Martine Altenburger, Frédéric Blondy, Bertrand Gauguet - Vers l'île paresseuse (Creative Sources, 2011)

Vers l'île paresseuse réunit trois musiciens aux origines et aux instruments variés: Martine Altenburger au violoncelle, Frédéric Blondy au piano et Bertrand Gauguet aux saxophones alto et soprano. Pour ces cinq improvisations publiées par Creative Sources, le trio s'efforce de déployer des interactions subtiles et délicates, de créer des espaces sonores variés, collectifs et poétiques.

Tout commence par une imbrication de strates qui s'intensifient plusieurs fois avant de brutalement s'interrompre. La tension monte à chaque fois, mais n'atteint véritablement son paroxysme que dans l'éclatement et la dispersion. L'énergie maximale est en effet atteinte lorsque les interventions se font très courtes, pointillistes même, et plutôt agressives. A partir de cette pièce, "La montagne ne porte pas les nuages", le ton est donné pour le reste de l'album: de longues nappes sombres et languissantes, de très courtes cellules à partir de techniques étendues parfois agressives, des sons stridents ou obscurs, harmoniques, percussifs, ou bruitistes, tout ceci se mélange, se succède, s'imbrique ou s'oppose selon de multiples configurations. Passé l'effet de surprise de la sonorité générale et particulière de cet orchestre de chambre, on trouve vite nos repères et il ne reste plus qu'à se laisser emporter à travers des paysages variés en compagnie de nos trois musiciens aussi inspirés qu'attentionnés. car l'écoute semble extrêmement intense, si intense qu'à chaque paysage composé, un seul désir smeble être à son origine.

Cinq esquisses naturalistes qui peignent à chaque fois un paysage nouveau et précis: qu'il soit sombre et serré; clair, ouvert et espacé; contrasté ou homogène; la convergence des intentions appuie la clarté et la précision de chaque couleur ou caractère désiré. La grande diversité des configurations et des structures permet une multiplicité des modes de jeu et de composition: bourdon, écriture cyclique ou cellulaire, jeu rythmique, textural ou timbral, etc. cette multiplicité déploie à son tour des couleurs et des reliefs variés, précis et originaux. Le voyage Vers l'île paresseuse, paradoxalement onirique (par sa nouveauté) et naturaliste (par sa précision et sa clarté), nous entraîne sur des territoires beaux, délicats et poétiques, parfois sombres ou languissants, mais en tout cas toujours intenses, riches, profonds et neufs.

Tracklist: 01-La montagne ne porte pas les nuages / 02-Dans les plis du vent / 03-Vers l'île paresseuse / 04-Hypnotisé sur une arête / 05-Enclave nocturne et transitoire

Erik Carlsson - The bird and the giant (Creative Sources, 2011)



The bird and the giant est le deuxième album solo du percussionniste suédois Erik Carlsson, proche collaborateur de Martin Küchen notamment. Ces cinq pièces (plus une, non indiquée sur la liste des titres) publiées sur le label portugais Creative Sources explorent chacune six univers différents, six paysages riches et variés, aux confins d'un pays inconnu sur le territoire des percussions et de la batterie.

De nombreuses dynamiques sont travaillées et déployées lors de chacune des pièces réunies ici: Carlsson peut aussi bien s'évertuer à explorer les harmoniques des cymbales, que l'aspect percussif à proprement parler de sa batterie en étouffant tous les sons qui suivent l'attaque, ou encore en travaillant le son du frottement des peaux en tant que telles, etc. Parfois, l'ambiance est proche du théâtre balinais et Erik Carlsson peut se métamorphoser en une sorte de gamelan nordique expérimental, mais ce disque peut tout aussi bien se déplacer à l'intérieur d'un univers post-industriel fait de rythmes lents et métalliques, ou encore, à l'intérieur d'un paysage apocalyptique fait de longues nappes sombres et profondes, qui ne cessent d'offrir de nouvelles sonorités, parfois harmoniques, parfois bruitistes.
On l'aura compris, toutes ces pièces, complètement indépendantes les unes des autres, explorent toutes un territoire propre à chacun d'elles; Erik Carlsson déploie à chaque fois une nouvelle idée qui nous amène dans une contrée toujours différente. Un voyage original et virtuose à travers des paysages souvent inconnus et toujours envoutants. Dans chaque scène, le percussionniste explore une nouvelle technique (instrumentale ou technologique), ou une petite palette de techniques, qui dévoile à tous les coups un univers sonore d'une profondeur et d'une richesse ahurissante. Une suite de méditations sur différents timbres et un déploiement organique d'énergies variées qui se révèlent toutes être d'une profonde richesse, parfois proches d'une certaine forme de mysticisme.

De plus, malgré la fécondité et la richesse des techniques utilisées et des sonorités découvertes, cette exploration timbrale ne se déplace jamais sur un terrain hostile et froid, Carlsson a su composer ici des pièces très accessibles, qui ne tombent pas dans l'abstraction, tout en explorant le timbre de manière tout de même  radicale. Une diversité incroyable de paysages et d'univers sonores qui réussissent toujours à envouter l'auditeur, diversité que l'on doit en partie aux techniques d'enregistrements certes, mais surtout au talent et à la virtuosité instrumentale de ce percussionniste aussi inspiré qu'aventureux. Fortement recommandé!

