Clayton Thomas

THE AMES ROOM - In St Johann (Gaffer, 2013)
Bon, je ne crois qu'il soit utile de présenter ici The Ames Room, trio avec Clayton Thomas, Will Guthrie et Jean-Luc Guionnet : les publications comme les concerts qu'ils ont fait ces deux ou trois dernières années ont assez fait parler de The Ames Room, en France comme ailleurs, et je pense que la plupart des lecteurs de ce blog ont déjà entendu leur travail. Tout ça pour dire que je ne m'étalerai pas sur ce nouveau disque publié en vinyle, même si c'est je pense le meilleur qu'ils aient enregistré à ce jour.

Par rapport aux précédents, In St Johann est peut-être moins obstiné et moins répétitif. Des répétitions il y en a encore, mais les motifs sont plus courts, ils sont rapidement modifiés, chacun passe plus vite à autre chose. Le trio conserve l'utilisation obstinée de motifs, mais là c'est plus urgent, plus sauvage. Et pourtant, sauvage et urgent, The Ames Room l'a toujours été avec l'alto ultra sec et incisif de Guionnet, l'intensité inépuisable de Will Guthrie, et la basse lourde et entêtante de Clayton Thomas. Sauf qu'ici, à rapidement modifier les patterns, l'urgence est encore plus flagrante. 

Le plus impressionnant avec ce trio, c'est que même dans les périodes de "creux" (lors du duo basse/batterie de quelques dizaines de secondes au début de la deuxième face par exemple), l'intensité est toujours culminante. The Ames Room, c'est l'art de la puissance répétée et inlassable, l'art d'une musique qui se ressemble mais ne se fatigue jamais, un climax continu et une volonté de se donner corps et âme dans le trio, c'est lourd, urgent, et puissant. Le trio ressemble à du free jazz de par l'instrumentation, mais là où le free jazz tendait vers une certaine urgence et une certaine puissance, The Ames Room n'y va pas, il n'y a pas de progression, The Ames Room est en plein dedans et n'a pas besoin de tracer le chemin. The Ames Room reste au point culminant et n'en bougepas, le trio est là où l'intensité est la plus forte, là où la puissance est maximale et inépuisable. Excellent et addictif.

STRIKE - Wood, Wire & Sparks (Monotype, 2013)
Autre trio avec le contrebassiste Clayton Thomas, Strike est une formation australienne menée par le violoniste Jon Rose, avec un second contrebassiste : Mike Majkowski (auteur d'un excellent solo paru il y a un ou deux ans). Wood, Wire & Sparks est le premier enregistrement de cette formation, publié en vinyle encore par le label monotype.

Si l'instrumentation est plutôt originale (deux contrebasses et un violon), et les musiciens chacun aussi virtuose l'un que l'autre, les six improvisations proposées sur ce disque ne m'ont pas plus enchanté que ça. Strike propose de l'improvisation libre à tendance assez réactive et énergique, qui explore les différentes dynamiques et possibilités des cordes (pizzicatto, archet, jeu rythmique, contrebasse frappée, préparations sur les instruments, jeu mélodique, longues harmoniques, etc.). C'est impressionnant de virtuosité et le trio sait explorer chaque instrument à fond, mais j'ai l'impression qu'ils en font souvent trop. Hormis peut-être sur la dernière pièce qui offre un peu de répit, de silence, d'espace, et d'air, et même des bribes fantomatiques de mélodie - chaque improvisation joue sur l'interaction entre les trois musiciens, sur la distinction prononcée des voix, et on est vite saturé d'informations, d'autant que la plupart du temps, le trio joue avec puissance et énergie et forme une musique joyeusement chaotique faite de surprises constantes. Une musique qui pourra plaire aux amateurs d'improvisation libre très énergique et réactive, violente et virtuose ; il faut aimer les démonstrations de force en somme - et le violon aussi (dont l'usage en improvisation libre n'est pas si évident...).

THE ASTRONOMICAL UNIT - Super Earth (Gligg, 2013)
Dernier projet autour du contrebassiste australien résidant aujourd'hui à Berlin, The Astronomical Unit est un trio qui regroupe trois membres actifs de l'improvisation libre européenne : Clayton Thomas toujours, à la contrebasse, Matthias Müller au trombone, et Christian Marien à la batterie. 

Cette fois, c'est un CD, un disque qui comprend deux longues pistes d'une vingtaine et d'une trentaine de minutes. Les deux improvisations sont composées de manière similaires. On part de quelque chose d'assez abstrait, avec une pulsation sous-jacente à la batterie, des notes très longues à la contrebasse et des interventions discrètes du trombone. Et petit à petit, le groupe prend forme, le dialogue s'établit, la structure et la cohésion apparaissent de plus en plus clairement. Si chaque début ne propose que peu de repères musicaux traditionnels et s'apparente à de l'improvisation libre pas très éloignée du réductionnisme, au fur et à mesure, ça devient de plus en plus énergique, la pulsation est de plus en plus marquée et présente, soutenue par la contrebasse, avec un trombone qui n'est pas loin de swinguer. Et on arrive très vite à quelque chose de lourd, de gras, comme un bon morceau de post-hardcore ou de hip-hop, mais fait par un trio basse/batterie/trombone. The Astronomical Unit propose de la musique improvisée, mais sans exclure des rythmiques et des patterns puissants, dansants, et jouissifs. De l'impro libre toujours, mais aussi joyeuse et dansante, chaude et dynamique, pulsée et aguichante. Bon travail, je suis curieux d'entendre la suite de ce trio en tout cas. 

Je profite de ces chroniques consacrées à Clayton Thomas pour rapidement parler du dernier hors-série du son du grisli. Le site est connu pour ses nombreuses chroniques quotidiennes à propos de musiques improvisées et expérimentales, écrites par Guillaume Belhomme, Guillaume Tarche, Pierre Cécile, Luc Bouquet, et d'autres. De temps en temps, et aujourd'hui pour la onzième fois apparemment, le site publie une version papier intitulée hors-série. Chaque hors-série est consacré à un instrument, et c'est aujourd'hui au tour des contrebassistes d'être à l'honneur. J'en parle ici, car aux côtés de Barre Philips, Joëlle Léandre, William Parker, Peter Kowald, Barry Guy et Werner Dafeldecker, on retrouve le jeune Clayton Thomas encore. 

La revue propose une suite de portraits de chacun des musiciens, des portraits dithyrambiques, plus ou moins axés selon les écrivains sur la biographie des musiciens, sur leur collaboration, sur des caractéristiques ésthétiques ou des particularités historiques. Outre ces courts protraits, plusieurs chroniques de disques sélectionnées sur le site du son du grisli sont proposées à la suite de chaque présentation, des chroniques qui reflètent l'importance des musiciens aussi bien que l'enthousiasme des chroniqueurs. La sélection des contrebassistes est intéressante car elle présente un large éventail des possibilités esthétiques présentées par les musiciens : on passe des musiciens historiques tel que Barre Philips au jeune virtuose acclamé qu'est Clayton Thomas, on passe de ceux qui ont fait leurs armes dans le free jazz et le jazz à ceux qui ont été plus proches de la musique contemporaine, et les passerelles entre chacun de ces mondes sont bien mises en avant. Intéressant.

monotype LP

AKIYAMA/CARTER/KIEFER - The Darkened Mirror (Monotype/CatSun, 2013)
Peut-être que le catalogue de Monotype est parfois inégal, mais en tout cas, ce qui est vraiment plaisant, c'est son énorme diversité. De Mimeo à Cremaster, de Dave Philips à Francisco Lopez, de Jean-Luc Guionnet à Alfredo Costa Monteiro, en passant par Lydia Lunch, Eugene Robinson, Jason Kahn, Eugène Chadbourne, Alessandro Bosetti, Kim Cascone ou Lasse Marhaug, on ne sait jamais trop à quoi s'attendre, et c'est ce qui fait la richesse de ce label, très bon pour documenter sur une grande variété de courants expérimentaux actuels. Ainsi, dernièrement, le label polonais publiait en vinyle une rencontre inattendue entre trois guitaristes très différents : Tetuzi Akiyama, Tom Carter et Christian Kiefer.

