Lucio Capece & Marc Baron - My trust in you

Un bon label, c'est généralement un qui sait choisir de ce qui doit être publié ou non, ce qui vaut le coup, qui choisit le disque qu'on aura toujours envie d'écouter plusieurs années plus tard, et pas seulement le dernier truc à la mode. Mais c'est aussi celui qui décide de provoquer des rencontres, qui favorise des collaborations inédites tout en sachant qu'elles seront passionnantes. Et pour le dire clairement, erstwhile, c'est les deux à la fois : un label qui favorise les dernières expérimentations et qui commande des rencontres inédites, un label qui est une aide majeure pour les musiques nouvelles et aventureuses depuis des années.
Et My trust in you, c'est encore ça, une rencontre inédite entre deux musiciens créatifs et aventureux. Marc Baron et Lucio Capece présentent d'ailleurs un parcours assez similaire même si leur musique n'a jamais été très proche. Tous les deux étaient saxophonistes dans les années 2000 et participaient activement aux musiques improvisées et réductionnistes en France pour le premier (au sein de Narthex ou du quartet de saxophones Propagations),et en Allemagne pour le second (aux côtés de Burkhard Beins, de Rhodri Davies et d'Axel Dörner entre autres). Puis au courant des années 2010, Marc Baron a abandonné le saxophone pour se tourner vers une musique électroacoustique composée principalement à partir de bandes manipulées et d'enregistrements trouvés. Lucio Capece continue d'utiliser le saxophone, comme on peut l'entendre dans ce disque, mais il compose dorénavant une musique plus proche de l'installation sonore qui est concentrée sur les processus de perception et d'audition (notamment à travers des dispositifs de haut-parleurs placés dans des ballons).

Malgré les similarités, ces deux musiciens produisent des musiques vraiment différentes pourtant, et c'est certainement ce qui fait toute la richesse de cette rencontre. La collaboration s'est faite à distance, à partir de matériaux sonores échangés, parmi lesquels on retrouve des manipulations de bande, des field-recordings quotidiens (voix, plage), du saxophone, un "solo" de cymbales sur boîte à rythmes, des nappes de bruit blanc jouées sur un filtre de synthé, et j'en oublie. On reconnaît souvent assez bien chacun des musiciens, ils proposent chacun quelque chose de différent, et pourtant le tout est homogène, les réponses et les modifications apportées à chaque proposition sont cohérentes. Mais surtout, c'est la finesse et la sensibilité qui règnent durant tout le disque qui font la cohésion de l'ensemble. Tout semble beau et fin, mélancolique à l'image de ces longues notes de saxophones que tient Capece, soutenue par une boucle nostalgique en retrait, le tout de manière harmonique. Si les matériaux et les atmosphères sont hétérogènes, il y a quand même une sorte de sensibilité, une forme de poésie et de manière de dialoguer qui reste de mise durant tout le disque. Peu importe que le dialogue soit composé de bribes d'enregistrements, de bandes retournées et découpées, de saxophone, de bruits synthétiques, il s'agit avant tout de faire dialoguer ces éléments variés pour composer une musique nouvelle et belle.

Est-ce que le duo s'est fixé un objectif, vers quelle direction il voulait aller, quelle idée il a tenté d'explorer ? Je n'en sais rien. Mais le résultat est une musique qui marque surtout par sa beauté, sa cohérence, et son goût pour l'exploration de territoires connus, mais sous un angle différent. Les sons utilisés semblent souvent familiers pour quiconque écoute un peu de musique expérimentale, mais c'est l'angle d'approche qui surprend. On a l'impression de voir un paysage connu à travers un objectif nouveau, ou un cadrage inhabituel. La "matière sonore" exploitée ici est riche, mais pas autant que cette manière de l'exploiter. Capece et Baron semblent "décadrer" tout ce qu'ils utilisent, à travers des ralentissements, des étirements, des coupures, des répétitions. Chaque son est remis en perspective, et ainsi, tout ce qui est manipulé par ces musiciens devient juste beau. Beau, touchant et envoutant, intense et sensible.

Alors oui il s'agit de deux musiciens très créatifs au niveau sonore, deux musiciens qui explorent de nombreuses possibilités sonores. Mais ce qui marque ici, c'est surtout la manière dont ces sons ont été arrangés, c'est surtout la composition qui marque en somme. Il ne s'agit pas seulement d'interactivité et de sensibilité, ni de recherche sonore pure, il s'agit de réflexion sur la composition même. Et c'est là où on ne sait plus trop qui, de Capece et Baron, travaille, c'est là que le travail vraiment en commun intervient, au-delà des interventions musicales, pour produire une pièce homogène. C'est dans la composition que les sons acquièrent cette dimension nouvelle, cette remise en perspective et cet angle nouveau qui font de ce disque un disque unique, beau, et aventureux. Un excellent disque en somme.


LUCIO CAPECE & MARC BARON - My trust in you (CD, erstwhile, 2018)


Norbert Möslang, Kurt Liedwart, Günter Müller - Ground


Günter Müller et Norbert Möslang font partie de cette première génération de musiciens à avoir su allier la musique improvisée et la musique électroacoustique avec brio. Enfin ce n'est pas vraiment la première génération, mais c'est celle qui a contribué à faire de l'improvisation électroacoustique une sorte de genre à part entière, un mouvement inédit qui est devenu inévitable entre les années 90 et 2000. Ces deux figures essentielles de la musique électronique expérimentale ont déjà collaboré à de nombreuses reprises, notamment au sein de poire_z (avec eRikm et Andy Guhl), et c'est la cinquième fois qu'on les retrouve sur le label russe Mikroton, qui se spécialise dorénavant dans les musiques électroniques et expérimentales.

