Tatsuya Nakatani & Michel Doneda - White Stone Black Lamp (Kobo, 2011)


Tatsuya Nakatani: percussions
Michel Doneda: soprano & sopranino saxophones

Publié sur le nouveau label de Tatsuya Nakatani, White Stone Black Lamp regroupe deux explorateurs sonores au talent reconnu, le percussionniste japonais Nakatani et le saxophoniste Michel Doneda. Sur ce disque, le duo nous livre 6 improvisations intenses et créatives de 40 minutes.

Pour ce premier disque chez Kobo, le duo franco-japonais déploie des interactions entre les percussions et les vents et forme des textures riches et surprenantes. Nous connaissons déjà à peu près tous les recherches de Doneda sur les saxophones soprano et sopranino, un jeu fait de techniques étendues qui déploient un maximum de potentialités et propulsent ces instruments dans un univers sonore très fastueux. Nakatani se situe dans une lignée assez proche, cloches, cymbales et peaux sont traitées comme de la matière neuve, avec des arcs/archets artisanaux (fabriqués par Nakatani lui-même), le son est spatialisé par l'intermédiaire d'outils et de techniques singulières, il devient alors la matière d'un cosmos frais et nouveau, sensible et dynamique. Et dans cette aventure, les dynamiques sont au premier plan: l'interaction entre les deux artistes crée chaque fois une dynamique nouvelle qu'il s'agit d'exploiter et de déployer, les harmoniques s'entrechoquent et se confondent, les peaux frottées soutiennent les souffles, les phrases de chacun s'intensifient l'une l'autre dans des cycles aux allures éternelles. Ensemble, ils parviennent à explorer des territoires sonores inexplorés, à exploiter de nombreux timbres sans oublier de traiter d'autres paramètres musicaux tels que l'intensité et l'énergie, ce qui donne à chacune de ces pièces un aspect très "ouvert" et sensible.

Kobo commence très bien sa collection avec ce duo magnifique qui réunit deux musiciens sensibles et aventureux. Une rencontre riche et fructueuse pleine de dynamiques différentes, pleine de sensibilité à l'espace sonore et à l'écoute de l'autre, une rencontre qui réussit à développer une énergie jusqu'à son intensité maximale sans jamais tomber dans l'ennui et le radotage. Recommandé!

Tracklist: 01-You come with all the insects / 02-Circle Lamp / 03-Butterfly Hesitant / 04-Fagot / 05-Moon is a nail / 06-The bee is short

Pascal Battus - Simbol / L'Unique Trait D'Pinceau (Herbal International, 2011)


Pour ce double CD publié par le label malaisien Herbal International, l'artiste Pascal Battus nous livre deux albums assez différents mais, selon les notes du musicien, guidés par le même geste heuristique. Ce geste consiste en une exploration électroacoustique du son, faite entre autres de détournements d'instruments, de sélections de fréquences, et de techniques étendues.

Ainsi, le premier album, Simbol, réunit trois pièces basées sur l'utilisation de la cymbale. Pascal Battus utilise des enregistrements de cymbales et sélectionne des fréquences pures et des harmoniques stables issues de ces enregistrements. Sur ces trois magnifiques pièces, les frontières sont complètement brouillées entre l'électronique et l'acoustique: on reconnait autant les cymbales que l'impossibilité d'obtenir naturellement un tel son, mais aussi entre l'improvisation et la composition: si l'évolution paraît spontanée, l'organisation des sons n'en semble pas moins nécessaire. Une technique surprenante qui nous amène dans un territoire très riche, entre noise et minimalisme, où la texture prend une ampleur et une profondeur démesurées et envoutantes. Car Pascal Battus sait disséquer le son avec une habileté singulière et surprenante, les fréquences choisies sont très justement sélectionnées et très intelligemment agencées. L'échantillonnage du son prend très vite une dimension spatiale et architecturale, les différentes textures sonores qui se succèdent, s'opposent et s'enchevêtrent, se soutiennent et se confrontent, se déploient toujours de manière optimale et atteignent dans ce déploiement une dimension sacrée et rituelle. Il y a comme une teinte de mysticisme et de spiritualité dans cet album, comme si ce geste heuristique était motivé par une sorte de panthéisme sonore ritualisé à travers une sacralisation du timbre.

Le deuxième CD, L’Unique Trait D'Pinceau, réunit cinq pièces beaucoup plus hétérogènes, mais aussi plus confuses et moins réussies. Les notes ne précisent pas quels instruments ou procédés sont utilisés, et il est souvent très difficile d'identifier les sources sonores: qu'elles soient mécaniques, numériques, acoustiques. Les frontières sont encore plus brouillées entre les différentes manières d'obtenir, de travailler et de créer un son quelconque. Par contre, les cinq pièces sont beaucoup plus clairement axées sur l'improvisation en tant que réaction spontanée, Battus prend des risques,explore et travaille de nombreux univers sonores de manière très singulière et personnelle, à travers des vents, des percussions, une guitare, des installations, et il semble réagir à un résultat incertain ou même inattendu parfois. Beaucoup moins profond que Simbol, ce deuxième disque réunit certainement trop de matières, ou bien travaille des idées floues pour l'auditeur. Ceci-dit, il y a des moments très riches, telle la première pièce qui explore un son proche d'un cuivre extraterrestre dans un jeu de dynamismes plutôt intense, ou la dernière qui travaille l'interaction entre le timbre de la guitare, le silence et le larsen, ces trois éléments étant apparemment indépendants l'un de l'autre durant cette piste. Mais ce qui se trouve entre ces deux pièces est plutôt inégal, parfois même ennuyeux, le ton n'est pas toujours assuré, et la recherche sonne comme un travail incertain, mal assumé. Pendant ces pièces, j'ai souvent été frustré, car il y a de nombreuses trouvailles riches et passionnantes, mais elles sont malheureusement trop peu développées et ne prennent pas assez de consistance, hormis sur la dernière piste.

Comme Frans de Waard (Vital Weekly 786), on peut prendre le deuxième disque comme un bonus, car il est certain que Simbol est LE véritable bijou de cette publication, un chef d’œuvre d'une profondeur et d'une richesse hors du commun, qui sait développer et déployer une texture sonore de manière abyssale grâce à des outils et des procédés assez réduits. Du coup, je trouve vraiment dommage que l'inventivité et le talent de Pascal Battus perdent en consistance durant L'Unique Trait D'Pinceau, aussi riche qu'évanescent. Difficile d'écrire sur ces pièces, un premier disque magnifique et merveilleux, proche de la perfection, et un deuxième groupe de pièces très originales certes, mais plutôt appauvries par des réflexes spontanées, par cette spontanéité à laquelle Battus accorde certainement trop d'importance. En tout cas, je recommande vraiment l'écoute de ce disque, au moins le premier, qui nous offre un paysage sonore absolument splendide, intense, spirituel, chaleureux, aventureux et inventif.