A vrai dire, je ne connais que le premier de ce trio, Akiyama, un des plus importants acteurs des scènes onkyo et réductionniste, qui a considérablement renouvelé la musique improvisée et la guitare aux côtés de Sugimoto avec la réintégration des notes (et des mélodies), ainsi que du silence. Quant à Carter et Kiefer, ce sont deux guitaristes américains apparemment moins proches de la musique improvisée que de l'ethnomusicologie américaine et du blues.

Le résultat de cette rencontre est une sorte de blues/folk dissonant et décalé vraiment bon. Akiyama amène la simplicité et l'ascétisme de l'improvisation onkyo ; Carter approche sa guitare avec une pédale fuzz très propre et marqué, entre blues et psyché ; et Kiefer, à la guitare ou au banjo, promène le trio sur des rythmiques et des accompagnements folk primitifs. La musique proposée sur ces neuf pièces a quelque chose de bancal et d'incertain, mais c'est ce qui fait son charme. On ne sait jamais trop ce qui se passe, comment, ce qui est recherché, etc. D'un côté, des trames sont écrites, mais une grande part est laissée à des improvisations tout de même discrètes (il ne s'agit pas de gros soli quoi). De manière générale aussi, c'est tonal et mélodique, mais il y en a toujours un qui est à côté (surtout Carter avec sa guitare psyché, mais également les quelques notes d'Akiyama). Souvent, j'ai du mal avec la guitare (hormis pour les groupes de punk/hardcore/crust/grind évidemment), surtout dans la musique improvisée non-idiomatique. Mais là, du fait que les guitares sont volontairement idiomatiques, et qu'elles sont jouées avec virtuosité et beaucoup de connaissance et de maîtrise, je me laisse très facilement bercé par ces sortes de chansons sans chant, par ce folk décalé et dissonant, par ces improvisations qui n'hésitent pas utiliser des idiomes connus pour les transformer en quelque chose de vraiment personnel. Bref, un disque à écouter, conseillé aussi bien aux amateurs du mouvement onkyo qu'aux fans de Jandek ou de Captain Beefheart.

WOOLEY/YEH/CHEN/CARTER - NCAT (Monotype, 2013)
Et en parlant de vinyles vraiment bizarres publiés par ce label, il ne faudrait pas passer à côté de ce quartet autrement surprenant avec Nate Wooley (trompette), C. Spencer Yeh (violon, voix), Audrey Chen (violoncelle, voix) et Todd Carter (mixage). Si cette formation était restée au stade d'un trio d'improvisation libre pour les intrumentistes uniquement, tout se serait bien passé j'ai envie de dire. On aurait eu de la musique improvisée avec des harmoniques aux cordes, des souffles à la trompette, des techniques étendues noisy et une forme organique interactive. 

Mais Todd Carter est arrivé, et là ça se complique et ça devient aussi bien intéressant. Je ne connaissais pas ce "musicien" avant, qui a l'air d'être surtout productif en tant qu'ingénieur du son en fait. En tout cas, le travail qu'il a accompli sur ce disque est assez incroyable et remarquable. Wooley, Yeh et Chen lui ont envoyé des enregistrements de leurs improvisations pour qu'il les mixe, et le résultat fut alors complètement inattendu. Il semble avoir considéré ces enregistrements comme une matière sonore quelconque, brute ; il ne semble pas avoir considéré le côté réactif de l'improvisation, ni sa forme de narration, ni son aspect organique. Todd Carter a mixé ce matériau sonore comme si c'était des field-recordings : les instruments sont fortement équalisés, modifiés, et remixés de manière improbable. Il en a fait une vraie composition électroacoustique en somme. Ce qui est étonnant, c'est que l'aspect organique des instruments et l'urgence de l'improvisation transparaissent tout de même à travers le mixage, sous la forme d'une composition électroacoustique narrative et personnelle. Car le mixage de Todd Carter laisse surgir les interventions les plus expressives, les plus sauvages, renforce également des sortes de bourdon, et compose avec tous ces éléments des pièces sombres, étranges, fantomatiques, des pièces qui racontent des histoires obscures, graves, oppressantes. 

Un quartet très original qui parvient à assembler la forme et le contenu de l'improvisation libre comme de la composition électroacoustique : narratif, urgent, organique, dense et savant. Très bon travail de ce quartet. 

R. Andrew Lee

EVA-MARIA HOUBEN - Piano Music (Irritable Hedgehog, 2013)
R. Andrew Lee est un pianiste américain qui fait partie de l'équipe du label Irritable Hedgehog aux côtés du compositeur David D. McIntire. Il a déjà proposé plusieurs réalisations de pièces minimalistes contemporaines sur ce label, dont quelques unes composées par des membres de Wandelweiser. Parmi elles, deux disques intitulés simplement Piano Music, consacrés l'un à Jürg Frey, et l'autre à Eva-Maria Houben, sur lesquels j'écris ces lignes...

La dernière publication en date est une réalisation de deux pièces composées par la pianiste et organiste allemande membre de Wandelweiser Eva-Maria Houben : abgemalt et go and stop. La première est une longue pièce de près de quarante minutes, principalement basée sur trois notes mediums qui forment une sorte de mélodie, et une basse dissonante, le tout traversé par de très longs silences. Les travaux de cette compositrice sont principalement axés sur deux paramètres : le timbre et la dynamique de l'orgue et du piano, ainsi que l'évanouissement du son. La musique de Houben est particulière par rapport au reste de Wandelweiser, si le silence est omniprésent, ce n'est pas ce qui intéresse le plus la musicienne. Il n'y a pas de confrontation entre le son et le silence, mais une exploration très profonde de la zone ambigue et flottante qui se situe entre les deux : comment le son dispraît et se noie dans le silence. C'est pourquoi aussi Houben reste très attachée au piano, qui de par sa nature offre une foule de possibilités. La résonance très longue des cordes dans le corps du piano est effectivement du pain béni pour la musicienne. Une pièce basée sur la répétition jamais identique de quelques notes mélodiques, beaucoup de résonances et de silences, où les dynamiques des différents registres sont explorées en fonction de leur attaque et de leur résonance ; le tout avec une très grande attention aux particularités du piano, une grande sensibilité à la zone intermédiaire entre le son et le silence, et avec une écriture très poétique, fluide et envoutante. Remarquable.

Pour go and stop, une pièce écrite il y a environ dix ans, le matériau "musical" initial est également assez simple et très répétitif. Une basse, d'une durée d'une ronde, puis trois accords (riches et lumineux) qui suivent la même progression harmonique mais dont les intervales intérieurs varient, trois accords qui se  répètent selon un motif rythmique identique (une noire, deux croches). Un même intérêt est toujours porté aux résonances, aux propriétés du piano, mais également à la répétition, et à la tension. Andrew Lee ne répète pas les accords le même nombre de fois, de même il peut s'arrêter en plein milieu d'une phrase, et la durée qui sépare chaque bloc semble également varier. En rompant les progressions harmoniques assez régulièrement, la partition offre la possibilité de maintenir la tension durant les résonances et les silences, et l'attention de l'auditeur se maintient ainsi très bien durant ces "pauses". Au premier abord, on croirait à un jeu de frustration, car les résolutions sont souvent éliminées, mais en se concentrant avec une nouvelle oreille, on peut percevoir les résonances harmoniques ou le silence comme une forme même de résolution, et aborder ces éléments non en confrontation au son et à l'attaque, mais comme des éléments égaux dans la composition musicale. Aussi beau et lassant qu'une pièce de Feldman à mon avis, cette pièce pour piano est réalisée ici avec une précision et une régularité rigoureuses, tout en lui conférant une grande luminosité et une chaleur émouvante.

JÜRG FREY - Piano Music (Irritable Hedgehog, 2012)
Paru il y a environ un an, l'autre disque de R. Andrew Lee consacré à un compositeur de Wandelweiser - Jürg Frey en l'occurence - est également intitulé Piano Music. Aussi, il est composé d'une longue pièce d'une quarantaine de minutes (Les tréfonds inexplorés des signes) et d'une autre de quinze minutes (Klavierstück 2). Il y a encore quelques similitudes assez formelles avec le disque consacré à Eva-Maria Houben concernant l'utilisation du silence et de la répétition mais parlons plutôt ce qui les distingue, car ça n'a pas grand chose à voir.

