david chiesa / jean-luc guionnet / emmanuel petit / éric la casa - belvédère dans l'étendue (creative sources, 2006)

Pour commencer, qu'est-ce qu'un belvédère? en architecture c'est une sorte de terrasse panoramique établie pour admirer le paysage selon une certaine orientation. On comprendra vite le lien entre l'architecture et la musique proposée par ce quartet en regardant le dispositif d’enregistrement et de prise de son. A l'intérieur (et à l'extérieur) de la Villa Adriana, Eric La Casa a disposé plusieurs types de microphones (micro d'ambiance et instrumentaux) qui captent aussi bien les sons environnants que l'improvisation des trois musiciens. Le tout relié à une table où enregistrement et mixage se font en direct. Les musiciens - Jean-Luc Guionnet (saxophone alto), Emmanuel Petit (guitare) et David Chiesa (contrebasse) - peuvent ainsi se déplacer à l'intérieur d'une étendue plus vaste que d'habitude, le lieu d'enregistrement devient lieu de vie mobile.

Un dispositif qui permet le déplacement des musiciens d'un côté, mais aussi le déplacement de l'enregistrement, car ce sont aussi les microphones qui peuvent s'éloigner de la musique (via la table de mixage) pour mieux capter les sons environnants - oiseaux, voitures, insectes, etc. J'en oublierais presque la musique elle-même. Pour faire bref, il s'agit d'une seule improvisation de 70 minutes, une longue et lente improvisation, très espacée et aérée, constituée de sons aux bords de l'abstraction. Légers larsens à la guitare, cordes frottées longuement à la contrebasse, notes étirées au saxophone, quelques techniques étendues par moments (multiphoniques, acier dans les cordes) et des interventions brèves et brusques ponctuent et donnent un relief très intense à cette improvisation minimaliste et contemplative. Mais ici, forme et contenu sont inséparables et la musique elle-même n'est pas forcément plus intéressante que le dispositif d'enregistrement. Ce qui est envoutant, c'est avant tout la mise en espace du son, l'étroite collaboration et interaction entre le lieu, l'enregistrement et les musiciens. Une mise en espace qui parvient à considérablement modifier la perception de l'auditeur et à produire de nouvelles sensations inhabituelles pour les oreilles. Un travail riche où l'attention à l'espace et à la durée nous plonge dans des contrées perceptives nouvelles, où les techniques d'enregistrement et de mixage font enfin partie intégrante du processus musical.

VA FONGOOL ('fuck you')

ICH BIN N!NTENDO & Mats Gustafsson - s/t (Va Fongool, 2012)

Bon, depuis les années 90, avec Painkiller, Naked City, The Ex, puis Zu et The Thing, on a vu une grande vague de musiciens associer étroitement le punk au free jazz, tout en intégrant progressivement la noise qui se développait parallèlement. Sans Aucun doute, le trio norvégien ICH BIN N!NTENDO se place dans cette tradition. Christian Winther (guitare électrique), Magnus Nergaard (basse électrique) and Joakim Heibø Johansen (batterie) se sont récemment associés pour former ce trio entre noise et musique improvisée instrumentale (pour la guitare électrique saturée), sans oublier l'aspect punk de la section rythmique qui joue aussi bien sur des rythmes binaires énergiques que sur la déconstruction. Un mélange de free jazz et de punk  encore renforcé par la présence d'un des chefs de file de ce "mouvement", le saxophoniste suédois qui a fondé The Thing: Mats Gustafsson.

Une collaboration puissante et énergique, avec un son volontairement criard et crade (mixé par Lasse Marhaug). Une musique qui couine, qui gueule, qui hurle, qui blaste, qui tape, et qui sue. Oslo, 2012? ça ne fait pas rêver. Le quartet nous plonge dans des caves malsaines, où se réunissent des désaxés genre le héros d'Oslo, 31 août. Mais contrairement à ce dernier, les quatre musiciens veulent se battre, lutter, et crier leur rage. L'énergie doit sortir. L'inertie n'est pas à l'ordre du jour. Un seul impératif, une seule contrainte: tout évacuer - haine, colère, rage; mais aussi joie, bonheur - en un seul cri d'une demi-heure intense.

Oui c'est bien le genre de truc qu'on a déjà entendu, qu'on se plaît à écouter dans des squats sordides, ça n'a rien d'original, mais ça marche toujours - parce que c'est honnête, sincère, et toujours aussi puissant.

[informations & extraits: http://www.vafongool.no/ICH_BIN_N!NTENDO.html]

Wolfram - s/t (Va Fongool, 2012)

Wolfram est un trio norvégien composé de trois vieux amis: Halvor Meling au saxophone, Fredrik Luhr Dietrichson à la basse acoustique, et Jan Martin Gismervik à la batterie. Pour ce premier album, ce trio nous propose une musique plus classique que le trio précédent. Du free jazz à l'état pur, avec une traditionnelle formation entièrement acoustique sax/basse/batterie. La section rythmique est souvent décalée, déconstruite, elle joue sur les intensités et les dynamiques sans trop se soucier de pulsation ou de rythmes. Quant au saxophone, un jeu criard et virulent, énergique et intense comme il fait, mais certainement un poil trop monocorde et redondant. Heureusement, il y a cette excellente section rythmique qui est toujours là pour donner du relief et du nerf. Car fondamentalement, la musique de Wolfram est nerveuse, colérique et intense comme un trio d'Albert Ayler sans les thèmes extraits de différentes musiques populaires. Mélodies, thèmes, et rythmiques s'effacent ici au profit d'une nervosité omniprésente et  d'une colère insatiable. Le cri à l'état pur, sans fioritures. Pour les amoureux du free jazz.