Tracklist:
CD1-01-Limb / 02-Mobil / 03-Soil
CD2-01-L'unique trait d'1 / 02-Percussion verticale / 03-L'unique trait d'2 / 04-Percussion horizontale / 05-Bouteille magnétique

D'incise & Gabriel Ferrandini - The Eruption (Audition Records, 2011)


d'incise: laptop, objets
Gabriel Ferrandini: batterie

Publié sur le netlabel hispano-allemand et hyperactif Audition Records, The Eruption rassemble le jeune américain Gabriel Ferrandini aux percussions et l'improvisateur suisse d'incise, déjà très engagé et connu dans le milieu des musiques libres (musicalement et économiquement) et gratuites. Ensemble ils nous livrent quatre pièces d'improvisations électroacoustiques libres, évolutives et progressives, riches et vivantes.

Une seule dynamique semble guider toutes ces pièces: invariablement d'incise et Ferrandini débutent de manière pointilliste et minimaliste avec des ponctuations à peine perceptibles, des drones silencieux, des lignes très fines, des points et du vide. Et progressivement, la texture s'épaissit, une autre dimension s'ajoute et la musique gagne un relief imposant. Nous évoluons alors au sein d'un univers de plus en plus profond, puissant, dense et nerveux fait de saturations, de larsens et de murs sonores instables mais intègres; la même ligne est inlassablement suivie malgré les coupures et les hachures. A partir d'éléments flous, disparates, chaotiques et minimalistes, d'incise et Ferrandini composent l'éruption d'un monde dense et organisé, profond et riche.
Quelques mots également sur la forme du dialogue et de l'improvisation: malgré la diversité des procédés instrumentaux (électroniques, peaux et cymbales frappées et frottées, objets acoustiques non musicaux), Ferrandini et d'incise réussissent toujours à fusionner intégralement leurs matériaux dans une architecture sonore massive et unifiée. Et cette fusion est égalitaire, il n'y a pas soumission du discours de l'un à celui de l'autre, l'ordinateur peut tout autant se faire percussif que la batterie peut former une nappe sonore et texturale à tendance parfois très harsh, et il est souvent impossible de distinguer qui fait quoi dans cette fusion sonore.

Que l'approche du son soit sensible, brutale, instinctive ou rationnelle, elle demeure toujours fusionnelle, singulière et aventureuse, tout en desservant une organisation du son et des structures claires, précises, riches et fécondes. The Eruption rassemble quatre pièces inégales dans l'énergie peut-être, mais toujours aussi minimales que sensibles au départ, puis denses, intenses, puissantes et nerveuses à leur apogée.

The Eruption est publié sous une licence creative commons, il est gratuitement téléchargeable ici.

Tracklist: 01-Fissure / 02-Shield / 03-Cinder / 04-Strato

Joe Morris & Agustí Fernández - Ambrosia (Riti, 2011)


Joe Morris: guitare
Agustí Fernández: piano

Duo transcontinental de deux figures maintenant légendaires de la scène free jazz: l'américain Joe Morris à la guitare et l'espagnol Agustí Fernández au piano, Ambrosia est un des derniers enregistrements de Joe Morris publié sur son propre label, Riti (parrainé par AUM).

Sur ces six improvisations, Joe Morris et Agustí Fernández proposent un dialogue synergique marqué par l'urgence et la virtuosité. Les notes fusent à une vitesse vertigineuse, l'espace est étroit, serré, il y a peu de place pour le silence ou le repos, l'intensité est souvent maximale, toute la puissance est concentrée dans l'énergie. Toute l'étendue des instruments est constamment employée, comme un long cluster de 45 minutes, mais les dynamiques varient, s'enchevêtrent et s'entremêlent jusqu'à former un océan bercé par une météo instable et mouvante. Variations dynamiques et dialogues énergétiques servies par un timbre singulier dû à l'instrumentation, et non aux techniques étendues très peu présentes dans ce disque. Les cordes se confondent, se confrontent et s'embrassent dans des phrasés marqués par la dynamique pour Agustí Fernández, et par un swing singulier et déhanché pour Joe Morris. Des influencent percent de temps à autre: le sérialisme, Cecil Taylor, Anthony Braxton, mais il ne s'agit pas d'imitations, ni d'intégrations complètes, seuls quelques éléments sont réutilisés tels l'utilisation dynamique du piano et du swing, le timbre libéré au service de l'intensité, etc. 

Un dialogue riche et créatif mené par deux maîtres, d'une intensité éprouvante et d'une originalité sonore marquante. Remarquable pour la virtuosité, intéressant pour les dynamiques explorées, et envoutant par sa puissance, Ambrosia est riche par certains côtés et ne décevra ni les fans de Joe Morris et Agustí Fernández, ni les amateurs de free jazz à proprement parler, mais on ne peut pas dire non plus qu'il apporte grand chose de nouveau.

Bruno Duplant, Philo Lenglet, Rachael Wadham - Every day is a good day (Et le feu comme matière formatable technologiquement, 2011)


Bruno Duplant: contrebasse et objets
Philo Lenglet: guitare acoustique, cithare et objets
Rachael Wadham: piano extérieur et intérieur

On prend les mêmes et on recommence! Quelques mois après l'enregistrement de Proverbes (chroniqué ici), le même trio franco-canadien enregistrait Every day is a good day, sur le netlabel belge à l'intitulé interminable: Et le feu comme matière formatable technologiquement. Certes, les mêmes musiciens sont présents, mais la musique est vraiment différente, ce qui est certainement en grande partie dû à quelques changements d'instrumentations: Bruno Duplant a troqué ses percussions pour une contrebasse tandis que Philo Lenglet a ingénieusement rajouté une cithare à son actif.