La première composition de Jürg Frey réalisée par R. Andrew Lee est la Klavierstück 2, une étude pour piano très belle. Au début et à la fin de cette étude, on trouve quelques notes éparses, elles sont attaquées assez doucement et maintenues à un volume pas très fort mais pas faible non plus, sans trop de résonance. Elles paraissent surgir surtout pour mettre en avant le silence omniprésent qui les entoure. Parfois, comme les quatre premières notes qui ouvrent cette pièce, une seule note est répétée ; mais c'est surtout au milieu de la pièce, durant sept minutes, qu'on reconnaît le mieux Jürg Frey. La partie centrale est composée d'un accord répété assez rapidement plus de 400 fois. Et c'est ici que tout devient passionnant. Jürg Frey aime à explorer cette zone étrange où la répétition identique d'un motif, d'un son, ou d'un accord, finit par entraîner une sensation de mouvement ou d'instabilité. A force d'entendre la répétition, on en arrive à croire que l'on perçoit des variations de volume, de vitesse, de hauteur, ou autres. Et là, il faut féliciter le pianiste R. Andrew Lee qui a su réaliser cette oeuvre avec une minutie et une précision nécessaires à cette oeuvre. Car la réalisation des pièces de Frey requiert cette virtuosité pour accéder à ces zones où on explore l'instabilité et l'ambiguité des répétitions. Ces zones étranges où la répétition est tellement lancinante qu'on croit entendre autre chose, quand on ne finit pas par assimiller le son à l'environnement ambiant.

Si elles sont interprétées avec une précision égale, une sensibilité et une sorte de lyrisme poignant, les treize miniatures qui composent Les tréfonds inexplorés des signes m'ont tout de même moins réjoui. Ce genre de musique supporte assez mal les petits formats je trouve, et ici, chaque vignette ne durant jamais plus de dix minutes, c'est souvent dur de vraiment s'immerger dedans. J'y arrive parfois, mais ça me fatigue de devoir tout de suite passer à autre chose. Ceci-dit, prises en elles-même, chaque miniature comporte souvent de l'intérêt. Il y a toujours cette gestion magnifique de la répétition, ces silences énormes qui rendent chaque son aussi poignant, ces zones ambivalentes où sons, silences, phrases mélodiques, accords, notes seules, notes/accords répétés se rejoignent dans un territoire paradoxal où le mouvement provient de l'immobilité.

Malgré cette réserve - formelle - sur Les tréfonds..., je ne peux que conseiller ces deux pièces d'un des plus talentueux compositeur Wandelweiser, superbement réalisées par R. Andrew Lee. Deux oeuvres minimalistes qui jouent à travers la répétition et le silence sur l'exploration paradoxale d'un mouvement sonore né de l'immobilité et de la répétition. Très beau travail de composition et de réalisation.

David D. McIntire - Landscape of Descent

DAVID D. MCINTIRE - Landscape of Descent (Irritable Hedgehog, 2013)
David D. McIntire est un compositeur américain qui a fondé le label Irritable Hedgehog, un organe de diffusion des musiques minimaliste, post-minimaliste et électroacoustique. C'est sur son propre label qu'une de ses compositions récentes a été récemment publiée, une pièce électroacoustique intitulée Landscape of Descent.

En quelques mots, cette oeuvre est une longue composition d'une heure basée uniquement sur des enregistrements de cloches de noël. McIntire a composé cette pièce de manière assez linéaire, il n'y a jamais d'interruptions brusques, mais ce n'est pas statique. La pièce évolue progressivement d'un territoire sonore (et psychologique) à un autre, d'un paysage sombre à un paysage aéré par exemple. Ces évolutions se font toujours de manière douce et progressive, les filtres sont légèrement accentués, les équaliseurs ou la réverbération s'imposent lentement mais surement. Le titre est assez révélateur à cet égard, il s'agit bien de paysages sonores particuliers qui sont dessinés tout au long de cette pièce, mais la descente et la notion de mouvement sont tout aussi importantes que les paysages. McIntire a su composé ici un équilibre entre les différents territoires soniques et le mouvement qui les relie : chaque paysage a un caractère fort et prononcé, et on passe de l'un à l'autre sans s'en rendre compte, insensiblement. 

Voilà pour esquisser la forme. Quant au contenu, c'est un peu plus difficile d'en parler. McIntire a donc utilisé des enregistrements de cloches de noël comme je le disais plus haut. La plupart du temps, on ne les reconnait pas nettement, au mieux on distingue seulement qu'une sorte de cloche est percutée par moments. Ces enregistrements sont ensuite mis en boucles, équalisés, flitrés, modifiés, des effets s'ajoutent, etc. Et le résultat est une sorte de masse sonore mystérieuse, un magma parfois léger, parfois très dense et oppressant, mais toujours légèrement mouvant. Les sons entendus semblent provenir d'une dimension parallèle, on les reconnait légèrement mais on sait qu'on ne pourra jamais les entendre tels quels dans la réalité, dans notre réalité. Du coup, les sons engendrés dans cette composition paraissent oniriques, flottants, mystérieux, en un ou deux mots : personnels et intimes ; comme une sorte d'association d'idées à partir de ses cloches. McIntire a créé ici un univers sonore fantasmagorique, qui laisse parfois rêveur, qui peut effrayer ou oppresser aussi, mais qui est toujours intrigant et beau de par sa personnalité et son fort caractère. 

Très belle composition électroacoustique et superbe réalisation de ce jeune compositeur. 

The Noiser solo & duo

THE NOISER - The Black Symphony (Monochrome Vision, 2013)
The Noiser est le nom de scène de Julien Ottavi, artiste sonore nantais, membre entre autres de Formanex et pizMO. Si le surnom d'Ottavi en dit long sur l'esthétique, le titre de ce nouveau solo - The Black Symphony -  renseigne aussi sur la forme adoptée. Des murs de bruit blanc statique ou en mouvement, du harsh noise pur et brut, des fréquences extrêmes, on en a, et ce dès l'introduction. Ca commence fort, très fort, avec une courte pièce en forme d'assaut sonore. C'est après que ça se complique.

The Noiser propose en effet une suite de 13 pièces avec des titres semblables aux mouvements d'une symphonie, des titres qui renseignent sur la vitesse et le caractère de chacune des parties. Mais ici ce n'est pas tellement le tempo qui change - ce n'est pas pulsé - mais plutôt l'intensité et le volume qui varient selon les parties. Si certaines pièces sont comme on l'imagine très fortes, massives et intenses, d'autres parties sont beaucoup plus calmes, parfois proches de l'ambient, voire certaines carrément silencieuses, etc. Ottavi aka The Noiser propose une sorte de thème & variations sur le noise. Une suite où le noise est traité sous toutes ses formes, où les parasites se superposent en une architecture complexe et agressive, où le bruit forme un lent crescendo, où le silence se confronte au bruit, des variations sur les bruits ambient, sur le bruit calme, sur la puissance, la douceur, et autres caractères que le noise peut revêtir.

The Black Symphony est une variation sur les différentes possibilités du harsh noise, qui vont du silence numérique pur au mur de son brut. Une variation inégale qui s'apparente plus à un collage qu'à une suite, jouissive et réjouissante surtout pour les parties les plus furieuses, les plus intenses et les plus agressives.

KK NULL & THE NOISER - sans titre (Monotype, 2013)
Après plusieurs années de collaboration, le chanteur et guitariste de Zeni Geva, KK Null (ordinateur, voix, kaoss pad), et The Noiser (machines, voix, kaoss pad), publient leur premier disque. Un enregistrement composé de sept plages courtes (moins de cinq mintes souvent) et d'une longue pièce de 25 minutes environ qui semble basée sur les miniatures précédentes. La musique proposée par le duo est une sorte de nouveau power-electronic, du harsh gabber kaos core en quelque sorte (parce que oui le pad est omniprésent et se fait nettement ressentir).