[informations & extraits: http://www.vafongool.no/Wolfram_Trio.html]

PGA - Corrections (Va Fongool, 2012)

Composé uniquement par la section rythmique de Wolfram, PGA est un duo qui rassemble donc Fredrik Luhr Dietrichson à la basse acoustique, et Jan Martin Gismervik à la batterie. Corrections, paru sur le même label, est également leur premier disque, et pour un premier, c'est plutôt prometteur. Il ne s'agit plus vraiment de free jazz, basse et batterie sont utilisées ici pour leur fonction sonore avant tout, il n'y a qu'une section rythmique - formellement - mais il n'y a plus de section rythmique en fait. PGA nous plonge dans les entrailles de la basse acoustique et de la batterie, explore le son de manière plus minimaliste et abstraite. Il y a toujours cette énergie foisonnante, mais elle est engagée ici au profit de timbres, de sons, de textures et de matières. De manière entièrement acoustique et en utilisant peu de techniques étendues et de préparations, le duo de jeunes norvégiens explore les possibilités sonores de leurs instruments, ainsi que la relation qui les lie pour former des matières singulières. Sept pistes pour à peine quarante minutes, au sein desquelles le duo fait appel - à deux reprises - au tromboniste Henrik Munkeby Nørstebø (qui a déjà signé un excellent Solo sur le label creative sources) et au trompettiste Torstein Lavik Larsen. Sur ces deux pistes, de nombreuses techniques étendues par contre, où la matière devient de plus en plus abstraite et singulière grâce aux souffles et aux mécaniques des deux cuivres. Une plongée sonore accessible et singulière, riche et sincère, quelque peu virtuose et poétique - du bon boulot.

[informations & extraits: http://www.vafongool.no/PGA.html]

projets autour de vincent copier (guitare & batterie)

Tu Tapes Trop Fort - s/t (Grand Chahut Collectif, 2012)

Certains d'entre vous auront déjà remarqué je pense mon intérêt (voire mon admiration) pour le percussionniste Sébastien Bouhana, à mon avis un des musiciens les plus importants du Grand Chahut Collectif (GCC). Au sein du trio Tu Tapes Trop Fort, Sébastien Bouhana est entouré de deux autres batteurs: Vincent Copier et Charles Fichaux. Un trio de batteries donc. Un trio de musique improvisée? Pas tout à fait: chacune des pièces est structurée selon une ligne directrice, qu'elle soit sonore, mélodique, rythmique aussi bien sûr, ou structurelle et hiérarchique. De nombreux possibles sont ainsi exploités durant cette petite heure, possibles des frottements, des percussions, possibilités mélodiques, interactives. Le temps est parfois lisse, parfois strié, ou plusieurs couches opposés se superposent, couches de cymbales frottées et de peaux frappées, couches de rythmes et de mélodies. Chaque pièce propose des univers variés où certaines possibilités musicales propres à la formation instrumentale sont explorées avec sensibilité et précaution. La meilleure surprise de ce disque réside certainement dans le fait que personne ne marche sur l'autre, il y a constamment - contrairement à ce que je pouvais craindre - de l'espace pour chacun, tout est calculé pour l'espace sonore ne soit jamais saturé et que chaque musicien ait autant d'importance que l'autre. Un travail original et réussi d'exploration de la batterie sous beaucoup de ses formes, et d'exploration de l'interaction méconnue et singulière entre trois percussionnistes.

Vincent Copier - Gratte (Grand Chahut Collectif, 2012)

Si dans Tu tapes trop fort, Vincent Copier était à la batterie, il n'utilise dans son projet solo intitulé Gratte que des cordes: celles - principalement - d'une guitare folk acoustique et celles - pour conclure le disque - d'un banjo. Durant plus d'une demi-heure constituée de courtes pièces, Vincent Copier dessine des univers variés, qui peuvent être idiomatiques (jazz, rock, musique populaire auvergnate?; avec un intérêt prépondérant pour le rythme) ou non, et parfois se rapprocher de Derek Bailey pour l'intérêt sur les attaques et l'intensité en-dehors de toutes formes d'idiomes musicaux. En gros, ça swingue, ça fait danser, ça invite à la méditation et ça bruite. De manière générale, que la musique soit mélodique, rythmique ou purement sonore, Vincent Copier s'intéresse toujours au timbre en tant que tel et utilise fréquemment de nombreuses préparations (quelques bouts de métal coincés entre le manche et les cordes, utilisation d'archets et cordes frottés, mais également des baguettes pour percuter les cordes, etc.). Une musique variée donc et vraiment plaisante, qui tout en étant accessible et plutôt facile d'écoute, reste exigeante, créative et inventive.

(informations & téléchargement gratuit: http://grandchahut.free.fr/gratte.htm)

Vincent Copier & Anne-Laure Pigache - Soudain (Grand Chahut Collectif, 2012)

Soudain est un duo pour voix et batterie, avec Vincent Copier et Anne-Laure Pigache. Un duo de musique improvisée réactive, ici-même une musique dite "soudaine". Aux percussions, Vincent Copier joue beaucoup sur les couleurs et les tons des peaux et des cymbales, il se concentre la plupart du temps sur un seul élément à la fois: le frottement des cadres, la percussion de la caisse claire, l'attaque de la cymbale, etc. Ce n'est pas une démonstration de virtuosité et de rapidité, l'aspect réactif et spontané de ces improvisations est quelque fois noyé sous un caractère expressionniste où Copier semble vouloir avant tout mettre en avant les couleurs propres à la batterie plus que leur aspect figuratif ou fonctionnel. Du coup, les idées durent, le temps s'étire, pour une musique qui s'approche parfois de l'abstraction colorée. Il en va un peu de même pour Anne-Laure Pigache, qui n'emploie souvent qu'une méthode de chant à la fois, que ce soit un jeu de langue, de bouche, de gorge, de respiration, ou de souffle. Durant la majeure partie de ces improvisations, on a souvent l'impression d'entendre les expérimentations de Luciano Berio écrites pour sa femme Cathy Berberian. La multiplicité des possibilités sonores de la batteire et de la voix sont au premier plan, assistée par de nombreuses techniques étendues bien sûr. Une musique riche en couleur, où réactivité et interaction font entièrement partie du jeu d'improvisation. Pas forcément très original, mais plutôt sincère et personnel.

(informations & extraits: http://grandchahut.free.fr/soudain.htm)

stone floor releases

All Included - Reincarnation of a Free Bird (stone floor, 2012)

Martin Küchen (saxophones), Thomas Johansson (trompette), Mats Äleklint (trombone), Jon Rune Strøm (contrebasse), et Tollef Østvang (batterie) forment All Included, un quintet d'origine suédoise et norvégienne. Pour ce premier disque de cette nouvelle formation, All Included rend hommage à Mingus et au free jazz comme l'indique le titre qui fait directement référence à l'album Reincarnation of a Lovebird du contrebassiste américain, ainsi que la composition 'Dactyloscopy' qui semble s'y référer de manière musicale. Le quintet s'adonne alors ici à un subtil mélange de compositions héritées des musiques populaires (parfois rock et binaires, parfois swing et jazz) et d'improvisation collective, dans une veine proche aussi bien du free jazz afro-américain des années 60 que de la musique improvisée allemande de ces mêmes années. 