Pour cet enregistrement, le trio n'a publié qu'une seule pièce de 40 minutes, une pièce plus abstraite, plus minimale, et plus aérée. L'espace sonore est quelque peu dilaté, le silence surgit quelque fois, et il y a toujours une place pour une intervention quelconque. Contrairement à Proverbes toutefois, il n'y a plus aucune place pour une utilisation mélodique des instruments, le seul repère auquel on peut s'accrocher est une pulsation flottante et fantomatique qui sort parfois de la contrebasse de Duplant. L'utilisation des instruments est radicalement aventureuse, le timbre est noyé dans l'abstraction, un composé de lignes, de points, de nappes, de cycles irrationnels, d'interférences hasardeuses. Toute cette musique semble guidée par une forme d'urgence et de spontanéité: chaque son semble pressé d'émerger et la musique se déploie dans une structure qui semble déterminée, nécessaire, quand bien même elle surgit de rencontres et d'interactions dues au hasard et à la chance. En tout cas, difficile de discerner les musiciens dans cette organisation singulière du son: le cadre du piano se noie dans les modifications de la cithare et de la guitare, le tout étant étayé et équilibré par une contrebasse ronde, lourde et terrestre par rapport aux discours aériens et éthérés de Wadham et Lenglet.

Every day is a good day est une sorte de composition instantanée et spontanée qui déploie une musique sauvagement exploratrice et radicalement aventureuse à l'intérieur d'une structure et d'une organisation où tout s'équilibre et se soutient. De "l'improvisation libre" qui tire les enseignements des recherches électroacoustiques. Un disque qui aiguise la perception et qui entraîne l'imagination dans des terrains que l'on croyait inimaginables, où silence, son, bruit et musique se côtoient de manière organique. Singulier, abstrait, difficile, riche, original, et radical.

Every day is a good day est publié sous une licence creative commons, il est gratuitement téléchargeable ici.

Bruno Duplant, Philo Lenglet, Rachael Wadham - Proverbes (Bug Incision, 2011)


Bruno Duplant: percussions, toy drums
Philo Lenglet: guitare acoustique, objets
Rachael Wadham: piano (intérieur et extérieur)

Pour ce disque paru sur le label canadien Bug Incision, le très prolifique Bruno Duplant et son collaborateur Philo Langlet ont envoyé quatre pièces par mail à la pianiste canadienne Rachael Wadham (qui a notamment collaboré avec Jandek).L'esthétique adoptée par le duo français se situe dans un espace ouvert et aéré qui travaille le son en tant que tel, presque plus en tant que phénomène physique que musical. On ressent fortement la tension due à l'incertitude des deux musiciens qui ne peuvent pas se représenter ce que sera la réponse de Wadham à leurs propositions musicales. Et l'artiste canadienne réagit à chaque fois de manières très diverses: à contrepied lorsqu'elle superpose des bribes de mélodies aux nappes de sons indistincts avec un talent bercé d'influences contrapuntiques, ou en se noyant dans cette étrange masse sonore en manipulant l'intérieur du piano et son cadre. Toujours est-il que la séparation des musiciens n'est pas évidente tant l'entente et la fusion sont profondes; à chaque moment, Rachael Wadham semble répondre exactement aux attentes de Duplant et Lenglet malgré la distance et le temps qui les sépare.

Et si cet aspect télépathique en plus de l'étrangeté sonore due à l'incertitude et l'instabilité ont un côté vraiment envoûtant et très singulier, le champ sonore et la richesse de l'exploration sont déconcertants de par leur amplitude, leur largeur, et leur nouveauté, une nouveauté vraiment rafraichissante. Duplant, en utilisant presque exclusivement des percussions de manière frappée sans être rythmique se place dans une dynamique qui n'est pas sans rappeler Paul Lytton en créant un vaste réseau d'attaques étouffées qui finissent par s'entremêler jusqu'à ne former plus qu'une nappe. Longlet, lui, n'hésite pas à utiliser une multitude (parfois ahurissante) de techniques étendues par le biais de l'archet et de nombreux objets coincés entre les cordes (ou indépendants de la guitare) jusqu'à transformer la guitare en percussion ou en générateur de sons parasitaires. Avec Wadham, ils utilisent tous deux des objets et des vieilleries et leur offrent une seconde vie musicale -aussi étrange soit-elle- à travers la récupération au sein de l'improvisation. Sans oublier les interventions hétéroclites, courtes et discrètes de Wadham, qui réussit pleinement à conserver l'espace qui lui était accordé, et maintient donc ces improvisations dans un paysage ouvert.

Cet ensemble de quatre pièces forme donc un univers très particulier, un univers déconcertant, intrigant, envoûtant ou rebutant (parfois - selon les humeurs). Des proverbes souvent très abstraits, aérés et ouverts, mais toujours remplis d'une grande richesse musicale: richesse des interactions et des trouvailles sonores. Un objet vraiment singulier qui ne se laisse peut-être pas facilement appréhendé mais vaut le coup d'oreille.

Tracklist: 01-Même les singes tombrent dans les arbres / 02-Le coassement des grenouilles n'empêche pas l'éléphant de noire / 03-Le tigre aussi a besoin de sommeil / 04-Qui voit le ciel dans l'eau, voit les poissons sur les arbres

Wozzeck - Act III: Comics (Intonema, 2011)


Ilia Belorukov: saxophones alto & baryton
Mikhail Ershov: basse électrique
featuring:
Dmitriy Vediashkin: guitare électrique
remix:
Arturas Bumšteinas: violon, synthétiseurs, looper, laptop
Piotr Kurek: clarinette, modular synthesizer, orgue électrique, laptop
A l'origine, Wozzeck est un duo composé de deux jeunes musiciens originaires de Saint-Pétersbourg: le bassiste Mikhail Ershov et le saxophoniste Ilia Belorukov, qui gère également le label Intonema. Quatre invités sont également présents sur cette courte pièce de 25 minutes, ainsi que deux autres musiciens qui nous offrent une interprétation singulière de l'Act III: Arturas Bumšteinas et Piotr Kurek.