Ottavi aka The Noiser propose ici encore des murs de bruit blanc, des larsens, des fréquences qui se frottent et agressent, tandis que KK Null envoie des gros beats déconstruits entre gabber et breakcore bien lourd. Que faire à une époque où harsh noise et musiques électroniques épuisent de nombreux auditeurs ? Un duo comme ça : une collaboration fertile entre deux musiciens qui mettent la puissance, l'intensité et la fureur du harsh noise au service d'une sorte de breakcore agressif, violent et jouissif. La collaboration entre KK Null et The Noiser est vraiment jouissive : des collages de samples qui vont du piano contemporain aux percussions traditionnelles asiatiques en passant par des rythmiques techno bien grasses, samples et voix passés au filtre d'un pad survolté qui démonte tout en un mur de bruit. Le duo propose une sorte de harsh pulsé qui par certains aspects (pour la puissance) fait penser à la collaboration de Merzbow et Alec Empire (ou Marc Hurtado et Vomir plus récemment), mais encore à certains improvisateurs adeptes du collage et des platines comme erikM ou dieb13.

Une musique furieuse et puissante, lourde et grasse, animée par des gros beats monstrueux, soutenue par du noise agressif, dense et intense, qui ne cesse de se renouveler et de bouger. C'est rapide, puissant, lourd, déchainé. Très bon.

Michael Thieke & Biliana Voutchkova - Already There

THIEKE & VOUTCHKOVA - already there (Flexion, 2013)
Membre du Splitter Orchestra et improvisateur très actif à Berlin, Michael Thieke est un clarinettiste typique de la scène d'improvisation libre berlinoise ou de l'echtzeitmusik. Sur already there, disque publié par l'excellent label de Jonas Köcher, on le retrouve aux côtés d'une violoniste que j'entends pour la première fois : Biliana Voutchkova.

Le duo violon/clarinette propose ici cinq pièces d'improvisation libre évidemment proche de l'esthétique berlinoise et du réductionnisme. Sur ces improvisations, de nombreuses techniques étendues sont utilisées, du souffle continu et des slaps à la clarinette, à l'archet utilisé à l'envers ou aux cordes frottées de manière aussi douce qu'instable au violon. De manière générale, l'atmosphère est calme et aérée, les musiciens jouent sur des formes floues ou très linéaires, usant souvent de micro-tonalités et de micro-progressions. Le duo est dans une optique très interactive, et ils essaient souvent d'être au plus proche l'un de l'autre, voire de se confondre.

Une suite plutôt réussie dans le genre qui plaira aux fans d'Axel Dörner j'imagine. De l'improvisation libre non-idiomatique qui joue sur le silence, sur la confusion des sources, sur les détails, les parasites, le microscopique. Thieke & Voutchkova se situent dans une branche très minutieuse et manièrée de l'improvisation, ils jouent de manière purement acoustique sur des recherches soniques microscopiques et détaillées, sur un kaléïdoscope de sons divers mais assez proches. C'est vraiment talentueux, le dialogue marche très bien, les instruments sont utilisés avec un art du détail impressionnant, mais ça manque de propositions vraiment neuves, ça ressemble déjà à tellement d'improvisateurs européens, je ne suis pas sûr que je le réécouterai...

Robert Piotrowicz - When snakeboy is dying [LP]

PIOTROWICZ - When snakeboy is dying (Musica Genera, 2013)
Robert Piotrowicz est un compositeur et artiste sonore très actif en Pologne, que ce soit au niveau musical ou promotionnel avec un label et un festival (nommés tous les deux Musica Genera) qu'il codirige. Il a déjà proposé de nombreuses installations sonores lors d'expositions, et en tant que musicien et compositeur, il écrit surtout des pièces pour synthétiseur modulaire analogique qu'il joue lui-même. Deux vinyles viennent d'être publiés sur son label, When snakeboy is dying, une composition électroacoustique mixte, et le magnifique Lincoln sea pour synthétiseur modulaire - que je chroniquerai dans le prochain revue & corrigée. 

La musique de Piotrowicz est vraiment unique et magnifique. Une musique électroacoustique qui ne ressemble pas à de la noise, ni à de l'improvisation, ni aux recherches de l'IRCAM, ni à quoique ce soit. Au contraire, elle ressemble plutôt à du Wagner. Piotrowicz a un grand sens du drame, de la tension, et des textures de masse. Les cinq pièces proposées sur When snakeboy is dying forment une suite cohérente de petits drames électroacoustiques. Des petits drames où l'équilibre entre les moments de tension, basés sur la microtonalité et les clusters au synthétiseur, et les résolutions basées sur de courtes mélodies simples et instrumentales (piano, vibraphone, guitare), est tout simplement parfait.

Mais l'équilibre, c'est aussi entre les instruments acoustiques et de synthèses qu'on le retrouve. Les compositions de Piotrowicz forment une architecture complexe et vivante où la tension et le drame sont produits de manière horizontale et linéaire grâce aux masses sonores du synthétiseur mais aussi de manière verticale dans la relation entre ce dernier et les instruments acoustiques. Les quelques notes éparses, aérées et minimales des piano, vibraphone et guitare forment le contrepoint parfait aux nappes microtonales massives. Le cluster s'oppose aux arpèges réduits, le drone aux mélodies, les progressions microtonales aux apparitions furtives tonales, etc. Les compositions de Piotrowicz sont denses, complexes, minutieuses, et très réfléchies. L'atmosphère est assez sombre, malgré les éclats de lumières instrumentaux, assez oppressante parfois, mais en même temps très poétique, douce, et sensible. 

C'est la première fois que j'entends les compositions de Piotrowicz, et je suis complètement convaincu. Un grand compositeur, qui utilise le synthétiseur modulaire de la même manière qu'un orchestre, qui sait gérer les tensions et possède un sens de la narration et du drame sublime. Vivement conseillé. 

Klaus Filip & Dafne Vicente-Sandoval - Remoto

KLAUS FILIP & DAFNE VICENTE-SANDOVAL - Remoto (Potlatch, 2013)
En suivant l'historique du label français Potlatch, on remarque que de moins en moins de musiciens publiés qui proviennent du jazz. L'esthétique se trouve rafraîchie du coup, mais aussi l'instrumentation. Qui aurait imaginé il y a encore quelques années qu'on pourrait voir un basson dans ce catalogue (bois qu'on trouve très rarement à l'extérieur des orchestres), aux côtés de sinusoïdes qui plus est ? Remoto, déjà, c'est cette prouesse instrumentale, cette collaboration inédite entre Klaus Filip aux ondes sinusoïdales et Dafne Vicente-Sandoval au basson.

Le duo propose deux longues pièces, de trente et vingt minutes, la première enregistrée en studio et la seconde dans une église. Les changements d'attitude se remarquent peu, mais la différence de nature entre les deux lieux démarque clairement les pièces. Le changement minime d'attitude (des silences plus marqués en extérieur, des apparitions plus brêves ou plus urgentes) montre tout de suite l'attention particulière portée aux conditions de production de la musique : que ce soit dans un studio insonorisé ou dans une église ouverte à l'environnement sonore extérieur, le jeu musical s'en trouve bien modifié. Ce n'est pas évident de décrire la différence entre les deux pièces, mais à l'écoute, elle se fait vraiment bien ressentir ; et ce n'est pas que ce que l'environnement apporte de plus qui les différencie, c'est aussi l'attitude du duo qui change selon le lieu d'enregistrement - qui joue de manière moins linéaire et d'apparence plus accidentelle sur la pièce enregistrée dans l'église par exemple.

La différence est mince, car ce que propose le duo est très minimal et épuré. De longues sinusoïdes, très longues, qui apparaissent et disparaissent sans que l'on ne s'en rende compte. Klaus Filip produit des sine tones très douces, très calmes, des ondes qui ne bougent pas, qui ne se superposent pas, pures et simples (au sens où il y en a très peu en même temps et qu'elles ne sont jamais modulées) et qui ne font jamais violence à l'environnement sonore : au contraire, elles s'y intégrent et en sortent avec une subtilité déconcertante, à tel point qu'on se demande souvent si elles sont présentes ou non. Quant à Dafne Vicente-Sandoval, si c'est très attirant de la voir créditée au basson sur la pochette, elle pourrait jouer de n'importe quel instrument à vent, je ne suis pas sûr qu'on pourrait faire la différence la plupart du temps. Son jeu est aussi impersonnel et neutre que les sinusoïdes de Klaus Filip : quelques souffles, quelques clés frottées, des registres aigus extrêmes. Ses interventions s'insèrent également avec beaucoup de finesse et de subtilité, on ne sait pas toujours si elle est présente, si on la confond avec Klaus Filip, ou si elle est absente.