Tracklist: 01-Could be emotional / 02-Heavy rest / 03-Hope, perhaps feelings / 04-The dead spirit / 05-Something else somewhere

Rhodri Davies, Stéphane Rives, Ernesto Rodrigues, Guilherme Rodrigues, Carlos Santos - Twrf Neus Ciglau (Creative Sources, 2009)


Beaucoup de cordes (Rhodri Davies à la harpe, Rodrigues père et fils à l'alto et au violoncelle), un peu d'électronique (Rhodri Davies toujours, accompagné de Carlos Santos) et un peu de saxophone (l'extraordinaire Stéphane Rives au soprano) pour cet album au titre énigmatique publié sur le label portugais Creative Sources il y a deux ans. Sur cette unique piste de 35 minutes, un quintet radical compose et agence des textures, mélange des timbres et explore des territoires sonores vastes et nouveaux. Une musique texturale avant tout, qui se concentre sur le son dans sa dimension collective et interactive, Twrf Neus Ciglau est une pièce aux allures fantomatiques et inquiétantes qui a su abolir tous les repères musicaux tout en proposant une nouvelle approche fraiche et radicale. Une approche envoutante où des nappes se superposent et composent un son vivant, qui se meut lentement mais surement à travers son apparence monolithique. Je n'ai pas présenté les musiciens qui sont tous relativement connus pour leur virtuosité et leur talent dans la composition de textures; ainsi, sur Twrf Neus Ciglau, chacun pose un son qui fait doucement réagir le reste du quintet, et la pièce ne cesse d'évoluer vers de nouveaux espaces composés d'harmoniques, de drones, de bourdons, de nappes, de souffles, de bruits et d'attaques surgissant aussi brusquement qu'elles disparaissent. Bien évidemment, il y a de nombreuses techniques étendues, la musique est réduite à son aspect purement timbrale, mais elle n'est pas non plus figée dans un son collectif immuable et imposant. La musique de ce quintet évolue et bouge énormément tout en sachant prendre le temps nécessaire au déploiement de chaque texture abordée.

Les strates se superposent et les textures s'enchainent à travers des transitions infimes et imperceptibles, quand elles ne s'enchainent pas à travers le silence. Silence peu présent en apparence mais qui semble accaparer chaque musicien qui sait s'arrêter dès qu'il le faut, car les textures ne sont jamais surchargées et sont toujours claires malgré le nombre assez important d'instrumentistes. Twrf Neus Ciglau propose des structures axées sur la texture et le timbre, sur un son collectif avant tout mais qui ne noie pas pour autant les individualités dans des masses monolithiques. J'emploie plus volontiers le terme de nappes que de masses d'ailleurs car la composition des timbres est toujours limpide et une place conséquente est accordée au silence. Une œuvre riche qui navigue à travers des espaces sonores profonds et envoutants, comme à travers un long fleuve vert, une pièce qui sait en résumé voyager à travers des espaces expérimentaux et radicaux certes, mais toujours musicaux, car le timbre est réellement considéré comme une caractéristique musicale et artistique, et non comme un espace de refus catégorique de la musicalité. Un voyage extrême et passionnant, recommandé!

Vic Rawlings & Howard Stelzer - By My Side; I Am Your's (Songs From under The Floorboards, 2010)

Howard Stelzer est largement connu pour son label Intransitive Recordings, mais il est également un musicien improvisateur qui se sert principalement d'outils électroniques et électroacoustiques, en solo ou aux côtés de Nmperign, Giuseppe Ielasi, Jazzkammer, ou encore, comme ici, avec Vic Rawlings. Ce dernier, également spécialisé dans l'improvisation à l'aide de dispositifs électroacoustiques mais également violoncelliste, je le connais surtout pour sa participation au formidable trio Mawja avec Mike Bullock et Mazen Kerbaj.

Pour By My Side; I Am Your's, Stelzer et Rawlings nous livre six improvisations radicalement bizarres et contrastées. Violoncelle préparée, micro-contact, cables jacks, larsen, et low-fi sont au rendez-vous; des sons étranges et la plupart du temps difficilement identifiables émergent du silence, se fondent et s'imbriquent, se succèdent et s'opposent. L'intensité varie incessamment, les énergies se contrastent, le timbre peut être aussi riche que réduit à l'extrême, et le silence tient une place aussi prépondérante que le bruit. Difficile d'écrire sur ce genre de musique, il n'y a pas de logique de construction, le dialogue paraît in situ, et les idées ne se dévoilent pas facilement. Des bruits émergent et disparaissent, à l'auditeur d'être attentif et réceptif, et l'écoute demande souvent beaucoup de concentration tant les repères musicaux et structurels brillent par leur absence. Les contrastes ne sont pas que musicaux du coup, l'écoute peut tout aussi bien l'être, car ces pièces m'ont paru complètement inégales: on peut être émerveillé 5 minutes pour plonger dans l'ennui et l'incompréhension quelques secondes plus tard, puis un son étonne et une idée envoute durant quelques temps et ainsi de suite. Des contrastes radicaux, affirmés et assumés, qui entrainent une écoute et une attention fluctuante et contrastée, où la surprise peut facilement laisser place à la fatigue, et inversement.

Bien sûr, la radicalité et l’extrémisme des parutions d'Intransitive Recordings et de Songs From Under The Floorboards suscitent souvent le respect et l'admiration, mais l'absence de compromis et le refus systématique, peuvent tout aussi bien susciter l'ennui et l'inattention. Six pièces vraiment bizarres qui explorent des territoires neufs, sans aucun doute, mais qui n'ont pas toutes ce petit quelque chose d'envoutant et de prenant qui fait toute la différence dans ce genre d'approche. Froides et austères, ces improvisations laissent quand même souvent de marbre, même si des idées et des sons brillants surgissent parfois, toujours de manière inégale et contrastée par contre.

Tracklist: 01-... / 02-The Free / 03-Meeting At Cover / 04-Breaking Cover / 05-In Full Cry (I'm Your's) / 06-The Death

Mike Bullock - Mild Disappearances (Songs From Under The Floorboards, 2011)


Bassiste, vidéaste, compositeur et artiste sonore, Mike Bullock n'a pas peur des barrières et des frontières institutionnelles, il peut toucher à tout, et avec talent, comme on a pu l'entendre aux côtés de Vic Rawlings, Mazen Kerbaj, ou encore Axel Dörner, que ce soit à la basse ou à l'électronique. Car ce qui semble l'intéresser de prime abord, quelque soit son moyen d'expression, c'est la matière (sonore ou spatiale) en tant que texture, et les différentes possibilités d'agencer les couches qui la composent. Pour Mild Disappearances, il compose deux pièces de musique pour ordinateur, aux aspects minimalistes et linéaires, mais loin de toute forme d'abstraction.