Victor Melamed a dessiné pour ce disque une courte mais belle BD qui forme l'unique livret et dénote très bien l'ambiance générale d'Act III: Comics. 47 cases éclatées, sombres, violentes et hystériques qui correspondent aux 47 parties d'Act III: Comics. A la manière de Fantomas ou Naked City dans les années 90, Wozzeck se situe dans un univers visuel sombre et parfois glauque, proche de la pub (malsaine) par son côté éclaté, éphémère et évanescent, ou des comics américains par son aspect sombre, violent et électrique. Il y a quelque chose de très figuratif et narratif dans la mesure où chaque partie correspond exactement à chaque case du livret, mais la figuration tend aussi vers l'abstraction grâce à l'utilisation de techniques étendues, l'éclatement des formes et la durée très courte de chaque partie, une musique qui trouve un bon équilibre donc entre l'abstraction et la figuration, notamment grâce à la narration. Ainsi cette musique peut aussi bien être très intense, notamment quand elle vogue entre le free punk et la noise, mais les brusques interruptions qui l'entrainent parfois vers un ambient minimaliste sans envergure peuvent tout aussi bien être très soporifiques, des enchainements qui peuvent donc être aussi entrainants que fatigants.
Quant au "remix", il nous ramène encore 10 ans plus tôt avec ses nappes au synthétiseur qui ne sont pas sans rappeler les musiques de Werner Herzog. Mais il y a vraiment peu de choses en commun avec la musique de Wozzeck à proprement parler; ici nous avons plutôt affaire à une pièce continue et ininterrompue de 10 minutes, entre ambient, post rock, musique minimaliste et EAI. Une pièce singulière qui se déploie dans un univers sensible et original, mais surtout, qui tend à rééquilibrer la tension du zapping précédent. Bumšteinas et Kurek agissent par nappes douces, sensibles et émotives, parfois apaisantes et relaxantes même, mais en étant aussi sombres et inquiétantes parfois.

Wozzeck, en se situant dans la continuité des zappings omniprésents il y a une dizaine d'années, a malheureusement conservé les défauts de ces derniers: comme l'inégalité et la lassitude due au manque de déploiement du matériau sonore. Ceci-dit, il y a tout de même un aspect innovant et rafraichissant dans la volonté de s'écarter de l'univers cinématographique pour plutôt s'approcher de la BD ou des comics. Autre point important je crois: si je disais que les techniques étendues tendent vers l'abstraction, le talent de ces musiciens réside aussi dans l'utilisation figurative de ces techniques car chaque son est intégré à une trame narrative qui lui redonne un aspect concret et réaliste; en ce sens Wozzeck offre une nouvelle vie, plus humaine et musicale, à ces techniques.
Tracklist: 01-Act III: Comics / 02-Act III: Remix

Hans Koch, Thomas Rohrer, Antonio Panda Gianfratti - Aicó (Creative Sources, 2011)


Hans Koch: saxophone soprano, clarinette basse
Thomas Rohrer: violon, saxophones soprano & mélodique
Antonio Panda Gianfratti: percussions

Aicó rassemble trois musiciens issus d'horizons différents, tout d'abord: Hans Koch, clarinettiste suisse très remarqué depuis les années 80, notamment pour sa présence au sein de l'Hardcore Chamber Music (trio qu'il fonde avec Fredy Studer et Martin Schütz), puis Thomas Rohrer et Antonio Panda Gianfratti, deux artistes brésiliens que j'entends pour la première fois. Bien sûr, ces trois pièces sont aventureuses et originales comme la plupart des publications de Creative Sources, mais elles possèdent surtout une énergie remarquable et un son magnifique comme on a que trop rarement l'occasion de l'entendre.

La première pièce d'Aicó forme un dialogue énergique entre les deux vents et la batterie, un dialogue puissant qui se rapproche du free jazz par l'intensité, et du réductionnisme par la richesse du timbre et l'utilisation de diverses techniques étendues (souffle continu, slap, multiphoniques). Aucune contrainte ne semble entachée l'énergie de cette pièce, l'espace sonore -vaste et aéré- est formé de phrases rythmiques, mélodiques, abstraites, dialogiques, où l'immense spontanéité de chacun n'est limitée que par l'écoute et l'attention à l'autre. Progressivement, les interventions se font de plus en plus condensées, puissantes et intenses, jusqu'à ce que la tension atteigne une force décuplée par la présence joyeuse qui affecte ce trio.

La deuxième pièce se déploie quant à elle en trois temps durant 25 minutes. La première partie se compose de strates abstraites qui se superposent et s'enchevêtrent: harmoniques, cymbales frottées et souffles vivent en symbiose dans un son unifié et une dynamique homogène qui laisse place à l'individualité de chacun: un véritable processus d'individuation au sein d'une musique communautaire. Les percussions se retirent alors progressivement pour laisser place à un duo aux allures ornithologiques fait de pépiements, de hululements et de cris de toutes sortes. L'homogénéité se trouve alors éclatée par les deux souffleurs qui créent durant cet deuxième tiers un pic aussi intense qu'aigu, aussi puissant que dispersé, tout en se maintenant dans un équilibre cohérent, tel un plateau escarpé au sommet d'une colline. Pour poursuivre cette analogie -aussi fumeuse soit-elle-, je dirai que la troisième partie est une redescente dangereuse et ardue vers la vallée. En fait, l'homogénéité et la dispersion des précédentes dynamiques fusionnent dans ce mouvement au dénivelé stable mais plein d'anfractuosités hétérogènes. La progression vers le silence et l'apaisement de la tension est régulière certes, mais la descente n'en est pas moins escarpée et mouvementée, l'unité du timbre est maintenue à travers la diversité des dynamiques et des énergies parfois volatiles.

Ce long mouvement paraît avoir laissé des séquelles sur la troisième pièce, également construite sur des nappes unifiées par leur caractère lisse et arythmique, mais quand même et toujours escarpées dans leurs mouvements. Il y a encore le même équilibre entre les trois individualités, mais la tendance à l'abstraction devient proéminente et ressert et tend l'espace. Tensions qui s'équilibrent néanmoins, car si l'interaction entre les différentes strates peut parfois être extrêmement tendue, le son global flotte plutôt dans un apaisement singulier et une sorte de satisfaction empreinte de plénitude, caractéristiques certainement dues en grande partie à la notion primordiale et fondamentale d'équilibre, très justement mise en œuvre durant ces trois pièces.

Aicó rassemble donc trois pièces variées, ouvertes et riches aussi bien dans leurs dynamiques et leurs mouvements que dans les formes de tensions et/ou d'équilibres, mais également, et surtout, dans les recherches sonores et musicales à l’œuvre dans l'exploration du timbre et des formes /structures possibles de dialogues, d'écoutes et de réponses, d'interactions interindividuelles et communautaires. Dans leur équilibre et leur joie, ces trois pièces semblent alors atteindre une forme de béatitude et de plénitude (complètement immanente à la musique) rarement présente dans l'improvisation qui se caractérise trop souvent par l'instabilité et une forte tension proéminente. Recommandé!