Je ne sais pas si le duo a écrit ces pièces ou les a improvisé ; intuitivement j'ai plutôt l'impression que c'est improvisé car c'est difficile de percevoir une structure. La forme est excessivement floue car le contenu est très linéaire et minimal. Des apparitions fantomatiques, des notes tenues qui ressemblent plus à des ombres qu'autre chose. Klaus Filip & Dafne Vicente-Sandoval proposent une musique aussi neutre que discrète et subtile, un musique d'une douceur telle qu'elle ne fait pas violence à l'environnement, et peut s'intégrer à n'importe quelle situation. Une simplicité précise, extrêmement talentueuse et virtuose, réduite à la beauté la plus primaire : de la pure musique minimaliste en accord total et poétique avec l'environnement.

Miguel A. Garcia, Tomas Gris, Lee Noyes - Asto Ilunno

GARCIA/GRIS/NOYES - Asto Ilunno (Idealstate, 2013)
Publié sous forme de CD et de fichier en téléchargement, Asto Ilunno est une improvisation électroacoustique de trente minutes réalisée par Miguel A. Garcia à l'électronique, Tomas Gris aux objets et Lee Noyes au piano. Une improvisation assez typique de la génération post-eai en fait. Beaucoup de silence, de l'abstraction sonore pure, un volume assez faible, une absence de narration, etc. Le trio fabrique des sons qui répondent au silence plus qu'ils ne se répondent. Il y a peu d'interaction, mais le trio joue sur la confusion des instruments/outils/objets, sur la confusion entre les sons musicaux, les notes, les sons électroniques, et les bruits (acoustiques ou parasites), et on est quand même face à un son de groupe où chacun essaie d'être le plus proche des autres. 

Garcia, Gris et Noyes font des apparitions brêves, subtiles et discrètes, qui s'enchaînent quand même assez rapidement. Ils ponctuent l'espace et le silence de façon pas forcément musicale, de façon déshumanisée ou non-intentionnelle avec des notes courtes et des registres souvent aigus pour le piano, des larsens de tables granulaires, et des objets non-identifiables. A quelques moments seulement, les interventions se démarquent clairement, mais dans l'ensemble, c'est calme. Le trio joue sur une forme d'improvisation calme, abstraite et épurée. C'est doux et faible d'une certaine manière, même si les interventions et les textures peuvent être agressives et dures dans leur attaque et leur sonorité. Mais de manière générale, durant ces trente minutes, les trois musiciens jouent plus sur les caractéristiques épurées, aérées, et calmes de l'improvisation libre électroacoustique, tout en utilisant des matériaux assez durs. J'aime beaucoup ces ambiances froides et dures, qui se jouent avec assurance et calme, assez typiques des nouvelles improvisations libres qui mélangent objets acoustiques, parasites électroniques et instruments. Ca vaut le coup d'oreille je trouve, à vous de voir. 

Norbert Möslang & Beni Bischof - Hai Kein Wal (LP)

MÖSLANG & BISCHOF - Hai Kein Wal (Bots, 2013)
Deuxième publication de Möslang sur son propre label, Hai Kein Wal est un duo vraiment surprenant qui regroupe Norbert Möslang à l'électronique et Beni Bischof à la voix. L'ex-membre de Voice Crack quitte ici son dispositif d'objets électroniques détournés pour une boîte à rythme ou quelque chose d'assimilé. Car le duo est très loin de l'eai et de la noise glitch. Ici, c'est plus proche de la house et de l'electronica, de l'électro bien décalée et sombre, minimale et tordue. 

Des lignes de basse, des beats techno, une voix (chantée, vraiment!) passée à la réverbération et au vocoder. On pourrait croire que je parle de daft punk, et j'y pense parfois en écoutant ce disque. Sauf que Bischof, quand il chante, on dirait aussi qu'il pleure. Et que derrière les beats de Möslang, ce sont des larsens, de la distorsion, des nappes vraiment bizarres, etc. Un duo qui flirte avec la house, avec la techno, mais qui produit quelque chose de malsain : de la chanson technoïde glauque et dépressive. Comme un mauvais sample de radiohead, comme un remix psychotique de daft punk. 

Il n'y a que cinq chansons sur ce LP, ça doit durer vingt minutes au maximum, mais ça ne passe pas inaperçu et ça laisse des traces. La musique de Möslang & Bischof ressemble à de la techno, c'est divertissant, ça bouge, c'est rythmé ; mais les nappes et surtout cette voix caverneuse et dépressive ont vraiment quelque chose de froid, austère, malsain. De la techno d'aliénés dépressifs, une musique post-humaine et électronique aussi inventive et créative que divertissante, aussi chantante et dansante que froide et malsaine. Excellent. 

Frédéric Nogray - Vaccabons et Malfactours

FRÉDÉRIC NOGRAY - Vaccabons et Malfactours (Kaon, 2013)
Il y a quelques mois, j'avais déjà chroniqué un album de d'incise qui appartenait à cette série de mini-CDR basé uniquement sur des field-recordings de Cédric Peyronnet, réalisés autour d'une rivière limousine et de sa vallée. La série continue, au rythme d'une publication tous les deux mois, par un artiste sonore à chaque fois différent, et c'est de la proposition de Frédéric Nogray que je parlerai ici.

De ce dernier, je n'avais jamais entendu de travaux basés sur des field-recordings encore - je ne connais que son installation à base de bols en cristal de roche, et son duo électronique aux côtés de Stéphane Rives. Il n'est pas question d'abstraction sonore ici, ni de manipulations électroniques. Le son est simplement équalisé, et monté. Un son tellement pur et figuratif qu'on se demande si l'objectif n'est pas plus documentaire que musical. Nogray assemble certains enregistrements à la manière d'une chronique journalière de cette vallée limousine. Quelques coqs évoquent le lever du jour, un orage éclate, des grillons et certains oiseaux évoquent ensuite le coucher du soleil, la rareté des moteurs comme le côté rustique des barques et des rames peuvent aussi rappeler l'aspect déserté de cette région, tandis que les cris et les bruits animaliers évoquent au contraire la richesse de la faune locale. Et bien, sûr, c'est de l'eau, beaucoup d'eau qu'on entend.

Sur ce mini-CD Nogray propose une pièce ultraréaliste et précise qui joue principalement sur l'évocation et la figuration. De la musique très concrète (au sens premier, pas au sens esthétique) au caractère rural et naturel. Les sons sont très beaux, très précis, mais ils ne m'ont pas plus enchanté que ça. C'est propre, naturellement évocateur, très linéaire et narratif, une pièce plus proche du documentaire sonore (même le format de 20 minutes rappelle ces petits reportages télévisés) que de la musique concrète.

Sebastien Lexer & Grundik Kasyansky - The Fog

LEXER & KASYANSKY - the fog (Dromos, 2013)
Le label dromos continue ses publications uniques avec des "pochettes" toujours plus surprenantes. Ici, il s'agit d'une collection d'Ana Martins, où le disque est  enfournée dans un tissu recouvert de deux plaques de verre gravées. Un design qui change pour chaque tirage, et qui semble toujours très réussi. 

Quant à la musique enregistrée, il s'agit d'un duo composé de Sebastien Lexer au piano étendu (par un logiciel et un dispositf électroacoustique), et de Grundik Kasyansky à l'électronique et aux bandes. Les  deux musiciens proposent une courte pièce d'à peine une demi-heure. Une improvisation basée principalement sur la recherche d'une tension permanente, des écarts de dynamique, et des différentes textures possibles. L'atmosphère est souvent calme, voire silencieuse, même si par moments ça peut être plutôt fort et dense. De manière générale, Kasyansky recherche - qu'elles soient fortes ou faibles - des textures granuleuses et corrosives, des fréquences extrêmes, des fréquences proches des radios, ou encore des manipulations qui évoquent un phonographe dégueulasse. Et quant à Lexer, il joue principalement sur la texture métallique et granuleuse des cordes, sur les harmoniques et les résonances amplifiées, ainsi que sur l'aspect percussif des marteaux et des clusters. 

