de son côté Kurzmann fabrique des nappes de son avec son sampler, des nappes parfois très abstraites et le plupart du temps plutôt linéaires, mais aussi des nappes qui ressemblent à des rythmiques ou à des accords instrumentaux. Un jeu de tension entre les timbres, les couleurs et les différents langages se développe au long de cette demi-heure. Un jeu qui est vraiment maîtrisé, composé de langages singuliers et créatifs, des langages qui se superposent comme trois couches uniformes qui composent finalement une direction d'improvisation. Le trio laisse libre cours aux trois langages de chacun, tout en gardant un son de groupe cohérent et unifié, où l'écoute comme l'attention prévalent avant tout. Un bon disque d'improvisation libre réductionniste, qui plaira aux amateurs de Butcher et de l'echtzeitmusik, et qui ne manque pas de soin apporté au langage instrumental ni à la cohérence du groupe.

IRENA TOMAZIN & CHRISTOF KURZMANN - Ljuljana-Wien (l'innomable, 2013)
Pour ce duo avec Irena Tomažin (voix & dictaphone), Christof Kurzmann (lloopp) se situe toujours dans le champ de l'improvisation libre - par opposition avec ses projets plus pop où il chante. Un duo voix/électronique donc, d'improvisation libre. (Ceci n'a pas grand chose à voir avec ce disque ni avec Tomažin, mais j'ai l'impression que les chanteuses et vocalistes sont de plus en plus courantes dans l'improvisation, mais ce ne sont que des femmes. Et je me demande un peu pourquoi Kurzmann, qui est pourtant chanteur aussi, ne pratique jamais la voix dans ses projets d'improvisation libre.)

Quoiqu'il en soit, Kurzmann & Tomažin proposent ici un duo plutôt original avec une chanteuse qui s'annonce comme une des figures importantes des musiques expérimentales en Slovénie. Irena Tomažin travaille la voix de façon assez particulière, à travers un dictaphone qui dénature et refaçonne la voix (chantée souvent) de manière à lui donner un certain grain et une texture inattendue (plutôt abrasive). De son côté, Kurzmann boucle des samples souvent instrumentaux et navigue facilement entre l'accompagnement mélodique et rythmique et les passages plus noisy. Ils proposent ainsi deux improvisations d'environ vingt minutes, deux morceaux qui explorent plusieurs idées les unes à la suite des autres, de manière continue et minutieuse, sans trop de ruptures ni trop de linéarité. Des improvisations un poil agressive mais jamais très violente, qui explorent des sonorités et des textures assez fortes, énergiques et intenses. 

A mon goût, ça marche très bien par moment, ça flotte aussi parfois, mais c'est dans l'ensemble une musique recherchée, originale, et raffraichissante, qui vaut le coup d'oreille en somme - au moins pour découvrir Tomažin. 

Michael Pisaro / Greg Stuart - closed categories in cartesian worlds

PISARO/STUART - closed categories in cartesian worlds (Gravity Wave, 2013)
Je termine cette session de chroniques à propos des collaborations entre Michael Pisaro et Greg Stuart par leur dernier disque donc : closed categories in cartesian worlds. La première chose que j'ai envie de dire, c'est que de tout ce que j'ai pu entendre de leurs disques, que les deux musiciens travaillent ensemble ou non, celui-ci est certainement le plus dur, le plus extrême et le plus radical. Une heure et quart de fréquences aigues et très aigues aux sinusoïdes et crotales, et pourtant, encore une fois, je trouve toujours ce travail passionnant.

La plupart des compositions de Pisaro font référence ou s'inspirent d'un ou de plusieurs artistes (Brancusi, Egger, Duras, et j'en passe). C'est presque systématique, et pourtant, rarement elles font référence à un musicien ou à un compositeur. Et depuis le temps que Pisaro joue sur l'interférence entre les sinusoïdes et les instruments, il était donc temps qu'il dédicace une composition à un autre musicien qui a également beaucoup travaillé dessus (ainsi que sur de nombreux phénomènes sonores) : Alvin Lucier. Avec closed categories..., c'est aussi la première fois que les sinusoïdes ne se glissent pas dans les instruments, mais que ce sont les instruments (des crotales ici) qui se glissent dans les sinusoïdes, ce qui rend peut-être encore plus exigeante cette oeuvre de Pisaro que les autres, mais aussi ce qui la rapproche plus que d'autres du travail de Lucier, et surtout, ce qui démontre une fois de plus le talent de Stuart.

Quoiqu'il en soit, voici ce que propose Pisaro et Stuart. Quatre pièces de 16 minutes chacune et qui se terminent toutes par un silence de deux minutes. Les quatre pièces sont structurées de la même manière : à une note au crotale, un choix de dix sinusoïdes est proposé, des sinusoïdes qui durent quatre minutes chacune : soit quatre fois quatre minutes de quatre sinusoïdes qui répondent à seize minutes d'un crotale frotté à l'archet. Une construction stricte et minimaliste qui laisse pourtant apparaître un univers sonore très riche et inattendu. Je n'ai pas écouter ce disque sans appréhension au départ, je pensais que ça risquait d'être assez ennuyeux. Et pourtant, pas du tout.