Alessandro Bosetti - Royals (Monotype, 2011)


Alessandro Bosetti: compositions, textes, voix, électronique, field-recordings, wurlitzer piano, soprano saxophone, guitare, harpe, etc.
Fernandah Farah, Ksenija Stevanovic, Christopher Williams: voices
Rozemarie Heggen: contrebasse

Le compositeur d'origine milanaise est surtout connu pour ses collaborations au soprano dans le domaine de la musique improvisée, notamment aux côtés de Michel Doneda, d'Anette Krebs, Peter Kowald ou encore au sein du collectif Phosphor. Mais attention, lorsque Bosetti quitte son saxophone et écrit, la démarche est radicalement différente et n'a franchement rien à voir avec l'improvisation. Royals, également publié par le label polonais Monotype, rassemble trois nouvelles pièces, toutes axées sur une obsession propre à Bosetti: le rapport entre musique et langage.

Je ne ferai pas un détail de chacune des pièces, car elles sont toutes assez proches dans l'intention, et diffèrent surtout dans la structure formelle. Au commencement donc, le Verbe, matériau fondamental de ces trois pièces: des boucles de paroles, des dialogues, des traductions de poèmes, etc. Le discours oral sous différentes formes: littéraires, dialogiques, monologiques, et enfin, surtout musicales. Car le but de ces trois pièces est certainement, en premier lieu, de faire surgir la musicalité, à travers les intonations et le rythme, inhérente à toute forme de langage oral. Ainsi, Bosetti dédouble le discours en l'accompagnant d'instruments à l'unisson avec la voix, les voix. Les trois pièces offrent une prosodie parfaite où la musique se calque intégralement à la voix pour mieux en déployer l'essence musicale. Mais à l'inverse, la musique peut aussi servir de contrepoint et elle acquiert dès lors une signification extra-musicale, une signification qui prend corps par la relation au texte. Le verbe devient musique, et inversement, la musique se fait verbe. Royals réunit trois polyphonies prosodiques où langage et musique se confrontent et se recoupent, trois pièces qui déploient les points de fuite et de rencontre entre ces deux modes d'expression.

Concrètement, comment Bosetti arrive-t-il à ces résultats? Il y a tout d'abord les unissons omniprésents entre la voix et la musique, quand le texte devient mélodie et la musique langage. Il y a aussi les contrepoints dramatiques et sémantiques comme je viens de le noter. Sans oublier un entrelacement assez fréquent des voix qui se superposent, s'enchevêtrent et s'imbriquent, en plus de la musique qui tente de les soutenir. Mais pour ne rien rater, Bosetti créé souvent des boucles, une phrase est inlassablement répétée, à outrance, jusqu'à ce qu'on puisse réellement en saisir les propriétés musicales sans être gêné par le sens qui de toute façon s'évanouit, ce pourquoi il peut comparer sa musique à des formes de mantras: le langage devient en effet véritablement envoutant et nous submerge grâce à son rythme et sa mélodie. Ensuite, le sens, qui le préoccupe aussi grandement: déployé selon plusieurs modes (le dialogue rationnel, le monologue, la récitation, la traduction, ou l'incompréhension mutuelle), il affecte insensiblement et progressivement la musicalité, et pour ne pas qu'il absorbe trop l'auditeur donc, Bosetti le contourne par la répétition, le détournement ou le contournement par la submersion dans la mélodie. En somme, un mélange inextricable de sens et de musique.

Si les compositions peuvent rappeler la musique minimaliste de Terry Riley, on entend de nombreuses cellules répétées en boucle qui se construisent et se déconstruisent progressivement, et les textes les performances récentes de poésie sonore, le mélange des deux ne ressemble à rien de commun. Trois compositions écrites dans un style sauvagement original et passionnant, qui posent des questions essentielles à la compréhension de la musique et offrent des possibilités inouïes. Les potentialités ouvertes par cette approche de la musique (entre" composition musicale, chanson, poésie, essai littéraire et mantra athée") semblent infinies et peuvent explorer un territoire véritablement neuf et frais, même s'il rappelle quelque fois les recherches de Berio lorsqu'il écrivait sa Sinfonia ou encore Laborintus II par exemple. En tout cas, impossible de décrocher de ce disque, je me suis retrouvé complètement charmé, au sens magique, par cette exploration interstitielle des rapports entre musique et langage. Je suis totalement envoûté par cette polyphonie passionnante qui réussit pleinement à déployer la sémantique propre à la musique et la musicalité propre au langage. Magnifique!

Tracklist: 01-Gloriously Repeating / 02-Life Expectations (d'après un texte de Chris Heenan et Fernanda Farah) / 03-Dead Man (d'après des vers de W.G. Sebald tirés de After Nature)

Lasse Marhaug & Mark Wastell - Kiss Of Acid (Monotype, 2011)


Lasse Marhaug: ordinateur, composition
Mark Wastell: pré-enregistrements

Si la figure légendaire de Merzbow s'impose constamment comme le totem de la noise, une autre figure ne se laisse pas éclipser et domine la scène scandinave: Lasse Marhaug, membre du duo Jazkamer et fondateur du label norvégien Pica Disk. Monotype vient donc de publier une de ses œuvres en compagnie du violoncelliste Mark Wastell, moins prolixe et plus discret (même si on peut trouver pas mal de pièces auxquelles il participe chez Another Timbre notamment), qui s'occupe uniquement de field-recordings ici.

Kiss Of Acid est donc une sorte de drone composé par Marhaug, un drone lourd mais instable, qui à tout moment peut se submerger  dans le silence pour brusquement émerger quelques secondes plus tard, ou ressurgir imperceptiblement, avec peine. On se trouve donc en plein territoire à tendance ambient et minimaliste, chaque texture se déploie et évolue très lentement: la perception s'aiguise dans cet espace nuageux et flottant. Un album qui demande pas mal d'attention pour bien saisir les interventions de Wastell, souvent sourdes ou noyées dans les nappes de Marhaug, et qui apparaissent quelque fois de manière inattendues et imperceptibles. Kiss Of Acid, une sorte d'hallucination comme son titre l'indique, qui nous fait vivre le rythme du corps à travers les enregistrements de tam tam, mais qui nous fait aussi vivre l'hallucination même à travers la distorsion du temps et de l'espace que nous font subir des longues nappes lisses qui sont modulées selon une pulsation organique, pas vraiment pulsée donc, selon un mouvement proche du vertige ou des marées.