Il est très souvent difficile de distinguer qui ou quoi est à l'origine de chaque intervention. On se demande qui peut faire quoi, mais même s'il n'y aurait pas à tout hasard des invités fantômes supplémentaires (j'ai vraiment l'impression d'entendre des flûtes, un violon ou un saxophone par moments). Lexer & Kasyansky produisent durant cette improvisation des textures homogènes et brumeuses, des textures floues et granuleuses. Là où ça devient intéressant, c'est dans les grands écarts de dynamique, quand on passe d'un quasi silence à un cluster monumental. Des écarts qui donnent une tension permanente à cette improvisation. 

Une improvisation calme et abstraite où tout se joue sur la tension et les différentes dynamiques, au-delà de la pure recherche sonique. Lexer & Kasyansky délivrent ici une pièce dense, brumeuse et intime, qui n'est pas sans poésie malgré l'aspect parfois rude du son en tant que tel. Que ce soit sur le son, le silence, ou la construction, le duo propose ici un beau travail. 

Devin DiSanto - Tracing a boundary

DEVIN DISANTO - Tracing a boundary (task, 2013)
Première publication du label task records, tracing a boundary  est une composition du musicien américain Devin DiSanto, un compositeur dont j'entends parler ici pour la première fois. En regardant la pochette au début, j'ai simplement vu que sa composition était interprétée par six instrumentistes (Jess Turner, Jeff Smith, Devin DiSanto, Dan Lis, Dan Letourneau, et Max Wanderman), aux vents et aux cordes : avec une trompette, un trombone, une clarinette basse, deux guitares et un ukulele. Six musiciens que je ne connais pas non plus, une instrumentation qui à première vue ne fait pas rêver ; le seul repère étant Joe Panzner qui a masterisé le disque. Autant dire que je ne savais vraiment pas à quoi m'attendre, et que j'avais peur que ce soit bien chiant.

Pourtant, la surprise a été immédiate. En fait, il s'agit d'une pièce d'une trentaine de minutes, principalement composée de field-recordings. Devin DiSanto utilise des enregistrements très quotidiens et familiers, comme si DiSanto avait enregistré en douce quelqu'un qui cherchait quelque chose dans un atelier, sans trop savoir quoi faire. On entend un fond urbain avec le trafic des voitures, quelques klaxons, et au premier plan, des gens qui marchent, qui testent un cutter, des objets qui se frottent, qui s'entrechoquent. Bruits de cartons, de plastique, de papier, règles en métal, outils divers, quelques bruits de fer ou de tôle. On ne sait jamais trop ce qui se passe, mais tout apparaît comme très quotidien et banal, comme très familier.

Quant aux instruments, on ne les perçoit que très peu. Ils n'apparaissent que par interventions aussi brèves que discrètes : deux ou trois notes, ou seulement quelques souffles qui se noient dans les field-recordings. Rien ne perturbe le bon déroulement banal des enregistrements, hormis une voix précédée d'un bip électronique qui donne à quatre ou cinq reprises des indications temporelles d'une voix neutre et mécanique, typique d'une réclame. L'atmosphère de ce disque est bien sûr proche de Pisaro, et l'esthétique semble relever de l'influence de Cage. Et oui, je suis plutôt enthousiaste face à cet intérêt porté à mettre les instruments et l'environnement au même plan. Car ici, tout est mis sur le même pied d'égalité, on ne sait pas trop ce qui est enregistré, que ce soit des pas ou des interventions "musicales", tout est sur le même plan - hormis les indications de temps.

Pour découvrir Devin DiSanto, je trouve ce disque plutôt convaincant, l'approche des bruits non-musicaux et le rôle des musiciens me semblent très bien traités dans cette composition. Je trouve les idées et la structure peut-être encore un peu floues (je me demande encore que vient faire cette voix qui nous donne certaines données temporelles) mais dans l'ensemble, je suis bien curieux d'écouter d'autres propositions de DiSanto.

Graham Lambkin & Jason Lescalleet - Photographs

Suite et fin de la collaboration entre Graham Lambkin et Jason Lescalleet initiée en 2006 avec The Breadwinner puis Air Supply. Photographs est un double CD qui clôt la trilogie avec un savant effet de miroir. Miroir des deux précédents volumes auxquels font références les titres et la durée de chaque morceau de Photographs, mais aussi et surtout miroir des deux artistes qui utilisent une multitude de sources intimes et personnelles.

Sur les deux disques, Lambkin & Lescalleet utilisent des bandes et des field-recordings - comme d'habitude. Sauf qu'ici, les bandes et les enregistrements révèlent l'intimité des deux musiciens. Il s'agit d'enregistrements effectués sur les lieux de naissance, d'enfance, des lieux où vivent leur famille, des interviews de leurs amis, de leurs parents, etc. Lambkin & Lescalleet invitent les auditeurs dans un long périple autobiographique, un périple entre "musique concrète et audio-vérité" où on se retrouve à plusieurs reprises à se ballader à pied ou en voiture en compagnie des manipulateurs de son, que ce soit chez eux, chez leurs amis, à la plage ou dans une église.

Tout ce processus est très concret et très intime dit comme ça. Et pourtant, la proximité n'est pas là. Car Lambkin & Lescalleet continuent de travailler le son de manière très abstraite, de travailler sa physicalité pure, en-dehors de toute signifiance. Les bandes et les enregistrements sont assemblés de manière narrative certes, mais pas toujours très logiquement, notamment sur le deuxième disque, le plus abstrait et le plus éclaté. Le duo se plonge souvent dans le son lui-même, dans des opérations de filtrages et des superpositions de fréquences. Si la plupart des dialogues (nombreux sur le premier disque) sont laissés intacts, les field-recordings et les bandes sont régulièrement manipulés et distordus de manière abstraite.

Si, pris séparément, les deux disques ne se ressemblent pas tellement : le premier étant plus proche de l'esthétique de Lambkin et de l'audio-vérité, tandis que le second est plus proche de la manipulation abstraite des bandes de Lescalleet ; ensemble, ces deux disques procurent la sensation paradoxale et ambigüe d'une présence évanescente, d'une proximité qui s'éloigne constamment. Les sources sonores utilisées sont rarement aussi intimes et familières, quotidiennes et banales, mais en même temps, leur traitement a quelque chose de froid et austère, elles sont traitées avec une sorte de recul et d'objectivité très froide.

Et comme souvent avec Lambkin et Lescalleet, que ce soit à travers leur travaux en solo ou leur collaboration, on a un sentiment de perte totale. On ne sait jamais trop où on est, ni comment on y est arrivé, ni comment on va s'en sortir. Ce qu'on entend ne pouvait pas être autre chose, mais c'est difficile de savoir pourquoi c'est présent et par quel chemin on y est arrivé. D'habitude, c'était par des collages étranges reliés par une manipulation sonore sombre et mystérieuse que Lambkin et Lescalleet parvenait à procurer cette sensation de perte. Avec Photographs, ils se renouvellent et vont plus loin en traitant leur intimité avec froideur, en s'effacant (en tant que sujets) derrière leur présence et leur savoir-faire toujours renouvelé et inédit.

La trilogie se termine donc avec une composition beaucoup plus intime d'un côté, mais encore et toujours plus perturbante et déstabilisante surtout. Photographs est une sorte d'auto-fiction audio paradoxale : une suite de pièces où la présence des musiciens (en tant que sujets) égale l'absence des musiciens (en tant que narrateurs), quand ce n'est pas l'inverse. Un processus complexe de proximité et d'éloignement, où les musiciens se démultiplient en compositeur omniscient, sujet omniprésent qui s'efface constamment, narrateur impliqué, ingénieur du son éloigné, etc. Lambkin & Lescalleet offrent ici une de leurs oeuvres les plus radicales, les plus complexes, les plus abouties, et bien évidemment : la plus déstabilisante. Recommandé.

JASON KAHN

JASON KAHN - Things fall apart (Herbal International, 2013)
Dans la plupart des travaux de Jason Kahn, on trouve ce dernier crédité à de nombreux instruments/outils. Son travail minimaliste de recherches de textures en lien avec l'espace de diffusion empêche souvent de reconnaître les sources. Sur ce dernier solo intitulé Things fall apart, Jason Kahn renoue avec tous ses instruments, ceux qu'il avait un peu délaissé (la batterie, les objets acoustiques), ceux qu'il utilise régulièrement (radio, table de mixage, ordinateur et micro contacts) ou encore ceux qu'il n'avait que très rarement utilisé (comme la voix). Et cette fois, ils sont tous clairement reconnaissables puisque Jason Kahn propose quatorze courtes pistes, où seul un élément ou un dispositif très léger est utilisé.