Des compositions assez simples souvent, beaucoup jouées à l'unisson, avec puissance et énergie comme presque chaque improvisation libre qui s'ensuivra. All Included joue sur des modes, quelque fois des grilles, avec une énergie toujours puissante, avec une force passionnée. Tout est en tension, rares sont les résolutions, il s'agit bien de free jazz, ça monte et ça monte sans jamais redescendre: la tension et la puissance doivent toujours se surpasser. Je crois d'ailleurs que je n'avais jamais entendu un Martin Küchen aussi criard, aussi urgent, aussi fort et tendu que sur ce Reincarnation of a Free Bird. Tous les vents s'essoufflent et s'égosillent dans leur anche et embouchure respective. Et la section rythmique ne lésine pas sur la violence et la rapidité de rythmiques flexibles et nerveuses. Ceci-dit, à de nombreuses reprises, les improvisations se font lyriques et solennelles ('War in a Child') et la rythmique se stabilise et se renforce. La musique peut devenir ainsi plus narrative et accrocheuse, comme sur presque toutes les compositions de Küchen (trois sur six). 

Un véritable plaisir d'entendre ces cinq virtuoses (j'entends pour la première fois le contrebassiste Jon Rune Strøm, un de ses soli sur ce disque m'a tué, et j'attends donc de réentendre un de ses projets avec impatience) se concentrer aussi précisément sur l'interaction et la réactivité sans jamais oublier la passion de jouer, l'énergie du groupe. All Included propose une musique sérieuse et résolument moderne (comme le prouvent les quelques techniques étendues, la liberté de composition, certains aspects répétitifs et obsessionnels), mais jouée avec fougue, avec un tempérament enflammé et une énergie exceptionnelle. Jouissif.

Universal Indians - Nihil is Now (stone floor, 2012)

Dans Universal Indians, on retrouve la même section rythmique que celle de All Included, à savoir Jon Rune Strøm à la contrebasse et Tollef Østvang à la batterie, les deux norvégiens étant ici accompagnés par le saxophoniste John Dikeman. Moins lyrique et narrative que dans Reincarnation, la musique de Universal Indians est plus énergique et virile. Il s'agit ici d'un trio très free jazz orienté par l'énergie et l'intensité surtout. Un trio complètement improvisé, sans barrière ni hiérarchie instrumentale, orienté par une section rythmique rapide et très nerveuse, parfaite pour le ténor chantant et nerveux de Dikeman. On retrouve encore ce mélange d'inspiration européenne - surtout pour le batteur et le contrebassiste qui ont un jeu plutôt libre et très décomplexé vis-à-vis du jazz - et afro-américaine pour le free jazz des années 60. On se rappelle les nombreux trio sax/basse/batterie qui nous ont hantés: ceux avec Ayler, Yamashita, Franck Wright, Ornette, etc... 

La démarche n'a bien sûr rien d'exceptionnel, mais c'est un plaisir encore d'entendre ce trio jouer avec un amour sincère et honnête pour le free, de l'entendre proposer sa propre version de l'improvisation avec passion et surtout avec joie. 

[Jason Kahn] échos océaniens

Matt Earle / Jason Kahn / Adam Sussmann - Daught (consumer waste, 2012)

Peut-être certains d'entre vous ont déjà entendu ce trio paru l'année dernière en édition gratuite sur le label Avant Whatever (que vous pouvez trouver ici si ça vous intéresse). Sinon, pour les présenter rapidement, il s'agit d'un côté des deux membres du duo Stasis, soit Matt Earle (aka Muura) & Adam Sussmann, accompagnés ici par l'artiste sonore et improvisateur Jason Kahn. Sur ces deux pièces enregistrées à l'occasion d'une tournée en Australie, les trois artistes sonores utilisent tous différentes installations électriques et électroniques (tables de mixage en circuit fermé, radio, synthétiseurs analogiques, etc.).

Il s'agit donc de deux pièces pas évidentes à décrire, deux pièces où tout le monde se répond par des bruits parasites souvent, par des larsens, des grésillements, crépitements, fréquences radio, infrabasses, etc. Quarante minutes d'improvisation électronique glitch et minimale, où les défauts techniques des machines et les résidus sonores occupent le tout premier plan. L'originalité de ce duo est de parvenir à créer une musique dense et riche, tout en étant calme et espacée. Ils ne jouent que rarement fort, tout le monde ne joue pas en même temps, et seuls quelques éléments sonores simples s'imbriquent et se superposent. Une accumulation épurée de matériaux crades, en constante évolution et mutation. On ne sait jamais trop où est-ce qu'on est ni ou est-ce qu'ils vont nous emmener. Le trio parvient à surprendre et à déjouer l'agression sonore pour produire une musique simple et dense, intense et calme simultanément. Deux bonnes performances plutôt singulières.

Richard Francis / Jason Kahn / Bruce Russell - Dunedin (CMR, 2012)

Quittons l'Australie pour Dunedin en Nouvelle-Zélande où a eu lieu cette étonnante rencontre en janvier 2011. Un court (mais excellent!) enregistrement live en compagnie de Richard Francis (synthétiseur modulaire, ordinateur), Jason Kahn (synthétiseur analogique, radio, table de mixage) et Bruce Russell (électronique analogique).

Cette fois, nous n'avons qu'une seule pièce, où les trois univers électriques s’accommodent merveilleusement. Une strate de boucles obsédantes qui donneront le tempo tout au long de la pièce, tissant ainsi un fil conducteur difficilement perturbé, une autre de larsens, une de crépitements radiophoniques, quelques fractures momentanées de bruit blanc, rose, etc. La pièce improvisée ici se fait dans un équilibre étonnant, il s'agit d'un long flux continu qui n'est cependant pas exempt de ruptures (sautes d'intensités, puissance réduite ou augmentée brutalement), les trois musiciens et leur univers sonores respectifs sont différents et variés, mais ils parviennent tout de même à créer une entité sonore qui a quelque chose de monolithique. Le continu et le discontinu, l'un et le multiple, le divisible et l'indivisible, l'ordre et le chaos: voici une manière sensible et musicale de répondre à des dilemmes métaphysiques. Musicale et bruitiste car le trio joue là aussi avant tout sur les imperfections de chaque machine, sur les défauts, les détritus et les défaillances techniques et acoustiques des instruments apportés.