L'avantage qui résulte de la pluridisciplinarité, c'est la vision élargie et plus générale qu'adopte les artistes en multipliant les angles d'approche. En tant que musicien, Mike Bullock est très attentif au timbre, en tant que compositeur, il reste sensible aux structures et à l'équilibre, en tant que performer et artiste il sait insérer chaque œuvre dans un processus global qui inclue le public, l'espace, le lieu de création et celui de réception. Ainsi, la première pièce, la First Disppearance, débute par des sons étranges, numériques ou préenregistrés, qui se juxtaposent de manière apparemment irrationnelles. Sauf qu'au bout d'un moment, la structure s’éclaircit, une ligne apparaît, et à travers cette ligne répétée durant toute la piste, qui a peiné à émerger, la musique se fait théâtre, tout du moins elle se fait narrative de par son caractère linéaire. Le surgissement de la structure permet dès lors à l'auditeur de prendre ses repères et de se laisser entraîner dans cet étrange voyage numérique. Une répétition envoutante et des sonorités indépendantes, qui ont surtout une fonction narrative, forment cette musique apparemment minimaliste et abstraite, mais qui se révèlent en fait être très riche et chargée de changements et d'énergies, à l'intérieur d'une même dynamique relativement linéaire qui finit par s'intensifier jusqu'à son éclatement dans les trois courtes pistes qui l'achèvent.


Second Disappearance est assez différente et il est plutôt difficile de les comparer car il y a une ambiance plutôt similaire. La structure et la forme sont plus éclatées, plus opaques, mais on ressent néanmoins la répétition de certains éléments qui tendent à former une trame. En même temps, la spatialisation du son est plutôt proche, car les fréquences utilisées ne sont pas très éloignées de celles présentes sur la première pièce, et la gestion de l’espace sonore (hormis une présence plus marquée du silence peut-être) paraît également similaire. Et même si l’aspect narratif est moins marquant, il est sous-jacent dans la mesure où, si les idées se succèdent, elles sont néanmoins pleinement développées et déployées, comme une suite de scènes physico-acoustiques qui constituent finalement un véritable acte musical. De plus, des éléments connus comme des spectres d’instruments à vents et la contrebasse font leur apparition, une apparition éphémère peut-être, mais intense et troublante de par sa charge émotionnelle. Peut-être mois narrative car moins linéaire, la puissance de cette pièce réside surtout dans sa force émotionnelle et ses potentialités à susciter des images et des sentiments forts chez l’auditeur. Plus dispersée, mais plus riche, l’histoire fabriquée par ce second acte est pleine de dynamiques différentes et d’énergies variées, une histoire riche en timbres, en rebondissements, en idées, en couleurs, et en émotions.

Tracklist: 01-04: First Disappearance / 05: Second Disppearance

MIMEO - Wigry (Monotype/Bôlt, 2011)


Phil Durrant: synthétiseur digital, sampler
Christian Fennesz: ordinateur
Cor Fuhler: piano
Thomas Lehn: synthétiseur analogique
Kaffe Matthews: ordinateur
Gert-Jan Prins: électronique
Peter Rehberg: ordinateur
Keith Rowe: guitare préparée
Marcus Schmickler: ordinateur
Rafael Toral: ordinateur


Imaginez le truc, dix monstres de l’improvisation qui naviguent entre EAI, avant-garde et free jazz se sont réunis dans une sombre église un soir pour un long concert radical et intense, armés d’ordinateurs, de synthétiseurs, de piano et de guitare. Ce seront les labels polonais Monotype et Bôlt qui auront le courage de publier cette incroyable performance sur un double vinyle. 

Sur ces quatre faces, les ambiances varient, entre improvisation saturnienne, larsens, noise, réductionnisme et EAI. Mais toujours, il y a cet aspect cosmique, extraterrestre, les structures composées par cet ensemble MIMEO nous entrainent dans des contrées lointaines et inouïes où les mouvements vitaux paraissent incompréhensibles du fait de leur radicale différence. Une vie résolument autre, mais toujours mouvante, jamais figée, malgré le déploiement et la superposition de longues nappes et de grandes strates. Music In Movement Electronic Orchestra, jamais un orchestre n’aura aussi bien porté son nom je crois (hormis ceux de Sun Ra et d’Alan Silva peut-être) : pour Wigry, cet ensemble s’immerge dans un espace sonore extrêmement massif certes, mais où chaque couche peut jouir de sa propre évolution indépendamment des autres, tout en restant constamment à l’écoute des interactions. Une attention extrême et radicale pour créer une succession d’espaces sonores différents, mobiles et mouvants, Wigry est un voyage à travers de nombreuses configurations spatiales, où la spatialisation du son ne cesse de changer de forme et de structure. Et c’est cette succession de configurations spatiales toujours différentes qui peut donner cette impression/sensation de voyage cosmique, de traversée galactique à travers différentes planètes et univers qui possèdent leurs propres esthétiques, leurs propres règles/normes, ainsi que leurs propres sensibilités.

Sur plus d’une heure de concert, nous avons droit à des espaces sonores et mentaux apparemment sans rapports rationnels, mais qui s’enchainent et se succèdent néanmoins avec un naturel déconcertant. Car la musique colle réellement à la personnalité du groupe qui la compose et ne fait que traduire le vécu collectif de cette performance réflexive. MIMEO traduit des sentiments ressentis lors de l’interprétation et de l’improvisation en musique, malgré l’aspect paradoxal que ces sentiments naissent eux-mêmes de la musique. La circularité est parfaite et chacun se voit obligé de s’immerger dans un espace éternel, dans un temps cyclique infini, où musiques et sentiments s’enchainent, se succèdent, s’imbriquent, se déploient, et se font mutuellement surgir l’un l’autre. Malheureusement, le temps social est là, et il se matérialise par la fin de la performance, le retour à cette réalité sociale où l’humanité n’est pas encore possible. Seulement, MIMEO a ouvert une brèche, une faille a surgie à travers la dialectique communautaire de notre orchestre : un temps et un espace calqués sur la véritable conscience est possible, dimensions qui permettent un épanouissement total de l’humanité. Car si l’espace et le temps ne sont plus sociaux, mais humains et vécus tels quels par la conscience, il y a une réappropriation possible immédiate des rapports entre les hommes, donc la création d’une nouvelle humanité. (Je vais peut-être m’arrêter là pour ces délires philosophico-utopistes...).