Peut-être pas psychédélique, mais quand même. Avec ses cloches, ses tambours, ses flûtes au bord du souffle, et ses drones, Kiss Of Acid nous plonge dans un univers mystique et hallucinogène, moulé dans une structure ésotérique. Une structure qui nous amène au cœur du son comme du silence, au cœur donc du vide comme du  plein, de l'espace et du néant. Car tous les sons ont l'air irrésistiblement attirés par le silence dans lequel ils finissent souvent par plongés, la présence du silence est constante même quand le son est au plus fort. Kiss Of Acid apparaît alors comme une sorte de dialectique mystique du bruit et du silence, Marhaug et Wastell semblent atteindre la béatitude lorsqu'ils réussissent pleinement à faire simultanément vivre les contraires. Une teinte de taoïsme donc, ainsi qu'une teinte d'ésotérisme plus une de musique bruitiste et d'ambient, beaucoup de contemplation et de méditation, voilà à quoi peuvent ressembler les couleurs de cette unique pièce de 40 minutes.

Un album méditatif, beau, chaleureux et original qui nous fait voler dans des espaces nouveaux, teintés de religion et de mysticisme, de dialectique et d'ésotérisme. Une hallucination qui atteint la plénitude de l'être à travers la communion des contraires et la sensibilité à l'homme, au cosmos et à l'être.

Masami Akita, Mats Gustafsson, Jim O'Rourke - One Bird, Two Bird (Mego, 2011)



Masami Akita: électronique
Mats Gustafsson: saxophone
Jim O'Rourke: guitare

Sur ce vinyle, les éditions Mego réunissent trois géants, trois monstres de la musique expérimentale: Masami Akita aka Merzbow, le mastodonte qui domine la scène bruitiste ou harsh noise depuis 30 ans, Mats Gustafsson, figure maintenant légendaire du free jazz bercé par la musique punk, et Jim O'Rourke, célèbre guitariste de la scène noise rock surtout connu pour ses collaborations avec Sonic Youth.

Dès lors, qu'est-ce qu'on est en droit d'attendre d'une telle réunion? Et bien: du bruit. Et du bruit on en a, à foison même, du bruit violent, agressif, extrême et radical. Les larsens de guitare s'allient aux cris stridents et aux hurlements rauques et graves du saxophone, et cette alliance est constamment basée sur une couche faite de fréquences saturées ou de bruit blanc. Les deux pièces sont d'une violence inhumaine, une rage au-delà de l'individu, une haine historique qui se transmet à travers l'espèce entière explose à travers ce mur de son, un mur intègre dans sa virulence. Pas de quartiers, nos trois compères ne font pas de compromis, et ils savent imposer et souffrir une musique réellement  cathartique et exutoire qui ne ménage pas l'auditeur. L'improvisation est urgente, les sensations, aussi extrêmes soient-elles, sont omniprésentes, pesantes, et doivent à tout prix sortir de ces corps et de ces esprits meurtris.

Mais après, est-ce un de ces murs sonores tels ceux auxquels Merzbow nous habitués jusqu'à l'ennui (voire jusqu'à la nausée tellement la violence qu'ils atteignent parfois est insoutenable)? Non car il y a ces deux autres musiciens qui ont un langage, des histoires et des outils différents, et auxquels Masami Akita accorde autant de place que nécessaire. La tension est peut-être extrême, l'intensité débordante, l'équilibre entre les trois langages est juste, équitable, raisonnable, chacun a la place pour se libérer à sa manière tout en étant toujours soutenu, et chacun utilise son langage à l'intérieur d'un langage commun: la noise dans son état le plus violent et le plus extrême.

Deux pièces d'une intensité puissante, rare, deux pièces desservies par trois virtuoses aux langages multiples qui s'asservissent à l'urgence cathartique, à la libération d'une violence désespérée inhérente à l'espèce entière. One bird two bird, de par son énergie radicale, extirpe une rage enfouie en chacun de nous, la noise se fait instrument social au service d'une humanité submergée par des émotions terribles accumulées durant des millénaires de répression et d’asservissement.

Tracklist: 01-One Bird / 02-Two Bird

Hubbub - Whobub (Matchless, 2011)


Frédéric Blondy: piano
Bertrand Denzler: saxophone ténor
Jean-Luc Guionnet: saxophone alto
Jean-Sébastien Mariage: guitare
Edward Perraud: batterie, percussion

Whobub est le quatrième album du quintet français Hubbub, quintet qui regroupe quelques uns des plus grands virtuoses de la scène hexagonale, et qui est pour la troisième fois publié par le label anglais d'Eddie Prevost, Matchless. Double CD donc, qui regroupe environ 1h30 d'improvisations live enregistrées l'année dernière à quelques mois d’intervalle. Rien d'étonnant à ce qu'un membre d'AMM publie ces enregistrements d'ailleurs, étant donnée l'absence totale et radicale de hiérarchie dans cette formation: chaque musicien a bien une fonction à l'intérieur de la structure, mais chacun sait surtout s'intégrer complètement et se fondre, presque jusqu'à la dépersonnalisation, dans un son global, mais surtout, créatif et aventureux. Une musique holiste où chaque partie (sonore, individuelle, créative) est asservie au tout, à la musique, au son, à la création. Impossible dès lors de parler de free jazz, même si la plupart des musiciens présents dans ce disque participe activement à cette scène, car Hubbub ne libère pas le jazz, mais l'abolit en prenant l'exact contrepied de cette musique: la fin des solistes et de la hiérarchie (fonctionnaliste: soliste/harmonique/rythmique et musicale: écriture verticale) signe la fin du jazz et l'avènement d'une musique neuve et fraîche débarrassée de nombreuses contraintes.