Ground est un enregistrement live de 2017 pris lors d'un concert en Suisse auquel participait également Kurt Liedwart. Le trio explore l'électronique sous toutes ses coutures durant cette petite heure. Je ne sais pas exactement ce qui se cache sous les ipods, les objets domestiques détournés et l'électronique, mais le résultat est une profusion d'univers sonores très variés. Müller, Liedwart et Möslang peuvent aussi bien s'aventurer sur des terrains qui ressemblent à un orchestre de flûtes faisant des glissandi étranges, explorer des contrées sombres et atmosphériques, des territoires plus rythmiques et technoïdes, ou chercher les limites de l'électronique et travailler sur des textures minimales et grésillantes proches du court-circuit. Leur collaboration est parfois volontairement chaotique et harsh, quelque fois on est dans des terrains plus connus, des nappes à moitié mélodiques, des improvisations minimalistes proches du silence, de longs drones, etc.

Il se passe vraiment beaucoup de choses sur ces deux pistes, le trio sait faire preuve de créativité et de rigueur. Il ne s'agit pas d'envoyer tout ce qu'ils ont sous la main, non, ils savent faire bon usage de chaque élément et ils en exploitent toutes les ressources. Müller, Liedwart et Möslang proposent ici une collaboration vraiment réussie où tout se joue sur une interactivité précise : les interventions paraissent toujours calculées, on a l'impression que tout est écrit, et les structures déployées durant ce disque sont très attentives à ne jamais en faire trop, ni pas assez. De plus il y a comme un savant calcul entre les moments de détente et de tension, de maximalisme et de minimalisme, de chaos et d'ordre. Mais le plus étonnant et ce qui m'enthousiasme le plus dans cette rencontre, c'est la profusion de timbres, de textures, et de couleurs. Le trio ne cesse de surprendre et d'innover au niveau de la création sonore pure, il parvient toujours à explorer des territoires sonores vierges, ou à explorer des territoires connus mais sous un angle personnel.

Fans de musiques électroniques aventureuses et d'improvisations électroacoustiques, venez donc voir par ici.


GÜNTER MÜLLER, KURT LIEDWART, NORBERT MÖSLANG - Ground (CD, Mikroton, 2018)


Trio Sowari - Third Issue

Burkhard Beins, Bertrand Denzler, et Phil Durrant, trois noms que beaucoup ont déjà aperçu sur des disques et des affiches, trois musiciens qui parcourent les scènes de la musique improvisée depuis de nombreuses années maintenant. Ces trois figures essentielles de l'eai et du réductionnisme (qu'on peut trouver dans Mimeo, Hubbub et Polwechsel) ont également leur formation que vous avez déjà du croiser : le Trio Sowari, dont le premier disque (sur potlatch) remonte au milieu des années 2000.
 Je fais cette introduction très convenue car le CV de ces musiciens explique en partie pourquoi ce dernier disque est si bien. Je n'écoute plus beaucoup de musiques improvisées, qu'elle soit européenne, jazz, électroacoustique, réductionniste ou autre, parce que je me suis lassé des canons de ces dernières. Et Third Issue, le dernier disque du Trio Sowari, respecte ces canons, il ne cherche pas franchement à les dépasser. Et pourtant, c'est un pur plaisir d'écouter ce disque que j'aime rejouer constamment. Il y a en grande partie deux raisons extérieures à la musique elle-même qui font de ce disque une réussite. Deux raisons qui n'en sont qu'une en fait, une seule et même cause déclinée d'un point de vue personnel et collectif. L'ancienneté et la pratique tout simplement. Car ces trois musiciens font partie des précurseurs de l'eai et du réductionnisme, il joue cette musique depuis maintenant une vingtaine d'années (ou pas loin) et ils ont su, depuis le temps, fabriquer un langage qui leur est propre, unique et personnel. De plus, la formation Sowari existe aussi depuis une près de 15 ans, il ne s'agit pas d'une de ces rencontres fortuites et à peine préparées entre têtes d'affiche, non. Il s'agit là d'une collaboration entre trois musiciens proches qui ont su développer une relation précise, une relation où chacun a sa place, où chacun sait comment il doit réagir à chaque évènement pour ne pas mettre en péril la cohésion du groupe, tout cela de manière très nette.

Quant à la musique, il n'y a pas tellement de surprise quant au contenu, ni à la forme. Le Trio Sowari propose quatre longues pièces composées de sons continus, d'interventions délicates, de techniques étendues, et d'un subtil mélange entre instrument à vent (saxophone), percussions, et instruments électroniques (ordinateur et synthétiseur). La grande force de ce trio est de parvenir à créer un univers sonore très homogène à partir de sources si hétéroclites. Le groupe peut aussi bien choisir de travailler sur l'aspect percussif du son, de jouer sur la continuité et une certaine forme de mélodie, comme sur la modulation de fréquences, il semble toujours aussi à l'aise quelque soit la forme que prend leur musique. Car le trio prête une grande attention au son et il le traite avec rigueur et précision, c'est très fin et très subtil, et c'est certainement le plus remarquable dans cette musique. Une musique en apparence toute simple et subtile, composée d'éléments microscopiques, qui avec du recul s'avère d'une richesse et d'une profusion étonnantes.


TRIO SOWARI - Third Issue (CD, Mikroton, 2018)