Un ensemble de textures radicales donc, crées par un ensemble de musiciens extrêmement concentrés et attentionnés, qui savent quand jouer et quoi, qui savent quand s’arrêter, quand écouter, et quand se concentrer uniquement sur son jeu sans se soucier des autres. Une performance pas aussi sombre et froide que ne laisse apparaître la couverture du vinyle, qui a plutôt tendance à explorer des territoires chauds et vivants contrairement aux « couleurs » et au caractère trop géométrique et rationnel de cette église. MIMEO évolue plutôt dans des contrées au-delà des lignes et des angles, au-delà de la géométrie et de la raison, pour être au plus près du vécu émotionnel et spontané des musiciens, une recherche qui tend plus vers le kaïros que vers l’universel. J’ai envie de dire que Wigry est fantastique (l’influence de la pochette certainement...), mais en étant pointilleux, je me rends bien compte qu’il n’y a pas vraiment de cadre rationnel auquel on pourrait se rattacher, n’ayons pas peur des mots et soyons juste donc, Wigry est tout simplement merveilleux. Merveilleux dans tous les sens du terme : un album radicalement surnaturel, excessivement beau, où chaque mouvement est inattendu et inouï, un album magique dans son aspect cosmique. C’est regrettable, il n’y a qu’une édition vinyle (mauvaise influence des mélomanes fétichistes?), et pourtant, c’est vraiment un album à écouter absolument, qui vaudrait presque l’achat d’une platine...

No Hermanos Carrasco - Mímesis/ Intemperie (L'Innomable, 2011)


Edén Carrasco: saxophone, tuyaux, cloches, idée, production

Nicolás Carrasco: violon, objets, production, mixage

Méconnus, Edén et Nicolás Carrasco sont deux jeunes musiciens résidant à Santiago de Chile. Principalement axés sur l’improvisation libre ou électroacoustique, ils ont collaboré quelque fois avec Tatsuya Nakatani, Günter Müller ou encore Christof Kurzmann, ainsi qu’avec de nombreux musiciens locaux moins renommés. Pour ce disque publié par L’Innomable, les deux chiliens explorent un territoire composé de field-recordings imposants et d’improvisations acoustiques instrumentales ou bruitistes.

Le fond de la première pièce a quelque chose de festif et d’inquiétant, de machinal et de vivant, car il s’agit d’enregistrements tirés d’une fête foraine, avec ses cris, ses musiques (beats de rap, techno) et son ambiance particulière de terreurs enfantines. A cette ambiance étrange se surajoute alors des objets étranges, des bouts de métal s’entrechoquent, une tige frappe du fer telle un marteau-piqueur. L’espace sonore est déjà surchargé, envahissant, et les No Hermanos Carrasco tentent d’aérer ce terrain par la médiation d’interventions instrumentales : techniques étendues au saxophone et au violon qui créent de courtes nappes étranges se répondant les unes après les autres, de brèves interventions simultanées comme permises lorsque la fête se fait moins présente, des objets industriels, des souffles dans des tuyaux, etc. Mais ne vous y laissez pas méprendre, il ne s’agit pas d’une composition de plus par superpositions de strates, il y a quelque chose de monolithique, voire de mégalithique, dans la masse sonore de ce disque, les No Hermanos Carracos se fondent complètement dans les field-recordings et leurs interventions musicales se noient dans la festivité chaleureuse de ces enregistrements. De bout en bout, les instruments ne se démarquent pas des bandes sonores et s’ancrent dans cette reproduction, ce qui donne une musique massive, intense, entre musique concrète et improvisation libre de caractère froid et austère. Une masse de 30 minutes environ, qui s’arrête malheureusement aussi brutalement qu’elle démarre, ce qui peut donner comme un sentiment de frustration et d’inachèvement.

Quant à la seconde pièce, qui succède à un silence numérique de 2 minutes, elle se joue sur des enregistrements plus hétéroclites d’une part (canards, pigeons, sirènes, musiques et bruits urbains), mais surtout plus aérés et espacés. Il y a dès lors beaucoup plus de place pour mieux apprécier le talent instrumental de ces deux musiciens qui ont déjà su faire preuve d’une faculté d’écoute remarquable face à l’environnement sonore dans lequel ils s’immergent. Flatterzunge, archets sur la touche ou le chevalet, double cordes, avec le bois ou le crin, harmoniques, etc., toutes ces techniques de jeu se répondent et s’imbriquent dans un jeu d’immersion avec les enregistrements, jeu d’immersion et d’équilibre où l’environnement atteint un équilibre digne des plus grandes utopies spiritualistes orientales. Les contraires s’opposent et se côtoient, de l’électronique à l’acoustique bien évidemment, en passant par la nature et la ville, les techniques de jeu traditionnelles et étendues, l’abstraction et la musicalité, l’art et l’artisanat, le silence et le bruit, le vide et le plein; la vie de cette musique est d'un équilibre absolu tout en étant contrastée: une véritable utopie.



Deux compositions où se mélangent spontanéité, virtuosité instrumentale, talent technologique de production, d’enregistrement et de mixage. Deux pièces intenses et très originales, pleines d’espoir dans la mesure où elles semblent explorer un territoire qui s’avère franchement fertile. No Hermanos Carracos s’aventurent sur un terrain extrêmement bien maitrisé où les contrastes s’équilibrent et se solidarisent de manière juste, chacun de manière intense et puissante, profonde et féconde.