Une très bonne performance plutôt dense et riche, où l'on s'immerge facilement dans cet univers sonore particulier et envoutant, mais aussi très intense. Recommandé.

Sarah Hughes & Kostis Kilymis - The Good Life (consumer waste, 2012)

6h00 du matin, je me lève, et je pense tout de suite à ce disque que j'ai encore envie d'écouter. Pourtant, ça fait déjà quelques jours qu'il tourne en boucle, mais je me plais vraiment bien dans cet univers, je n'ai pas envie de passer à autre chose. Il y a un aspect magistral et puissant dans ce duo, et c'est peut-être du à la facilité déconcertante avec laquelle les deux musiciens évitent soigneusement les écueils et les habitudes propres de l'eai ou de la noise: je pense notamment aux fétiches de l'urgence et de l'agression sonore. Ici, Sarah Hughes (cithare) et Kostis Kilymis (table de mixage bouclée sur elle-même) nous offrent au contraire une musique calme, gracieuse et poétique. 

Deux pièces grandement improvisées composent ce disque donc: 'Fossils and things' puis 'Puissy Riot'. La première est basée sur de longues notes interminables, sur des nappes fines et sombres qui me rappelaient par certains moments certains sons contemplatifs utilisés par Oren Ambarchi. Les cordes de la cithare sont délicatement frottées jusqu'à devenir indiscernables des fréquences de Kilymis, et ce dernier use souvent de sons simples, monocordes, à tendance lo-fi et glitch. De manière générale, les deux musiciens utilisent des sons simples, d'une intensité faible, et la musique est plutôt aérée et contemplative, voire statique, bien qu'elle soit tout de même ponctuée d'évènements minimalistes et inattendus.

Puis vient 'Pussy Riot' - qui n'est une référence au groupe russe que par le titre. Si j'avais surtout l'impression que les strates étaient égales sur la première piste, où que Kilymis était au premier plan lorsqu'elles se divisaient, c'est ici au tour de Sarah Hughes d'être au premier plan. Sur un fond sonore encore sombre et statique qui ressemble par moments aux bruitages du Cheval de Turin (je pense au vent obsédant), Sarah Hughes dépose une lente mélodie poétique et délicate, une mélodie lumineuse et bouleversante. Ici, les cordes sont dorénavant pincées, les attaques sont précises et intenses, et l'espace laissé à la résonance n'est que grâce. L'histoire évoquée par cette musique fantomatique est mélancolique, on s'y attache. Et j'aime m'y perdre, car c'est inattendu, intime, poétique, singulier et incroyablement intense.

Hautement recommandé!

creative sources (2)

Tom Soloveitzik / Korhan Erel / Kevin Davis - Three states of freedom (creative sources, 2012)

Il y a quelques années encore, j'étais persuadé que la musique improvisée était intrinsèquement politique - voire révolutionnaire. Je commence à nuancer cette position, car d'une part beaucoup de musiciens sont complètement apolitiques, n'en ont rien à branler des théories sociales radicales, louent parfois certains régimes libéraux, ou s'intègrent volontiers aux institutions étatiques. D'autre part, il n'y a qu'à regarder le public présent aux concerts/performances de musique improvisée et expérimentale n'importe où dans le monde pour voir que cette musique ne touchera pas de si peu le prolétariat, les sans-papiers, les "marginaux", le sous-prolétariat et tous les exclus de ce monde. Reste seulement un potentiel subversif et révolutionnaire, et seulement un potentiel je pense maintenant, mais ce n'est pas apparemment pas l'essence de cette musique, musique réservée (aujourd'hui du moins, et seulement aujourd'hui je l'espère) aux classe bourgeoises, bobos, hipsters et étudiants en premier lieu.

Je pense toujours à de disque en écrivant ces quelques lignes sur le lien entre politique et musique puisque Tom Soloveitzik y fait référence dans ses notes. Il y fait référence car le trio est composé de trois musiciens aux nationalités disons antinomiques: Tom Soloveitzik (saxophones soprano et ténor, objets en métal) tout d'abord est un israélien originaire de Jaffa, tandis que le violoncelliste Kevin Davis est américain et Korhan Erel (ordinateur & contrôleurs) nous vient de Turquie. Pour Soloveitzik donc, la musique de ce trio n'est pas politique en soi, comme il le dit clairement, mais une collaboration entre trois musiciens de ces différentes nationalités en Israël, durant juin 2010, alors qu'avaient lieu pendant ce temps des manifestations de juifs ultra-orthodoxes et que neuf turcs se faisaient tuer par des raids de l'armée israélienne, confère un caractère éminemment politique à ces sept improvisations. Caractère qui est néanmoins extérieur à la pratique de l'improvisation et eux sons en eux-mêmes.

Enfin bref, venons-en à la musique elle-même d'ailleurs avant d'entrer dans un débat sans fin. Rien de particulier à dire dessus, il s'agit d'un trio assez commun d'improvisation libre où s'entremêlent sons électroniques et acoustiques. Une musique réactive et urgente, où les idées ne durent pas, où les sons se caractérisent souvent par une certaine fragilité et une grande spontanéité. Rien à dire pour la forme. Mais le contenu est tout de même plutôt réussi, chaque musicien possède une personnalité assez forte et démontre une utilisation singulière et créative de son instrument. Que ce soit le minimalisme de Soloveitzik, la fragilité de Erel ou la volubilité parfois bruitiste de Davis, chaque musicien met à profit un langage frais et aventureux pour une musique où chacun a sa place, y compris le silence et le calme. Non la forme n'apporte pas grand chose, et les férus d'efi (improvisation libre européenne) y trouveront sans aucun doute leur compte. Mais pour ceux qui recherchent plus la nouveauté à tout prix, le côté avant-gardiste et/ou expérimental de l'improvisation, ils devront se contenter de la singularité et de la fraîcheur de ces trois voix méconnues.