90 minutes d’explorations soniques divisées en 3 pièces qui s'attachent toutes à déployer les interférences, comme on peut le voir dès la première piste. Sur ces 45 minutes, il n'est pas question de silence, le son est constant et omniprésent, chaque musicien intervient presque toujours. Aux premiers abords, le son est pesant tellement il est monolithique, mais dès que l'on se laisse prendre au jeu, le voyage devient intense, rassurant et poétique. Étonnamment, si le son est monolithique, il n'en est pas moins constitué de nombreuses strates qui agissent selon des dynamiques complètement différentes, mais qui se rejoignent constamment sans perdre de leur autonomie, ce qui permet de faire vivre cette musique, et ce qui nous donne cette sensation de respiration apaisée et de mouvement assuré et organique. Au milieu de la pièce, la tension devient débordante, exacerbée et finit par retomber dans des limbes sonores faites de drones, de nappes, de percussions, et des phrasés surgissent, les strates ne sont plus de longues nappes qui se fondent mais des interventions qui se confrontent. Dès lors, l'attention portée sur les interférences entre les différents univers sonores devient vraiment  proéminente, et surtout, réussie. Car en tant qu'auditeur, nous sommes toujours en attente, en attente d'une réponse, et on n'a plus d'autre choix que de suivre la trajectoire musicale d'Hubbub et de se laisser entraîner dans ce magnifique voyage, tant l'attente serait insoutenable si nous n'avions pas accès aux propositions musicales des instrumentistes. Hubbub pose la question de savoir ce qui peut surgir de la confrontation d'une mélodie au piano, d'une longue note au ténor, de multiphoniques à l'alto, de très légers sons percussifs et de notes indéterminées frottées à la guitare, le tout toujours fondu dans un timbre cohérent et unifié, dans un son monolithique sans être nécessairement fort, mais toujours puissant de par son unité. Il y a encore de nombreuses formes d'interventions, toujours acoustiques, selon des techniques souvent étendues, mais je ne crois pas que le timbre soit l'intérêt principal de cet enregistrement, car même s'il est original et intense, le plus intéressant réside plutôt dans l'exploration des interférences entre les différents univers sonores, exploration qui nous amène dans des contrées vraiment inattendues, fortes, belles et intenses.

Durant ces trois pièces, on peut ressentir les mêmes étranges sensations qui nous assaillent devant un tableau de Kandinsky: Whobub anime des couches sonores en les interpénétrant et les superposant, la vie prend forme dans la rencontre et la confrontation entre différents éléments, comme elle prend forme, chez Kandinsky qui n'est pas sans s'inspirer des formes musicales, dans la superposition des formes géométriques et des couches de couleurs pures. Et si ces éléments pouvaient être rugueux et tendus pendant la première pièce, le deuxième set propose une musique beaucoup plus lisse et détendue. L'exploration se fait plus apaisante car elle est accompagné d'éléments connus, donc rassurants, tel ce riff de guitare, consonant et pulsé, et ces répétitions régulières, presque incantatoires, d'une note au piano, les attaques des vents sont souples et légères, jamais agressives, tout devient plus léger. Au fur et à mesure, l'espace tend même à se détendre et à s'aérer, et le terrain créé devient alors apaisant, on se laisse porter et bercer par des flots soniques, maternels et océaniques; apaisants, relaxants et oniriques donc. La simplicité ne cache pas la richesse des textures et la transparence des structures, on sait où on est et où on va, Whobub a aussi quelque chose de rassurant dans son exploration de territoires vierges. Et à l'intérieur de ce territoire, chacun trouve sa place, et laisse de l'espace à l'autre: une musique égalitaire et communautaire à l'image des idéaux d'AMM. Un espace où se développe des potentialités interstitielles infinies et surtout magnifique. Chaque interférence déploie un univers nouveau, souvent mélancolique, parfois pesant, mais toujours vivant et organique, un espace proche des abysses musicaux. Un espace profond, inexploré et qui peut paraître hostile étant donné l'attention et la disponibilité qu'il requiert, cependant ces abysses sont prêts à révéler des incongruités et à déployer des phénomènes paranormaux totalement inouïs et toujours surprenant. Trois sets qui sont bien loin d'être dans l'urgence des réactions et des réponses spontanés, qui sont plutôt dans la contemplation, l'étonnement et l'attention de qui se peut se passer, se passe et ne se passe pas, lorsque différents éléments, de quelque nature qu'ils soient, se rencontrent. Et le quintet Hubbub sait toujours prendre le temps nécessaire au déploiement de la richesse de chaque interaction, lorsqu'elle en vaut la peine.

Whobub réunit donc trois splendides pièces qui forment une musique nouvelle aux potentialités extrêmement riches. Un territoire abyssal radicalement riche et excitant où se déploie une musique égalitaire et sensible, un monde où les oppositions entre écriture et improvisation, entre soliste et accompagnement, n'ont plus de sens et sont abolies, intégrées et dépassées. Une musique minimaliste, concentrée, complexe, sensible, profonde, neuve et belle qui touche profondément l'auditeur au-delà de toute raison, qui atteint notre être au-delà de notre humanité: une musique vivante et cosmique. Whobub est un chef d’œuvre, à écouter absolument!

Tracklist: 01-WHO / 02-BUB 1 / 03-BUB 2

Valerio Tricoli & Thomas Ankersmit - Forma II (PAN, 2011)





 Thomas Ankersmit & Valerio Tricoli: serge analogue modular synthesizer, alto saxophone, guitar pickups, holosonic speakers, revox tape recorder, walkman, computer

Si Ankersmit et Tricoli collaborent ensemble depuis pas mal de temps déjà, c'est la première fois qu'un disque de leur duo sort, sortie assurée par un label berlinois spécialisé dans les musiques électroniques, PAN Records. Forma II est une suite de cinq pièces électroacoustiques enregistrées entre 2008 et 2010, cinq pièces diversifiées et originales. Les deux comparses utilisent effectivement une palette d'instruments assez impressionnante et surtout très riche, et cette palette contribue fortement à l'originalité de ces enregistrements.

On l'avait déjà remarqué, Ankersmit aime confronter et superposer des strates de natures différentes: ici ce sont des saturations électroniques qui se placent sur des nappes analogiques (synthétiseur) ou acoustiques (saxophone). Des couches se forment sans cesse, les drones sont omniprésents, mais cette monotonie est constamment équilibrée par des intrusions de toutes sortes, des phénomènes sonores inattendus comme des courts crépitements, grésillements ou larsens. Des drones imposants qui se meuvent sur des territoires microtonaux attirent des sons évanescents par leur brièveté, mais consistant de par leur agressivité et leur intrusion toujours surprenante. Mais c'est aussi un espace saturé de sons qui s'oppose parfois à un espace vide et désolé, rempli de silence et de concentration, de médiation et de contemplation: l'étonnement devant le phénomène sonore l'emporte sur l'expression musicale, et les musiciens autrichiens et italiens se laissent guider par le son qui tend à devenir autonome. Ce qui fait que ces pièces peuvent aussi paraître impersonnelles, apathiques et inertes, alors même que la musique est réellement vivante, que les formes et les sons évoluent constamment dans un milieu chaleureux et organique.