Tracklist: 01-1 / 02-[silencio] / 03-2

Jürg Frey - "Metal, Stone, Skin, Foliage, Air" (L'Innomable, 2011)



Jürg Frey: composition
Nick Hennies: interprétation


Jürg Frey, dont on a déjà pu récemment entendre une œuvre sur le duo Keith Rowe/Radu Malfatti chroniqué ici, fait partie d’une nouvelle génération de compositeurs minimalistes appartenant au collectif allemand Wandelweiser. Quant à « Metal, Stone, Skin, Foliage, Air », il s’agit d’une seule pièce de plus d’une heure publiée par le label slovène L’Innomable et interprétée par le percussionniste Nick Hennies. Une succession de longues séquences qui exacerbent à chaque fois un timbre particulier et une ambiance nouvelle, unique, et puissante.

Chaque séquence explore la puissance harmonique et spectrale du timbre utilisé jusqu’à son plus extrême épanouissement, le timbre paraît même hors de lui-même tellement la répétition et l’immuabilité sont radicales. Pour la première séquence par exemple, Nick Hennies percute une cloche de manière métronomique et mécanique, la même attaque est répétée durant une dizaine de minutes, à intervalles réguliers, jusqu’à ce que le spectre de l’instrument apparaisse de plus en plus clairement. De légers décalages cycliques, très subtils et à peine perceptibles, permettent à ce spectre de se modifier, de créer de nouvelles interactions harmoniques, toujours à la frontière du perceptible, ce qui requiert dès lors une attention parfois extrême, et emmène l’auditeur dans un univers où la concentration, l’attention et la sensibilité au phénomène sonore de manière générale deviennent primordiales et exacerbées. Et il en va toujours de même à travers les multiples séquences, qu’elles utilisent des cymbales frottées par du métal, des morceaux de fers entrechoqués, des feuillages, des peaux de percussions frottées, etc. Il est parfois difficile de déterminer la technique utilisée, et à ces moments, le son est absolument unique et inouï ; mais même lorsque nous pouvons la reconnaitre, Jürg Frey nous amène chaque fois dans un territoire organique (malgré l’aspect mécanique des techniques) et vivant, merveilleux de par sa richesse.

« Metal, Stone, Skin, Foliage, Air » explore et analyse différentes séquences sonores entrecoupées de courts silences, et l’étendue tout comme la singularité de ces séquences sont proprement ahurissantes : des soubassements graves d’un tom basse apparemment gigantesque aux harmoniques pures, aigues, aériennes et envoutantes d’une cloche en passant par d’inquiétants souffles mélangés au glissement d’un cylindre métallique sur une surface rêche. Au final, ces longues séquences voyages à travers des paysages éthérés, riches et féconds, vivant tout en restant d’une simplicité déconcertante et en étant en apparence immuable. Une pièce qui demande certes beaucoup de disponibilité, c'est-à-dire d’attention et de temps, mais qui en vaut la chandelle pour les explorations soniques oniriques qu’elle propose, car chaque séquence réussit à offrir un univers toujours singulier, envoutant et autonome qui se révèle passionnant à partir du moment où on accepte le voyage. Un disque incroyable, hautement recommandé !

Mathias Pontevia - Laminaire (Un Rêve Nu, 2011)


Mathias Pontevia: batterie horizontale

Deuxième publication sur le label d'Heddy Boubaker, Laminaire est tout d'abord un drôle d'objet, très beau et pour le moins singulier: une "sélection de petits objets, de photos, de collages etc incrustés dans un disque en résine transparente de diamètre 13,5 cm et 2 cm d'épaisseur environ" réalisée par l'artiste Zéhavite Cohen, chaque "pochette" est unique et constitue ainsi une "œuvre d'art". Quant au soliste, Mathias Pontevia, c'est un batteur du sud de la France (Bordeaux) qui collabore régulièrement avec Heddy Boubaker et Nusch Werchowska au sein du trio WPB3 (voir la chronique ci-dessous), ainsi qu'avec Bertrand Gauguet ou Jean-Sébastien Mariage. Comme je le disais déjà à propos de A Floating World, Pontevia a évolué au sein d'un univers fortement marqué par l'influence de Lê Quan Ninh: sur ces neuf pièces de 2 à 13 minutes, il n'utilise qu'une batterie réduite à un strict minimum, mais en même temps, il sait intégrer de nombreux objets et de multiples techniques.

A la base de ces pièces, il y a tout d'abord un tom basse, fondamental, primordial, profond et évidemment, grave. Pontevia en frotte la peau, la percute, la simule et la déploie parfois avec délicatesse, d'autres fois avec témérité, mais toujours respectueusement et sensiblement, comme si ce bout de batterie avait une signification émotionnelle particulière et intime pour le percussionniste. Mais la peau n'est pas seule, elle se déploie à travers son cadre, des cymbales, des gongs et de nombreux objets idiophoniques: Pontevia détourne les objets, les assemble, et les fait vivre avec finesse et poésie, avec musicalité. Chaque outil musical semble posséder des potentialités infinies, abyssales, grâce aux multiples approches sonores qui passent par le frottement et la percussion des peaux, l'analyse des harmoniques aux cymbales frottées, les glissandos des gongs, l'interaction entre les différents types de percussions, etc. Dans toute son étendue, la batterie horizontale de Pontevia est analysée, puis synthétisée, pleinement développée et déployée. Chaque pièce atteint une profondeur abyssale à travers des dynamiques différentes dues aux caractéristiques toujours singulières des timbres travaillés sur chaque piste. Cette profondeur, ainsi que l'originalité des timbres et des idées, permet à ces pièces d'atteindre chaque fois une énergie intense et puissante.

Laminaire développe neuf pièces d'une richesse surprenante où chaque idée prend une profondeur envoutante, une exploration sonore qui n'est pas exempte de poésie et de musicalité, de sensibilité et d'émotions. Quelle joie d'entrevoir l'étendue des possibilités restantes sur les percussions; apparemment, Mathias Pontevia sait rendre l'auditeur absolument enthousiaste lors de sa submersion à l'intérieur de l'univers mental et sonore du percussionniste bordelais, un univers chaleureux et raffiné, intelligent, soigné et précis. Absolument recommandé!