Les quatorze pièces sont très variées et disparates : on trouve aussi bien des recherches très abstraites à base de fréquences radios, ou d'amplifications saturées d'objets, que des pièces pour batterie qui renouent avec la pulsation et le rythme, ou encore pour les pièces vocales (très surprenantes et belles) un retour au lyrisme et à la mélodie. Néanmoins, quelque soit le mode de jeu utilisé, Jason Kahn joue surtout sur la diffusion du son dans l'espace et prend énormément de soin à choisir chaque son. Une grande attention est portée à la réalité physique du son, de l'espace dans lequel il est projeté, et à l'interaction de ces éléments. Toutes les pièces sont donc quand même reliées par cet intérêt minutieux pour le lien qui existe entre le son et l'architecture, aux phénomènes et aux mouvements acoustiques en général. Et c'est ce qui fait certainement tout le charme de la musique de JK, cette attention précise et méticuleuse au son, pris dans ses dimensions physiques d'un côté, mais aussi poétiques pour ce que chaque son évoque et pour les émotions qu'il suscite. 

Chaque pièce, même si elle est courte, est très soignée et réfléchie. Elle n'est pas beaucoup développée, mais on sent le travail qui s'est accompli derrière. Et c'est l'autre intérêt de ce disque je pense. Pour quiconque s'intéresse de près ou de loin au travail de JK, c'est passionnant de percevoir comment ont été travaillées chacunes des propositions soniques qu'il a pu faire. Car en séparant chaque élément, on perçoit d'autant mieux comment il a pu les utiliser et les intégrer dans des structures plus complexes auparavant. Et en utilisant une matière plus réduite, on perçoit aussi d'autant mieux comment il travaille le rapport du son au lieu d'enregistrement. 

Quatorze pièces très variées et passionnantes pour les amateurs de JK. Une session d'enregistrement éclairante et intéressante, qui nous révèle certaines méthodes et certaines facettes insoupçonnées de son travail. Mais même sans s'intéresser aux travaux précédents de JK, ces quatorze miniatures sont en elles-mêmes suffisamment riches et denses, précises et attentionnées dans leur rapport à l'espace, pour valoir le coup d'oreille.

JASON KAHN & RICHARD FRANCIS - sans titre (Monochrome Vision, 2009)
Le duo Jason Kahn & Richard Francis a été publié il y a maintenant quatre ans. Il s'agit d'une suite de quatre pièces enregistrées entre septembre 2007 et juin 2008 à Oakland, Zürich et Grenoble, sur lesquelles on retrouve le premier aux percussions et au synthétiseur analogique et le second à l'ordinateur et à l'électronique.

Un disque sans titre, composé de pièces sans titres non plus. Peu de place est laissée ici à l'imaginaire et aux références. Kahn et Francis construisent leur musique de manière épurée et abstraite - en lien toujours avec l'acoustique des lieux où ils jouent. Il s'agit de quatre pièces assez statiques, qui évoluent par micro-variations, par instabilités, et de manière progressive. Les quatre pièces sont linéaires et se construisent par superposition de deux couches sonores : un couche de percussions non-pulsées instables et fébriles, une couche de textures abrasives. Ce n'est pas joué fort, il n'y a pas de rupture, mais on est loin du drone et de l'ambient. Ce qui guide les progressions semble être le son lui-même, Kahn et Francis modifient légèrement les textures en fonction de la réverbération et de la projection du son. Les deux musciens se laissent guider par le lieu et par les textures simples mais denses de parasites acoustiques et électroniques, comme par les nappes numériques plus stables.

Un duo plutôt statique de musique électroacoustique abstraite et minimaliste, où les différents types de sources se confondent et importent peu, où les musiciens agissent en vertu du son lui-même et de l'espace de diffusion. Une musique impersonnelle où les musiciens se débarassent de leurs intentions pour mieux laisser vivre la réalité acoustique elle-même, épurée et froide, mais riche et efficace.

JASON KAHN & MARK TRAYLE - Fronts (Khalija, 2013)
Autre duo encore différent des deux albums chroniqués ci-dessus, Fronts est une collaborationde Jason Kahn et Mark Trayle que j'entends je pense pour la première fois ici ; collaboration  publiée en cassette. Enregistrées en live à Zürich et Genève, ces deux pièces sont beaucoup moins épurées que le dernier solo de Kahn ou sa collaboration avec Richard Francis. On le retrouve ici au synthétiseur analogique, aux fréquences radio et à la table de mixage - dispositif assez courant chez Jason Kahn - tandis que Mark Trayle est à la guitare et à l'électronique.

Le duo propose donc deux pièces qui durent entre 15 et 20 minutes, deux pièces vives et mouvementées, qui ont l'air d'être en grande partie improvisées. Elles ne sont pas spécialement fortes, ni très énergiques, mais il se passe toujours quelque chose de nouveau, tout en maintenant une forme de cohérence assurée par les longues fréquences radio et par la minutie de Kahn de manière générale. La musique est souvent tendue, brute, abstraite et composée de sons très physiques tels que les larsens ou le frottement des micro-contacts de la guitare. Ce n'est pas exceptionnel mais pour qui s'intéresse au noise brut, dur, et abstrait sans jouer sur l'intensité et des volumes très forts, pour qui s'intéresse au noise sous une forme plus proche de l'improvisation et de la musique électroacoustique, ça peut être intéressant, mais ça reste je trouve assez inégal dans l'ensemble : on navigue souvent entre de très bonnes trouvailles et des éléments lassants. 

Wozzeck - Act 5 [DVD audio]

WOZZECK - Act 5 (Intonema, 2013)
Je me rappelle avoir chroniqué le troisième acte de Wozzeck, un groupe de jeunes musiciens russes composé ici d'Ilia Belorukov (ordinateur, synthétiseur et clavier, voix, pédales), Mikhail Ershov (guitare basse & pédales d'effets) et Alexey Zabelin (percussions et percussions électroniques). Le précédent opus paru sur le même label m'avait trop rappelé les projets hystériques de Zorn et Mike Patton, mais aujourd'hui, Wozzeck semble avoir trouvé une voix plus personnelle et beaucoup plus réjouissante.

Ce cinquième acte est un projet monumental composé de cinq pièces de quarante minutes chacune. Le saxophoniste et compositeur de ces pièces, Ilia Belorukov, nous dit dans les notes qu'il s'intéresse depuis quelques temps aux nouveaux compositeurs et improvisateurs tels que Radu Malfatti et Lucio Capece. Je le précise car si chacune des pièces est proche d'idiomes populaires (techno, post-rock, hardcore, grindcore), elles s'intéressent tout de même toutes à la dilatation du temps, aux micro-variations et à la répétition - paramètres récurrents des musiques réductionnistes et minimalistes contemporaines. Une seule idée - souvent rythmique - préside chacune des pièces, et est exploitée durant les quarante minutes de chacune. Ainsi la première partie est une sorte de morceau techno-trance minimal, la seconde, un long morceau de hardcore monotone, la troisième une succession obsédante de silences et de pièces à tendance grind d'envron trente secondes à la Zorn, la quatrième un long morceau très lent genre post-jazz à la Bohren & Der Club Of Gore, et la dernière propose une succesion de plages ambient et de plages disco-funk décalées à la Mr. Bungle.

Un projet très convaincant qui m'a vraiment réjoui pour deux raisons. Déjà, ça fait un bien fou de voir des musiciens qui se réclament de l'avant-garde et des musiques expérimentales renouer avec des genres plus courants, populaires et accessibles - maintenant on sait comment tenter d'initier un fan de Converge ou de Marc Hurtado à Wandelweiser ou Sachiko M. De fait, les parties techno, hardcore et post-jazz sont vraiment mortelles avec leurs idées obsédantes et monotones, avec leurs micro-variations et leur temps complètement dilaté - comme si Morton Feldman s'était initié au grindcore... Et c'est la deuxième raison qui m'a autant plu. Wozzeck explore des terrains similaires à beaucoup de musiciens expérimentaux (répétitions, intérêt pour la dilatation du temps, et variations à peine perceptibles), il les explore avec autant de pertinence et de richesse que beaucoup d'autres, mais en proposant une musique quand même beaucoup plus accessible. Voici le genre de disque qui peut plaire à de nombreuses personnes qui ne sont pas liées aux recherches post-minimalisme, aux nouvelles formes de musique improvisée et électroacoustique, tout en se posant les mêmes questions que ces dernières.