Rien de nouveau comme je viens de le dire, mais une volonté partagée de créer un moment intense et aventureux, d'explorer le son des instruments et du trio, et c'est plutôt réussi, même si ces pièces manquent parfois d'énergie et de puissance.

Dörner / Leimgruber / Landfermann / Lillinger - s/t (creative sources, 2012)

J'imagine que tout le monde ici connaît de près ou de loin le trompettiste Axel Dörner, un des musiciens les plus connus de la scène dite "réductionniste", et qu'une grande partie d'entre vous a déjà eu l'occasion d'entendre le saxophoniste suisse Urs Leimgruber (que ce soit dans le quartet OM ou en collaboration avec Joëlle Léandre ou Barre Phillips). Pour cette nouvelle formation plutôt classique dans le domaine de la musique improvisée - trompette/saxophone/contrebasse/batterie - les deux soufflants sont accompagnés à la section rythmique par le bassiste Robert Landfermann et le batteur Christian Lillinger, deux musiciens allemands que j'entends pour la première fois.

Cette dernière section rythmique, tout au long de ces sept improvisations est plutôt énergique et active. Comme il se doit dans une musique très réactive de manière générale, car il s'agit ici d'improvisation libre et urgente très orientée par le free jazz. La conception de l'improvisation par ce quartet n'a pas d'ailleurs pas été sans me rappeler celle du Free Quartett (avec AD aussi, ainsi que Thomas Ankersmit, Joe Williamson et Sven-Ake Johansson): une musique libre orientée par la spontanéité et la réactivité mais qui intègre également des éléments de la musique réductionniste comme les longues nappes de souffles, les notes minimalistes étirées et imperturbables. Deux mondes se confrontent et s'enrichissent, car le minimalisme donne une présence, une richesse et une densité à l'improvisation; tandis que la spontanéité donne de l'énergie et de l'urgence à ces sept pièces.

Une musique riche, puissante, qui ne lasse pas et qui surmonte les écueils du fétichisme de la spontanéité et du minimalisme pour mieux s'enrichir et offrir un plaisir unique. Recommandé. 

Chagas Curado Viegas Wind Trio - Old School New School No School (creative sources, 2012)

João Pedro Viegas (clarinettes basse & soprano), Paulo Chagas (flûtes, hautbois, clarinette soprano) et Paulo Curado (flûte, saxophones alto & soprano) forment à eux trois le Wind Trio. Un trio qui n'utilise donc que des vents, exclusivement de la famille des bois. Flûtes, clarinettes, hautbois et saxophones se superposent selon différentes combinaisons pour une suite de 11 pièces qui n'ont pas peur d'utiliser et d'intégrer des idiomes (jazz, classique, etc.) et des techniques étendues. De manière générale, le Wind Trio joue une musique improvisée plutôt nerveuse, en tout cas énergique et parfois agressive. Une musique qui mise beaucoup sur l'intensité mais qui sait aussi varier les registres sonores notamment à travers les différentes instrumentations et les multiples combinaisons expérimentées, tout en produisant un panel assez large d'univers. Car tour à tour, la musique du Wind Trio peut être jazz, free, nerveuse, calme et atmosphérique, chargée et agressive, silencieuse et contemplative.

Une heure d'improvisations variées et plutôt originales. Une heure à explorer des relations souvent très réactives entre les différents bois. Plaisant.

David Stackenäs / Ernesto Rodrigues / Guilherme Rodrigues / Nuno Torres - Wounds of Light (creative sources, 2010) Publiée il y a environ deux ans, Wounds of Light est une série de trois improvisations pour instruments acoustiques. On y retrouve Ernesto Rodrigues et son fils Guilherme - respectivement à l'alto et au violoncelle, ainsi que Nuno Torres au saxophone alto et le guitariste suédois David Stackenäs. Comme le dit déjà François Couture dans les notes, cet album ravira certainement beaucoup des amateurs d'improvisation non-idiomatique. Car il s'agit ici avant tout d'improvisations abstraites et principalement concentrées sur le son lui-même. Le quartet s'évertue et s'amuse à multiplier des strates sonores indiscernables à partir de cordes longuement frottées et de notes statiques. Il ne s'agit pas non plus d'une forme de drone acoustique, car des milliers de micro-évolutions parcourent les strates. Des évènements parfois microscopiques fourmillent. Des micro-évènements qui forment des angles, donnent de la forme et du relief aux longues plages sonores abrasives. Servies par quatre instrumentistes virtuoses, ces trois improvisations plongent l'auditeur dans des territoires sonores abstraits, singuliers et créatifs. Un univers où bois et cordes sont raclés, durement frottés et avec lenteur; des sons qui crispent parfois mais qui ne sont pas vraiment désagréable tant la forme et l'interaction entre les musiciens semblent magiques et inventives. Trois plongées sonores dans l'univers du timbre et des micro-évolutions, trois plongées qui progressent avec calme et nous entraînent dans des atmosphères hors du commun, méticuleusement interprétées.

Cremaster & Angharad Davies - Pluie Fine (Potlatch, 2012)

Comme d'habitude, j'ai attendu cette dernière publication de Potlatch avec impatience. Car c'est bien un des rares labels en qui j'ai entièrement confiance - notamment depuis le duo Keith Rowe/Evan Parker. Sans compter que Ferran Fages et Angharad Davies, mais surtout Alfredo Costa Monteiro, sont des musiciens que j'aime suivre et que j'apprécie énormément. Seulement voilà, contre toute attente, pluie fine ne m'a pas procuré la claque habituelle. La surprise n'a pas été aussi grande qu'avec le chef d’œuvre de Lucio Capece ou le quartet Propagations par exemple. Un album pas vraiment conformiste, mais prévisible quand on connaît ces musiciens. Ceci-dit, je fais vraiment la fine bouche ici, car pluie fine reste tout de même un disque que je conseillerais facilement, et c'est peut-être mon préféré du projet Cremaster (pour l'instant en tout cas, car je ne les ai pas tous écoutés).