Écoute possible de l'ensemble des pièces sur le site d'Un Rêve Nu.

Tracklist: 01-Career / 02-Turbine / 03-Le cheval et le Serpent / 04-Baie d'Along / 05-Saccharomyces Cerevisiae / 06-Vecteur / 07-Koinê / 08-Did He Loose Air? / 09-Meet The Brush

Heddy Boubaker, Mathias Pontevia, Nusch Werchowska (WPB3) - A Floating World (Mikroton, 2011)



Heddy Boubaker: saxophones alto & basse
Mathias Pontevia: batterie horizontale & percussions
Nusch Werchowska: piano & objets

A floating world, publié par le label russe Mikroton, réunit pour la seconde fois le trio WPB3, composé de  trois explorateurs sonores français radicaux et extrêmes. Mathias Pontevia, comme son camarade Sébastien Bouhana, se situe dans la droite lignée de Lê Quan Ninh, à ses côtés, la pianiste rennaise Nusch  Werchowska explore l’intérieur d’un piano préparé à l’aide d’objets, pendant qu’Heddy Boubaker déploie de nombreuses techniques étendues au saxophone, techniques riches et jamais gratuites.

Au total, plus d’une heure d’improvisation libre répartie en quatre pièces; quatre pièces minimalistes où les interventions sont réduites au minimum, où l’écoute atteint une attention sensible et extrême. Que ce soit pour un solo, un duo ou un trio, le silence est toujours présent, l’espace est aéré et ouvert à toutes sortes d’interventions : soniques, dynamiques, énergiques, rythmiques, voire silencieuses. Personne ne domine, la hiérarchie et le fonctionnalisme instrumental sont anéantis au profit d’une musique horizontale, à l’image des percussions de Pontevia. Différentes sortes de dynamiques musicales se succèdent et surgissent les unes des autres, de la masse sonore compacte et homogène à la répétition de cellules, en passant par des explorations timbrales où chacun se démarque de l’autre en adoptant un son bien spécifique. Toujours est-il que le principal atout de ces enregistrements réside dans l’attention portée à l’autre, dans l’écoute concentrée et les réponses justes qui forment une musique toujours très sensible, parfois pleine de délicatesse (envers les musiciens, ou envers le son), quand elle n’est pas d’une énergie débordante et agressive.

Qu’elles soient fortes et tendues, ou délicates et légères, ces improvisations sont toujours intenses et puissantes grâce à l’attention débordante dont fait preuve le trio WPB3 envers chacun des membres ainsi qu’à l’attention et la sensibilité portée au son lui-même en tant que phénomène sonore parfois indépendant de l’artiste lui-même et de sa volonté. Car le son paraît parfois surgir seul des instruments, et c’est à ces moments que, paradoxalement, la virtuosité des instrumentistes est la plus impressionnante, il n’y a pas vraiment autonomisation du son, mais un effacement volontaire de la personnalité devant la potentialité émotionnelle du timbre. Je me suis retrouvé complètement émerveillé, voire envouté,  devant la richesse et la profondeur des sonorités et des timbres déployés durant ces improvisations qui, en plus, varient constamment dans leur dynamique et leur énergie. La musique n'est pas noyée dans l'abstraction même si elle est souvent abstraite, il y a une forme de chaleur toujours présente due à l'interaction, une interaction très sensible et délicate où attention et concentration permettent aux individualités d'émerger collectivement et horizontalement sans se fondre dans le son. Une chaleur également due à un refus radical certes, mais aussi flexible, de la tradition: au piano comme au saxophone, des phrasés plus classiques peuvent émerger en-dehors des triturations du cadre, des souffles et des slaps; seule la batterie reste l'élément le plus abstrait, conformément à son usage traditionnel dans la musique occidentale.

Quatre pièces qui s'équilibrent dans les dynamiques, les timbres et les interventions en forme de chaise musicale. A l'image de la pochette, les trois musiciens forment trois couchent qui émergent, disparaissent, se succèdent, et se superposent les unes en fonction des autres; où présence et absence, son et silence, sont sur un terrain d'égalité et ont autant d'importance l'un que l'autre. Trois strates autonomes en apparence, où l'individualité reste présente, mais dont l'évolution reste toujours dictée par le tout des strates, par la musique elle-même. A floating world nous amène dans un territoire sonore très riche et profond en timbres, en processus d'interactions, comme en dynamiques, où l'écoute et l'attention sont d'une délicatesse et d'une sensibilité émerveillante.

Tracklist: 01-Liquicy Ride / 02-Deep South, White Heat / 03-No Difference Between A Fish / 04-The Wrinkles Of The System

Heddy Boubaker, Ernesto Rodrigues, Abdul Moimême - Le Beau Déviant (Creative Sources, 2011)


Heddy Boubaker: saxophones alto & basse
Ernesto Rodrigues: alto
Abdul Moimême: guitares électriques préparées

Enregistré en 2010 pour le label portugais Creative Sources, Le Beau Déviant est le fruit d'un trio franco-ibérique: les portugais Ernesto Rodrigues au violon alto et Abdul Moimême aux guitares, accompagnés d'Heddy Boubaker aux saxophones. Répartie en six pièces, cette heure d'improvisation est assurément abstraite et minimaliste, comme on peut l'attendre d'un album paru sur le label de Rodrigues.

Car venant de ce dernier, on ne s'étonnera pas que ces six improvisations soient principalement basées sur l'agencement des textures et l'exploration de techniques étendues. L'archet racle plus qu'il ne frotte, les guitares sont souvent méconnaissables, et les saxophones sont autant joués à partir du souffle seul ou du plateau que sur les notes. Six improvisations abstraites, réductionnistes et minimalistes, où rythmes et mélodies brillent par leur absence. Bien sûr, la musique est ici fondamentalement concentrée sur l'exploration sonore du timbre, elle est produite en partie par l'interaction des différentes textures: des paysages poreux et vastes, mouvants et beaux, nés de l'imbrication et de la superposition de trois strates, de trois processus d'individuation. Le Beau Déviant pose des textures architecturales riches où les couches peuvent se confondre magiquement et être donc homogènes, quand elles ne sont pas distinctes et hétérogènes dans leur superposition. Le trio franco-portugais exploite de nombreuses possibilités et potentialités qui forment à chaque fois une dynamique différente: un son compact ou hétéroclite comme je le disais à l'instant, ou encore une exploration alternée de techniques étendues ou traditionnelles qui se confrontent, etc. Chaque membre s'en tient néanmoins à une idée souvent unique et toujours précise qu'il déploie longuement à l'intérieur d'une dynamique collective où toutes les idées se rejoignent, se soutiennent, et s'enrichissent.