Déjà, il y a la nature des fréquences utilisées. Que ce soit les notes des crotales ou les sinusoïdes, il s'agit tout le temps de fréquences très aigues et très fines. Du coup, le moindre déplacement de l'auditeur par rapport à ses enceintes change très fortement la nature de la perception. Mais aussi et surtout, durant ces 72 minutes, la nature très fragile de ces fréquences offre la possibilité d'amplifier très fortement toutes les interférences entre elles. Le moindre changement de hauteur entraîne une vibration qui forme un univers sonore complètement autre. A chaque changement de sinusoïde aussi, l'univers sonore se transforme de façon très nette et c'est un tout autre univers sonore qui se forme, un univers qui ne touche pas du tout l'auditeur de la même manière que le précédent - au point de vue perceptif et psychologique.

Pisaro & Stuart ont ainsi construit un disque qui forme comme des segments sonores et mentaux. Des segments qui changent de couleurs toutes les quatre minutes, qui changent de dynamique, de texture, tout en restant exactement au même volume et à la même intensité (ce qui est peut-être aussi du au mastering de Joe Panzner, mais également, encore une fois, à la précision de Stuart, qu'on distingue à peine des sinusoïdes). Pisaro & Stuart dévoilent les hautes sphères des fréquences, ce qui se passe lors de la rencontre entre des fréquences très très aïgues, ils dévoilent des phénomènes sonores essentiels mais rarement perceptibles, des phénomènes courants qu'on entend rarement, mais qui sont ici amplifiés et explorés en toute simplicité, avec bonheur, intelligence, finesse, et beauté. Recommandé.

Michael Pisaro - hearing metal 1

MICHAEL PISARO - hearing metal 1 (Wandelweiser, 2009)
Encore un retour sur une collaboration entre Michael Pisaro et Greg Stuart avant de parler de leur dernière publication ; il s'agit cette fois de hearing metal 1, premier volet publié sur les éditions wandelweiser d'une trilogie dont la suite a été édité par le label de Pisaro. La trilogie s'inspire à chaque fois de l'oeuvre de Brancusi et est principalement constituée d'instruments métalliques.

Sur ce premier volume, Pisaro s'intéresse avant tout à un énorme gong mesurant près d'un mètre cinquante, nommé "Mikrophonie", qui peut en soi faire penser à une sculpture étant donné sa taille monumentale, plus proche de l'oeuvre d'art que de l'instrument humain. Et qui dit une taille aussi grande pour un instrument à percussion dit également une gamme de possibilités soniques ahurissantes bien sûr. Durant une heure, c'est donc cette gamme de possibilités que Pisaro et Stuart vont explorer à travers trois pièces où se dessinnent trois territoires sonores et trois atmosphères bien distinctes.

La première des pièces, intitulée Sleeping Muse, est certainement la plus lumineuse des trois. Stuart frotte le gong avec un archet et développe une large gamme d'harmoniques durant vingt minutes. Il s'agit apparemment d'une mélodie en quatre parties, mais quatre parties tellement étirées que l'on distingue difficilement la mélodie en question. Ce qui marque avant tout, ce sont les longues notes tenues durant plusieurs minutes, toujours identiques mais extrêmement vivantes, des notes qui forment un territoire sonore en constante évolution du fait de la richesse des harmoniques. Puis, sur The Endless Column, Greg Stuart joue le gong de manière percussive et réduite. Le gong est frappé de manière assez régulière sans que ce soit pulsé non plus, il est frappé environ toutes les trente secondes, ce qui laisse du temps aux résonances, ce qui leur laisse le temps de s'enrichir et de disparaître. Cette pièce, beaucoup plus sombre, plus lente, plus dure, ne s'intéresse qu'aux fréquences centrales du gong, des fréquences comme sur toutes les pièces augmentées de sine tones. Il y a un aspect encore plus atemporel, moins mécanique et plus aléatoire, dans le déroulement de ces soixante percussions, mais on reste encore concentré sur la richesse harmonique du gong en question. Et quant à Sculpture for the Blind, la dernière piste et la plus riche de cette suite, mais aussi la plus courte (dix minutes), il s'agit cette fois d'un assemblement de plusieurs enregistrements et de plusieurs sinusoïdes. Huit enregistrements du gong frotté par un archet et trois sinusoïdes se trouvent assemblés, collés, superposés, pour former une sorte de bloc très riche et très dense, un bloc en constante évolution qui ne cesse de dessinner des territoires différents.

Les trois pièces sculptent ainsi chacune trois formes nettement différentes, de par leur couleur, de par leur atmosphère, et de par leur contenu. Pisaro et Stuart dévoilent d'une part une panoplie de possibilités sonores très larges, mais évoluent aussi sur des territoires précis qui ne semblent pas conditionnés par l'instrument. En entremêlant de manière indistincte sinusoïdes et harmoniques, et en composant le déroulement de ces pièces de manière très précise et déterminée, le compositeur Pisaro et le percussionniste Stuart nous amène sur des terrains très personnels, précis, intimes et créatifs. Très bon travail encore.