Formellement, il s'agit d'une collaboration à distance entre le duo espagnol Cremaster - soit Alfredo Costa Monteiro (dispositif électroacoustique, enceintes, guitare électrique) & Ferran Fages (dispositif électroacoustique aussi, et table de mixage bouclée sur elle-même) et la violoniste anglaise Angharad Davies. Pendant près de trois ans, les musiciens se sont échangés des fichiers musicaux, les ont assemblés, transformés, mixés, pour nous les offrir aujourd'hui sous cette forme. (Au passage, pluie fine est dédicacée à  Simon [Reynell, je suppose])

Actuellement en fait, je suis plutôt gêné: comment aborder et décrire cette musique? Ceux qui la connaissent devraient comprendre j'imagine. Mais pour les autres, comment faire? Il s'agit d'un assemblage de larsens, d'objets et d'installations électroacoustiques, de tables de mixage en circuits fermés, et d'un violon. Une musique abstraite et corrosive, où la présence de Davies est entièrement justifiée dans la mesure où son jeu minimaliste, grinçant, lent, et agressif, correspond très bien à la musique du duo espagnol. Alfredo Costa Monteiro & Ferran Fages ont quant à eux produits des masses sonores qui progressent souvent par micro-évolutions, des nappes qui pénètrent l'intérieur même et les profondeurs physiques du son. Une exploration magistrale des phénomènes électroacoustiques. Et oui forcément j'ai envie de dire c'est abstrait, mais là où ils réussissent, c'est dans une volonté de garder certains repaires, de répéter des éléments, de ne pas nier la musicalité du bruit, et de donner une forme à ce qui n'en avait auparavant pas.

Et cette structure qui apparaît par moments, fondée soit sur la répétition, soir sur l'étirement d'une séquence sonore, nous fait pénétrer dans l'intimité même du son et des musiciens. Les formes nous aident et nous encouragent à embrasser le son en tant que tel, en dépit de ses propriétés souvent dures et repoussantes (notamment à propos des nombreux larsens et des sons abrasifs et abstraits omniprésents). Par moments - voire par exemple les quelques magnifiques minutes de conclusion basées sur des glissandos exceptionnellement émouvants - AAC, FF et AD nous plongent dans des territoires sonores étonnamment émotionnels au vu de leur abstraction. La plongée dans les confins du son n'est pas si aride, l'abstraction s'arrête pile poil au niveau de la froideur ou de l'aridité, et la musique se fait expressionnisme abstrait plutôt que simplement abstraite.

Une exploration méticuleuse et vertigineuse dans des territoires sonores durs et abstraits, mais l'abstraction sonore n'est pas exempte d'une grande sensibilité musicale et émotionnelle. Ça va loin, très loin, mais toujours avec sensibilité. Cremaster & Angharad Davies nous entraînent dans leurs intimes, abrasifs et minimalistes territoires sonores pour nous proposer une cartographie émotionnelle de leur collaboration. Et c'est un plaisir qui n'a rien de masochiste d'entendre cette musique dure, riche, sensible, profonde et puissante.

Guillaume BELLANGER

Guillaume Bellanger - T-One (autoproduction, 2012)

T pour témoignage, et one pour premier. Guillaume Bellanger entame donc avec ce disque une série sur l'évolution de son rapport au saxophone soprano et au solo. En l'écoutant, difficile de ne pas penser à Evan Parker: souffle continu et phrases multiphoniques sont constamment de la partie. La même verticalité aussi, mais avec des éléments mélodiques plus fréquents ainsi qu'un intérêt qui commence à pointer pour une musique plus horizontale, aux accents parfois étonnamment baroques. Deux manières de jouer donc qui se superposent parfois, qui s'entrechoquent ou se confrontent à d'autres moments.

Le saxophoniste tourangeau nous propose ici une musique dense, riche, et puissante. Mais aussi personnelle et intime. La musique de Bellanger semble se produire dans l'urgence, avec tous les accidents techniques et les imperfections que ceci suppose. Mais tous ces "accidents" sont transformés en musique, ils deviennent partie intégrante de l'improvisation du moment que le saxophoniste les assume entièrement et les intègre à son improvisation.

A l'intérieur de ces longs flux continus, de ces phrases interminables d'une dizaine de minutes, de longs silences s'imposent par moments, des silences reposants, qui ne donnent que plus d'intensité à ce qui a précédé et à ce qui s'ensuivra. Et il ne faut pas le nier, devant la densité et l'intensité du déluge de notes propre à une grande partie de ce solo, les silences ont une valeur de repos inestimable, une valeur de résolution magique. Car malgré quelques écarts mélodiques et harmonieux, la majeure partie de ce disque est construite sur des flux continus atonaux et extrêmement tendus, et durant presque une heure, la tension est plus que palpable, ce qui, en contre-partie, donne également une valeur inestimable aux quelques pauses sonores qui s'imposent.

A propos de tension, il ne faudrait pas croire non plus que les passages et séquences plus mélodiques sont dénoués de tension, car ils sont en grande partie partie fondés sur la répétition, sur la répétition obstinée d'un arpège ou de deux ou trois notes dans lesquelles s'insèrent parfois des harmoniques ou des multiphoniques, d'une manière qui pourrait rappeler un Colin Stetson, mais en acoustique et en beaucoup plus intense et certainement plus virtuose que le saxophoniste canadien, et surtout, bien plus riche en émotions et en sensations. C'est d'ailleurs cette conception du solo que Guillaume Bellanger va privilégier par la suite, comme me l'a fait entendre une superbe démo à paraître bientôt j'espère [voir la vidéo ci-dessous].


Grente / Bellanger / Ziemniak - Live au Préau (Fiasco, 2011)

Si les noms des trois musiciens sont inscrits sur la pochette, on connaît aussi ce trio sous le sobre nom de BGZ aujourd'hui. B pour Guillaume Bellanger (saxophones ténor et soprano), G pour Patrice Grente (contrebasse) et Z pour Étienne Ziemniak (batterie). Avec leur premier album enregistré en live, le trio BGZ nous propose une courte pièce de 26 minutes, très agressive et intense. Sous quelques aspects, cette formation a des airs de certains projets de Guionnet (The Fish d'un côté, ou Return of the New Thing), pour l'absence de crescendo, et pour le caractère parfois répétitif et obstiné. Mais la comparaison s'arrête là. Sur ce Live au Préau, le trio BGZ nous offre une improvisation très très énergique et puissante, une performance qui doit aussi beaucoup au free jazz bien sûr. Au free jazz, mais aussi à la noise, deux catégories intégrées mais auxquelles ils échappent, formellement en tout cas. Noise car l'énergie ne s'essouffle jamais, BGZ est toujours à fond, la section rythmique ne respire pas, la tension est toujours maximale, et le saxophone est un long cri ininterrompu. Mais la référence au jazz est en même temps bien plus discrète (bien que présente comme on peut l'entendre dans les phrasés coltraniens du ténor autour de la seizième minute), elle se confond avec les influences de musiques extrêmes comme la noise, ou le punk. Cependant, il n'y a pas de place ici pour une réactivité formelle et réfléchie comme dans l'improvisation libre, tout se joue dans l'urgence, dans un cri primal et rituel, un cri qui provient du corps avant tout.