Ces six improvisations sont merveilleusement concentrées sur des formes d'agencement très fécondes et aussi riches que les timbres utilisés, déployés et explorés. Les paysages sonores et les dynamiques varient à l'intérieur d'une amplitude très large, ce qui contribue à former un espace sonore vraiment profond et vaste, d'une richesse vertigineuse. Un exercice d'architecture réductionniste original, assumé, travaillé, et riche, un exercice réussi en somme.

Tracklist: 01-Le chant de la pluie / 02-Singulier grain de sable / 03-L'arbre qui ne cache / 04-Tempête éteinte des passions / 05-L'échec des machines formidables / 06-Un beau matin, la déchirure

Nate Wooley - Trumpet / Amplifier (Smeraldina-Rima, 2011)


Nate Wooley: trompette amplifiée

Sorti presque en même temps que le duo High Society (chronique en-dessous) de Peter Evans et Nate Wooley, le vinyle Trumpet / Amplifier de Nate Wooley est assez proche de l'album précédemment cité: une trompette amplifiée, deux faces et deux improvisations, sans oublier l'épatante virtuosité de Wooley et son inspiration dans le domaine de l'improvisation. Un disque plutôt harsh donc, mais qui intègre, en surplus de nombreux éléments de la musique improvisée.

Comme pour High Society, l'intérêt de ces deux enregistrements réside beaucoup dans le dialogue très fécond entre la trompette et les systèmes d'amplification. L'interaction électroacoustique est d'une richesse, d'une nouveauté et d'une singularité complètement envoutantes, autant dans les potentialités présentement déployées que celles à venir, car il s'agit là d'une nouvelle approche instrumentale et musicale qui pourrait très vite porter de nouveaux fruits, dans les domaines de la musique improvisée et électronique. L'amplification systématique et radicale se déploie à l'intérieur d'un territoire toujours aussi intense et extrême, qui n'est pas sans rappeler les murs sonores de Merzbow ou John Wiese: larsens, saturations et distorsions viennent enrichir et intensifier chaque technique étendue, pourtant déjà riche, utilisée par Nate Wooley. Dans cette exploration sonore, le timbre du cuivre, virulent et nasillard, comme prêt à donner l'assaut, ainsi que des boucles et quelques courtes phrases acoustiques, sont systématiquement dédoublés et renforcés par une sorte d'ombre électrique et violente, puissante et extrême, qui forme un espace synthétique et tendu entre deux pôles/signaux (sonores et électriques) qui se complètent et s'entraînent vers des puissances abyssales où la pression/tension atteint des seuils inouïs.

Si le point culminant de cette démarche a peut-être été atteint avec High Society, du fait de la présence de Peter Evans, Trumpet / Amplifier est certainement aussi intense et radical, et de plus, il a le mérite d'être plus clair, d'utiliser moins d'éléments sonores, tout en étant aussi puissant. Approche extrême de la trompette et de l'amplification, exploration radicale de l'univers électroacoustique aux confins de l'improvisation et de la noise, Trumpet / Amplifier atteint une puissance aux allures indépassables et une violence insurmontable sans être chaotique pour autant. Malgré l'absence d'édition CD, hautement recommandé quand même!

Tracklist: Face A: 01-Trumpet A / 02-Trumpet B
Face B: 01-Amplifier

Peter Evans & Nate Wooley - High Society (Carrier, 2011)


Peter Evans: trompette amplifiée
Nate Wooley: trompette amplifiée

En soi, un duo de trompettes est un projet déjà bizarre, mais lorsqu'il s'agit de trompettes amplifiées qui font de la noise, c'est carrément suspect. Heureusement, les deux trompettistes réunis par Carrier records sur High Society sont deux des plus admirés et reconnus actuellement: Peter Evans et Nate Wooley (qui travaillaient déjà en duo depuis cinq ans).

Entre l'amplification et les techniques étendues, il faut souvent chercher assez loin pour reconnaître le timbre pourtant si particulier de la trompette. Les six pistes de High Society sont composées d'une base matérielle acoustique (trompettes) transformée, triturée, hachurée, torturée et saturée par des micro-contacts et des larsens. La trompette est réduite à un matériau certes primordial, une sorte de dalle essentielle à la structure de l'édifice, qui supporte une architecture massive, fondamentalement électrique et électrifiée. High Society ressemble plus à un enchevêtrement de murs sonores très imposants, en puissance comme en tension, qu'à un duo de musique (électroacoustique ou non) improvisée "traditionnel". La virtuosité technique et instrumentale de Wooley et Evans est mise au service d'un espace sonore chaotique, intense, et puissant, fait de lignes grasses et hypertendues qui s'intensifient en se juxtaposant les unes aux autres.