A de nombreuses reprises, Cage, dont de plus en plus de personnes se disent affiliées, a affirmé vouloir intégrer le bruit à la musique, qu'il n'y avait pas de séparation entre les deux. Il faut tout de même savoir qu'il n'était pas du tout à l'aise avec l'harmonie aussi. Et c'est aussi pour cette raison qu'il la à plusieurs reprises abandonné. Ce qui ne veut pas dire qu'il la rejetait, et en ce sens Wozzeck est aussi un projet digne de Cage. Car avec les propositions de Belorukov, Wozzeck parvient à assimiler le temps quotidien au temps musical, ce qui était aussi un des buts de Cage. Et je ne crois pas que les références musicales de ce nouveau projet soient inconciliables avec la volonté du compositeur américain, je crois même que ce projet accompli certaines de ses volontés avec beaucoup de pertinence.

Lucio Capece - Less is Less

LUCIO CAPECE - Less is Less (Intonema, 2013)
Lucio Capece est un musicien qu'on connaît surtout pour ses débuts en tant que saxophoniste et clarinettiste au sein de l'improvisation réductionniste, mais qui s'approche de plus en plus de l'art et de l'installation sonores. Et si ses improvisations étaient déjà réduites à un nombre assez faible de paramètres, il tend encore plus aujourd'hui vers l'épuration la plus radicale. Les deux pièces présentées sur Less is Less - Music for flying and pendulating speakers en sont une preuve encore plus flagrante que son chef d'oeuvre publié en mai 2012 : Zero plus zero.

Ce qui est surprenant avec Capece, c'est cette oscillation permanente entre l'épuration la plus stricte des moyens, et la richesse du résultat. Sur la première pièce par exemple, Capece n'utilise en fait que des haut-parleurs, avec quelques sinusoïdes éparses et quelques interventions au saxophone. Il s'agit en fait d'une performance qui s'est déroulée dans la cathédrale de Berne, Capece était venu enregistré des sons de l'édifice la veille, à travers des tubes de cartons. Durant la performance, ces enregistrements étaient diffusés dans des haut-parleurs suspendus dans des ballons d'hélium. Les éléments sont donc plutôt simples, mais pour notre plus grand bonheur, le résultat est étonnamment riche. En fait, toute la pièce se joue sur la confusion entre les sons enregistrés et les sons contemporains de la performance. Les tubes de cartons sont restés, des micro-contacts continuent même de diffuser leurs résonances, résonances qui se mélangent à celles enregistrées et sélectionnées la veille. Le temps se dilate ainsi car la mémoire sonore de l'édifice pénètre la performance en cours ; et l'ambiguïté est d'autant plus forte pour les auditeurs du disque qui ne peuvent pas réellement distinguer/ressentir la différence, puisque l'enregistrement lui-même produit un nouveau niveau.

Et peut-être pour échapper aux aspects parfois froids et mécaniques de l'art sonore, à moins que ce ne soit juste pour rajouter un niveau supplémentaire (plus spontané et humain), Capece introduit à différents moments des sinusoïdes, pour accentuer des fréquences déjà présentes, ou seulement pour dialoguer avec l'instant - car il vient tout de même de l'improvisation. De plus, Lucio Capece se promène parfois parmi l'assistance, armé de son saxophone, et joue de longues notes tenues pas très différentes des sinusoïdes. Seulement, sa liberté de déplacement lui permet d'encore mieux éprouver l'effet Doppler des sons projetés durant cette performance. Car plus que de jouer avec le temps et la mémoire, c'est l'interaction avec l'espace, et la diffusion du son en passant par des dispositifs spécifiques qui intéressent Lucio Capece.

C'est ce qui ressort encore plus nettement de la deuxième pièce présentée, pour haut-parleurs en balancement. Trois haut-parleurs se balancent en jouant des sinusoïdes et un larsen, dans le studio de Capece cette fois. Quelques notes au synthétiseur analogique sont également rajoutées par moments. Un dispositif et un matériau très réduits qui mettent en avant l'influence du mouvement et de l'espace sur le son. Le balancement des haut-parleurs produit en effet des vagues de son similaires mais qui semblent jamais tout à fait identiques. Moins dense et moins riche, cette pièce plus radicale reste quand même belle et envoûtante de par son balancement monotone et la richesse harmonique des fréquences utilisées et des spectres qui en résultent.

Deux installations sonores différentes qui s'intéressent autant à la spatialisation du son, aux effets du mouvement sur le son, aux différents niveaux de temporalité, et de manière plus terre à terre, à la simple beauté d'un son pur et restreint. Très beau travail, à une réserve près concernant la première pièce. Elle est passionnante, très belle, mais comme dans le cas du duo de Jean-Luc Guionnet et Thomas Tilly, il semblerait que ce soit vraiment une pièce à éprouver en live, et j'ai l'impression qu'elle perd beaucoup au change durant une écoute chez soi, qu'on perd une grande partie de la performance à ne pas pouvoir éprouver en direct l'acoustique du lieu... Mais tout de même, un disque à écouter.

Chris Abrahams, Burkhard Beins, Andrea Ermke - Tree

TREE - sans titre (Musica Moderna, 2013)
Quand on connaît un peu la scène réductionniste berlinoise, on sait à peu près à quoi s'attendre avec cet enregistrement du trio Tree, qui regroupe le pianiste de The Necks Chris Abrahams (aux synthétiseurs numérique et analogique, ainsi qu'à l'orgue), Burkhard Beins (percussions, cithare, objets, synthé analogique et live-electronics) et Andrea Ermke (samples et field-recordings). Des membres éminents de l'echtzeitmusik proposent donc deux longues improvisations qui ne sont pas forcément exemptes de clichés, mais qui sont étonnamment bien menées.

Qui ne sont pas exemptes de clichés, car on n'échappe pas aux longues notes pures et statiques de plusieurs minutes, ni aux cymbales frottées, et encore moins à l'ambiance très aérienne et aux structures flottantes. Tree joue sur des images éprouvées du réductionnisme, mais avec talent, précision et poésie. Si le trio ne lésine pas sur les longues nappes épurées, sur les silences implicites mais jamais réels, sur la confusion des instruments, autant de choix esthétiques qu'on a pu déjà entendre à foison, ce trio joue néanmoins cette musique avec une sensibilité et une précision étonnantes.

Les instruments et outils utilisés sont très diversifiés ici, avec des sources aussi bien numériques (DX7, samples), qu'analogiques (synthétiseurs), acoustiques (percussions, objets) et concrètes (filed-recordings). Mais chaque outil est utilisé pour ne faire qu'un son, le trio n'explore qu'un paramètre à la fois de chaque instrument. Les sources se reconnaissent un peu, et se mélangent souvent, on ne sait pas trop qui fait quoi mais on sent bien la présence de trois niveaux sonores différents. C'est cette ambiguïté entre les sources que je trouve très poétique. On croit reconnaître tel ou tel musicien, mais très vite on en doute. Il y a un son de groupe plutôt unifié, mais avec trois voix tout de même distinctes. On reconnaît les explorations minimalistes et bruitistes des percussions de Beins, les atmosphères marquées d'Andrea Ermke, les tons épurés d'Abrahams, mais ils s'entremêlent avec beaucoup de finesse et de précision. Et c'est cet entremêlement ambigu que je trouve très poétique et sensible, qui parvient à maintenir dans un état de doute et d'attention permanents.

Deux longues improvisations subtiles, légères et linéaires. Les sons et l'interaction sont d'une finesse très élégante et poétique, et la précision de chaque jeu et de chaque intervention est irréprochable. De l'improvisation réductionniste en grande forme, où les différentes sources sont employées de manière très minimale et épurée, où l'interaction est véritablement belle, et où le geste instrumental est parfaitement maîtrisé. Beau travail.