26 minutes d'énergie pure et de musique organique, où les trois instruments se confondent dans un joyeuse orgie bancale et chaotique.

[je m'excuse pour la reproduction, c'est la seule que j'ai pu trouver sur le net...]

Guillaume Bellanger / Étienne Ziemniak - 39'05 (autoproduction, 2010) Autre formation: autre musique. Finis les accents baroques du solo de GB et les influences américaines du free jazz présentes dans le trio BGZ. Ce duo saxophone/batterie avec Guillaume Bellanger et Étienne Ziemniak est autrement plus minimaliste que les deux disques chroniqués plus haut. Enregistré dans une église, cette improvisation de 39'05 minutes commencent par le léger frottement d'une caisse claire et la répétition lente et métronomique de slaps pendant une dizaine de minutes - et dès lors, c'est l'influence des musiques dites "réductionnistes" qui se fait sentir. Viennent ensuite des cymbales percutées et frottées soigneusement et précautionneusement, ainsi que les cadres métalliques et les peaux. Je n'aime pas vraiment les comparaisons et les catégories - solution de facilité - mais ici encore, deux duos me viennent à l'esprit: le duo Guionnet/Murayama et Rives/Murayama. Pour ces longues plages et nappes sonores interminables, ces flux continus et minimalistes qui étirent le temps et nous plongent dans une temporalité inhabituelle. Mais ici, le duo semble bien plus plongé dans la temporalité même et le son, que dans l'espace - comme dans les deux duos précédemment cités. Le duo Bellanger/Ziemniak explore les confins minimalistes de la batterie et du saxophone, la peau, le bois et le métal du premier, le souffle, le roseau et le cuivre de l'autre. Tout comme le temps est étiré, les techniques de jeux sont aussi "étendues" comme on dit; le son est personnel et minimaliste, en osmose avec le lieu et sa résonance ainsi qu'avec le collaborateur. 

Une longue et lente plongée contemplative et sonore dans les profondeurs et les hauteurs de l'église de Meslay, une plongée mystique, minimale, très sensible et quelque peu spirituelle dans les abysses du saxophone et de la batterie. Recommandé.

 

aural terrains

Thanos Chrysakis/James O'Sullivan/Jerry Wigens - Syneuma (Aural Terrains, 2012)

Le label Aural Terrains nous propose ici un trio purement instrumental avec Thanos Chrysakis au piano, James O'Sullivan à la guitare et Jerry Wigens à la clarinette. Un trio assez étrange, au son peu commun en fait. Déjà le mixage est basé sur un volume plutôt bas, trop bas à mon goût pour ce genre de musique. Car il s'agit effectivement d'improvisation libre assez énergique dans l'ensemble, même si certains passages sont plutôt atmosphériques. Dans l'ensemble, ces trois musiciens londoniens improvisent une musique atonale et rythmique, qui paraît étrangement assez vieillotte. D'une part à cause de ce mixage étrange, mais également je pense à cause d'une sorte de désintérêt général pour le son (bon d'accord, "désintérêt" c'est un peu fort), et d'une absence quasiment totale de techniques étendues (hormis l'exploration de l'intérieur du piano par Chrysakis).

Comme dans la tradition européenne, le trio semble s'intéresser principalement à l'interaction et aux réactions spontanées, sans non plus rejeter toutes formes de structure préétablie. Il semble y avoir en effet une interaction entre composition et improvisation. Par rapport à la conception du groupe, les trois voix sont personnalisées, individuelles et largement reconnaissables presque tout au long de ces 45 minutes. Enfin dans l'ensemble, je reste plutôt mitigé devant cette suite d'improvisations qui manquent un peu trop de relief, de dynamisme et d'énergie à mon goût.

Sébastien Branche, Thanos Chrysakis, Tom Soloveitzik, James O'Sullivan, Artur Vidal, Jerry Wigens - Magnetic River (Aural Terrains, 2012)

Publié en même temps que Syneuma, Magnetic River est une suite d'improvisations pour six musiciens qui m'a déjà beaucoup plus enthousiasmé. Le trio précédent - Thanos Chrysakis (ordinateur, électronique et piano), James O'Sullivan (guitare), Jerry Wigens (clarinettes) - est toujours présent et accompagné de trois saxophonistes: Artur Vidal (saxophone alto), Sébastien Branche (saxophone ténor) et Tom Soloveitzik (saxophone ténor). J'ai déjà chroniqué les trois premiers musiciens, mais je ne connais pas le saxophoniste israélien Soloveitzik, tandis que Vidal et Branche font partie de l'excellent duo Relentless, un groupe très axé sur l'acoustique de l'environnement et les résonances exceptionnelles.

Sur Magnetic River, ce sont bien les saxos - et la clarinette de Wigens - qui semblent être la base de chaque improvisation. Une nappe de vents est le fondement sur laquelle chaque musicien va s'intégrer à la texture collective. Car l'improvisation ici est plutôt axée sur le son collectif et les textures où chaque instrument est assimilé et mélangé plus que sur la personnalité du son. Ceci-dit, il ne s'agit pas que d'un bourdon ou de flux continus, car - à commencer par l'alto de Vidal - régulièrement, un instrument se détache, une note incisive et forte surgit, jusqu'à la dernière piste où tous les instruments se détachent pour une improvisation collective plus chaotique. Oui, une grande importance est accordée aux textures et à l'entremêlement des timbres, mais aussi une grande attention aux reliefs et aux ponctuations permet à la musique de ne jamais s'embourber dans un bourdon minimaliste facile. Ces cinq pièces parviennent ainsi à retenir l'attention au-delà des micro-variations qu'elles présentent, il y a tout un jeu de tension produit par les ponctuations et les changements brusques de variations. En plus d'une production de textures assez singulières et aventureuses.