Sur ces six improvisations pas très longue, le duo très virtuose de Wooley et Evans crée une musique électroacoustique neuve entre l'improvisation libre, la harsh noise, le réductionnnisme et l'EAI. Un dialogue intense, abstrait et puissant qui ouvre un espace frais (par sa nouveauté, notamment au niveau du timbre qui est souvent inouï) mais chaleureux (par la sensibilité et l'écoute très présentes), High Society redéploie nombre d'idiomes en les intégrant et en les confondant. Un ensemble de pièces architecturales massives et originales, techniquement virtuoses et singulières, mais aussi intenses d'un point de vue plus sensible et émotionnel.
Tracklist: 01-LXIX / 02-XIX / 03-I / 04-LXVIII / 05-XC / 06-XLV

Thanos Chrysakis, Oli Mayne, Jerry Wigens, Zsolt Sőrés - Vertex (Aural Terrains, 2011)


Thanos Chrysakis: Max/MSP, électronique
Oli Mayne: vibraphone, électronique
Jerry Wigens: guitare électrique, clarinette
Zsolt Sőrés: objets, violon alto, électronique

Aural Terrains publie ici la réunion de 4 artistes que je ne connais pas des masses: Thanos Chrysakis, musicien d'origine grecque récemment basé en Angleterre joue régulièrement avec Wade Matthews en duo ou en trio, et gère le label Aural Terrains; Jerry Wigens, également londonien, a déjà joué avec Eddie Prevost et George Lewis; quant à Oli Mayne, anglais basé à Budapest, il joue aux côtés de Zsolt Sőrés (alias Ahad), qui est un proche collaborateur de Franz Hautzinger. Ainsi, tous les quatre, ils forment le quartet international électroacoustique Vertex, un ensemble concentré sur la musique improvisée et l'exploration de textures neuves.

Quatre pièces proches et similaires tout en étant très différentes, tout comme les timbres qui, sans être très innovants, forment tout de même une ambiance générale très particulière. Comment ce quartet a su parvenir à ces résultats paradoxaux et déstabilisants? Tout d'abord, il y a cette volonté de ne jamais se noyer dans un son homogène comme souvent dans l'EAI; les instruments conservent leurs techniques idiomatiques et la matière électronique ne tente surtout pas de les imiter, il n'y a jamais aucun phénomène d'imitation ni tentative de fusionnement, chacun improvise à sa manière et la singularité naît de la confrontation des approches. Les approches sont d'ailleurs très individualistes en un certain sens, mais l'écoute n'est pas absente, car chaque musicien dialogue, questionne et répond assez attentivement dans ce jeu hétéroclite d'oppositions, de confrontations et de superpositions.

L'agencement des timbres prend alors des allures parfois chaotiques et anarchistes, l'architecture proposée par ce quartet n'offre que peu de prises avec les habitudes musicales (issues de la musique improvisée ou non), et se déploie dans des espaces très interstitielles et hétérogènes, faits d'assemblements et de réunions étranges et inattendus tels le vibraphone qui trille sur des grésillements électroniques tout en répondant à une guitare volubile, atonale et tout autant dénuée d'effets que d'expressions. Vertex explore un territoire sonore aux allures cosmiques et glaciales, où le temps, l'espace, le signifiant, la musique (au sens restreint), la raison et la logique semblent ne plus avoir prises, un territoire très spontané et original qui semblerait presque être aux origines de la musique tant il paraît dénué d'influences.

Le plus remarquable, dans ce disque, c'est à mon avis, cet équilibre constant dans la gestion et l'agencement des sources sonores, il n'y a jamais prédominance de l'électronique sur l'acoustique, et inversement; et cet équilibre permet un son global hétéroclite, riche et éclaté où chaque individualité est présente sans être absorbée par le collectif. Les timbres se marient très bien sans se noyer dans une masse sonore où les strates deviennent indistinctes, l'individualité de chacun est conservée intégralement tout au long de ces quatre pièces. Une succession de différentes structures dynamiques et riches qui s'unifient dans cette volonté commune de toujours conserver et déployer ses caractéristiques personnelles et essentielles. Un disque assez froid certes et très étrange, bizarre, mais original, radical, propre et clair.

Tracklist: 01-Vertex 1 / 02-Vertex 2 / 03-Vertex 3 / 04-Vertex 4

Nicht Rio - Title Turtle (Insubordinations, 2011)


Lionel Malric: piano préparé
Yannis Frier: table guitar, objets amplifiés
Sébastien Bouhana: percussions, batterie

Quelques mois après le très réussi Tambour, pas tant (chronique ici), le percussionniste Sébastien Bouhana publie une nouvelle œuvre (sa troisième) sur le netlabel suisse Insubordinations, cette fois en compagnie de deux camarades du Grand Chahut Collectif, Yannis Frier à la guitare, et Lionel Malric au piano. Title Turtle, du Nicht Rio donc, est une unique pièce de 30 minutes, peut-être longue pour une seule piste, mais trop courte pour un album.

Sur cette pièce, l'équilibre entre les instruments est constamment assuré même s'ils interviennent continuellement. Quelques mélodies fantomatiques surgissent parfois des ingénieuses préparations de Malric, ainsi que des rythmes ou des pulsations instables, minimalistes et pointillistes. Mais ces quelques repères musicaux et traditionnels, au même titre que les expérimentations sonores les plus avant-gardistes, sont toujours au service d'une texture recherchée et précise. Car Title Turtle est avant tout une riche et formidable succession de textures profondes et unifiées composées de strates distinctes et superposées. Et c'est dans cette superposition que réside l'équilibre alchimique déjà remarqué et remarquable. Les différentes nappes s'équilibrent car elles ont toutes la même intensité au même moment, parce qu'elles sont toutes asservies à la même texture et ont toutes la même fonction organique. Et même si elles sont aussi distinctes qu'hétéroclites (peaux frottées, guitare et piano préparés, radio, etc.) de par l'utilisation de nombreuses techniques étendues, elles n'en restent pas moins unies en une seule texture et une seule dynamique qui leur confèrent un caractère unifié, homogène, et égalitaire, les strates qui forment la texture ressemblent à l'émergence d'identités à travers la communauté.

Une musique véritablement holiste où chaque partie sert le Tout, où les timbres composent la texture, où les énergies composent les dynamiques et où les individualités desservent la musique. La réunion de ces trois trajectoires riches et singulières forme un espace original, intense, riche et profond où tout peut se superposer, s'interpénétrer, interagir et se confronter dans une architecture texturale et holiste, intelligente et réussie. Hautement recommandé!

Title Turtle est publié sous une licence creative commons, il est gratuitement téléchargeable ici.