Un sextet de musiciens jeunes et moins jeunes, qui nous offrent une musique chaleureuse, dense, riche, et créative.

JOHN CAGE - Sonatas & Interludes (HatHut, 2012)

Bon d'accord, je pense que la majorité des lecteurs de ce blog a entendu au moins une fois cette œuvre (certainement la plus célèbre avec 4'33) de John Cage. 16 sonates et 4 interludes pour piano préparé. Une des plus importantes œuvres pour cet instrument et cette méthode de jeu en un sens. Et ce notamment grâce à sa place historique, car elle fut une des premières œuvres a utiliser le piano préparé de manière systématique (l'instrument avait tout de même été utilisé dans des pièces antérieures à 1946 - date de début de composition de cette œuvre qui fut écrite jusqu'en 1948). On connaît aussi l'influence qu'exerça la philosophie et la musique indiennes sur cette œuvre qui tente d'en restituer les émotions. Mais aussi d'autres musiques comme la musique balinaise et son balafon qui semble à l'origine de certaines préparations à base d'objets métalliques, tels ces clous qui font ressembler le piano à un balafon ou à un vibraphone, mais aussi à un gamelan javanais à certains moments. Des sonorités orientales, complétées par des procédés d'écriture polyphoniques et/ou polyrythmiques qui nous rapprochent encore et toujours de l'Orient tel qu'imaginé par John Cage. Mais la force de ces Sonatas & Interludes ne résident pas seulement dans la puissance d'évocation ni dans l'imitation, c'est aussi aussi le prisme occidental qui fait de cette œuvre quelque chose d'unique. Car Cage explore des timbres et des procédés d'écritures orientaux tout en conservant de nombreuses techniques et procédés orientaux: l'utilisation du piano d'une part, mais également la forme sonate  qui est méticuleusement conservée avec ses deux parties répétées. Un mélange improbable et unique de pensées indiennes et orientales, de techniques d'écriture classiques européennes, et d’expérimentations américaines et contemporaines. Splendide!

Quelques mots maintenant sur James Tenney. L'enregistrement de cette interprétation date maintenant de 10 ans, et on peut se demander l'intérêt de publier cette interprétation inédite je crois. Outre ses connaissances monumentales de l’œuvre de Nancarrow (dont l'influence sur le piano fut presque aussi énorme que Cage), James Tenney était également un ancien élève et un proche de JC avec qui il a donné plusieurs représentations. Pour cette performance des S&I, James Tenney choisit une approche virtuose et plutôt rapide, plus axée sur les sonorités et les rythmiques que sur les nuances. Ces dernières sont peu exploitées et rendent cet enregistrement assez égale à lui-même, mais laisse également ressortir encore plus les potentialités émotionnelles de chacune des pièces. L'enregistrement et le son du piano ont un son pur, cristallin, qui se déploie avec aisance et avec puissance. Chaque phrase et chaque timbre surgit avec une émotion si forte qu'elle en cache presque la forme et la technique. Des quelques interprétations que je possède (Tilbury, Berman par exemple), c'est sans aucun doute la plus forte au niveau émotionnel, mais aussi la plus claire au niveau des couleurs. Je pense même que c'est la meilleure interprétation que j'ai entendu de cette œuvre. Vivement conseillé.

John Coxon / Evan Parker / Eddie Prévost - Cinema (Fataka, 2012)

Pour beaucoup, Evan Parker fait partie de ces musiciens qui marquent toute une vie. Un musicien qui change notre vision de la musique, de l'improvisation, de l'individualité esthétique, etc. Car il s'agit d'une des personnalités musicales les plus fortes qui soient, et aussi - mais peut-être avant tout - d'un des instrumentistes les plus talentueux de la musique improvisée européenne. Quel saxophoniste n'aura pas été marqué par le phénomène Evan? et au-delà, quel musicien n'aura pas été grandement marqué par son duo avec Paul Lytton, par sa pratique solo de l'improvisation ou encore par le fameux trio Parker/Guy/Lytton? tout ça sans oublier le Spontaneous Music Ensemble et le Schlippenbach trio bien entendu, mais je vais m'arrêter ici, car la liste serait interminable... Et vous l'avez déjà compris, ce type est un des musiciens qui m'a le plus retourné et marqué, notamment au niveau des musiciens qui pratiquent la musique dite efi.

Pour ce trio inédit enregistré en 2008, le saxophoniste anglais est accompagné du percussionniste Eddie Prévost (autre figure légendaire des musiques improvisées) et de John Coxon (guitare et basse électriques). Cinema, c'est une seule improvisation de 55 minutes, une improvisation riche et dense, sans jamais être saturée. Les jeux de Prévost et Coxon surtout, sont variés, éclectiques, mêlent archets sur cymbales, peaux frottées, larsens, cordes frottées et grattées, des volumes puissants puis presque silencieux. Tout au long de cette petite heure, personne ne se marche dessus, l'heure est à l'écoute, au respect de la prise de parole, et à l'aération. Jamais personne ne sera couvert par l'autre ou les autres. Ni au niveau du volume, ni au niveau de l'esthétique d'ailleurs, car l'individualité et le son de chacun sont constamment maintenus, la personnalité du discours de chacun est conservée et n'est jamais subordonnée au son de groupe. Il en résulte dès lors une musique fraîche et nouvelle, paradoxalement basée sur des formes de discours connus et déjà utilisés. C'est d'ailleurs en grande partie la force d'un Evan Parker, le pouvoir de se renouveler à chaque représentation en utilisant le même matériau, la force d'interagir de manière très intime avec une multiplicité hallucinante de musiciens sans jamais se départir de sa personnalité. Car ici, encore, Evan Parker continue d'user, avec modération, de son jeu sur le souffle continu, sur les attaques et leur puissance, ainsi que sur les phrases multiphoniques.

J'aimerais vous en dire plus, mais la musique de Parker semble souvent réticente au discours. Une ou deux choses à savoir quand même: premièrement, cette nouvelle collaboration conserve l'intensité propre à Evan Parker tout en la renouvelant, en lui offrant un nouveau contexte et un nouvel environnement où il peut librement se déployer. Deuxièmement et dernièrement, c'est juste... mortel! A écouter!

(informations & extraits: http://fataka.net/recordings/1.html)