En tout cas, sur l'ensemble du disque, l'écoute entre les deux partenaires est sensationnelle, on sent le fruit maturé d'une longue et intense (surtout) collaboration. Même si l'on perçoit régulièrement la présence de deux personnes, il est dur de savoir qui fait quoi, comment et où, le son est vraiment unifié, les intentions sont les mêmes pour chacun, et tous deux savent se fondre dans la structure et le timbre recherchés. Et même si les intentions ne sont pas toujours évidentes pour l'auditeur, elles le sont sans aucun doute pour les musiciens qui n'ont pas à se confronter sur ce terrain. Les interventions électroniques et numériques se fondent constamment dans les synthétiseurs et le saxophone, éléments sous-jacents mais omniprésents. De plus, grâce à ces mélanges et ces confrontations, les textures sont excessivement riches, profondes et vivantes: derrière l'aspect flottant et monotone se cache l'immensité d'un océan de timbres potentiels et/ou actuels.

Un dernier mot sur la pièce qui clôt cette série d'enregistrements, la magnifique Takht-e Tâvus. Ici, l'influence de Phill Niblock, pape du drone avec qui collabore encore régulièrement Thomas Ankersmit, est claire, et je devrais même plutôt parler d'affiliation que d'influence tant la similitude est frappante. Ce long drone est de loin la pièce la plus intense grâce à sa simplicité, et la plus riche, malgré sa simplicité... Ce n'est qu'une superposition de pistes enregistrées principalement au saxophone, certes, mais qui se déploie aux côtés de quelques couches analogiques et saturées. Un drone intense et extrêmement puissant, qui atteint une profondeur envoutante et magnifique.

Même si ces cinq pièces sont inégales et peuvent parfois être monotones ou instables, elles offrent toutes un intérêt certain, tant au niveau de la richesse des textures que de l'agencement des différents matériaux, aussi hétéroclites qu'ils soient. Matériaux qui s'agencent jusque sur la pochette où une jaquette transparente ornée de quelques motifs géométriques d'un bleu trop pur se superpose à une photo en noir et blanc, au grain riche, d'un paon, sur le digipack. Néanmoins, Forma II reste un bel exemple réussi d'architecture et d'exploration sonore.

Tracklist: 01-Zwerm voor Tithonus / 02-Brent Mini / 03-Hunt / 04-Plague #7 / 05-Takht-e Tâvus

Jakob Riis - No Denmark (Olof Bright, 2010)


Jakob Riis: laptop
avec
Christine Sehnaoui Abdelnour: saxophone alto (piste 1)
Anders Lindsjö: guitare acoustique (piste2)
Mats Gustafsson: saxophone baryton (piste 4)
Per Svensson: guitare électrique (piste 5)

Jakob Riis, tromboniste et musicien électroacoustique d'origine danoise que j'entends pour la première fois, a enregistré quatre duos et un solo entre 2007 et 2008, publiés tous les cinq sur le label suédois de Mats Gustasson, Olof Bright. L'artiste danois s'associe ici à trois suédois, le saxophoniste Mats Gustafsson et les deux guitaristes Anders Lindsjö et Per Svensson que je n'avais encore jamais entendus non plus, ainsi qu'à la saxophoniste Christine Sehnaoui Abdelnour.

Dans un premier temps, Jakob Riis est accompagné par des saxophonistes, notamment, sur No soil, d'une des plus grandes aventurières et exploratrices de cet instrument, la franco-libanaise Christine Sehnaoui Abdelnour. Le saxophone crépite et se gargarise, souffle et salive se mêlent à un kaléidoscope de bruits numériques et synthétiques qui fusionnent indistinctement avec les sons acoustiques. Un territoire riche et vaste caractérisé par l'inouï et une entente parfaite où chacun déploie les potentialités musicales de son partenaire à l'intérieur de cette pièce organique et vitale, pleine de reliefs et de rebondissements qui arrivent sans fractures, par glissements.
No sea, pièce à laquelle participe Mats Gustafsson, commence avec des slaps et des bruits de clés, ainsi qu'avec des bruits mécaniques et artisanaux qui ne sont pas sans évoquer des ressorts et des machines à écrire. Puis les sons s'allongent, l'aspect percussif s'estompe pour progressivement se transformer en drone, drone qui lui-même s'amplifie et s'enrichit jusqu'à la saturation. Une fois que la masse sonore est bien compacte et intense, une nappe basse détend l'atmosphère pour laisser l'espace se dilater dans des sons épiphénoménaux et indistincts, percussifs et indéterminés.

Sur No sky, l'atmosphère violente et industrielle n'a plus rien à voir. Jakob Riis pose un mur de son parfois proche du bruit blanc, aux limites de la harsh noise ou en plein dedans. Anders Lindsjö, à côté, à l'opposé, frotte et pince et plaque des notes ou des accords étouffés, secs, percussifs et espacés par rapport au mur pachydermique de Riis. Opposition frontale et inconciliable qui atteint une tension insurmontable: une expérience extrême ornée d'un talent unique et original à la guitare. La froideur et l'abstraction de Lindsjö se fondent néanmoins très bien dans cette épopée bruitiste, tout en ajoutant une autre forme de tension qui n'est pas sans aider à faire vivre ce mur de bruit.
Pour No sun, Jakob Riis s'associe à l'artiste Per Svensson. Un solo de guitare spacieux et flottant, progressif et psychédélique, est superposé à un drone grave, pesant et immuable. La confrontation est nette et sans concession entre l'inertie et l'apathie du drone d'un côté, et la sensibilité comme la chaleur du guitariste de l'autre côté. Les problèmes de dynamique se résolvent alors dans le timbre, terrain transversal d'entente entre les deux artistes qui sont sans cesse en quête d'un son commun où ils peuvent se réunir tout en maintenant leurs propositions initiales. Sauf que Jakob Riis finit par laisser son drone éclater, il explose et laisse Svensson se fondre dans la texture sonore, dépourvue des émotions et de l'aspect rock peut-être, mais totalement intégrée, grâce aux pédales d'effets notamment, dans la nouvelle dynamique proposée par Riis.

Quelques mots pour finir sur No Denmark, pièce centrale, axe de ce disque symétrique, jouée cette fois en solo par Jakob Riis. Les premiers sons rappellent les frottements d'archets sur cymbales ou le timbre des caisses claires; on perçoit vite l'intérêt que Riis porte à la richesse harmonique des timbres acoustiques, ce pourquoi il s'est entouré d'instrumentistes. Mais la reproduction pure et simple de ce timbre ne l'intéresse pas outre mesure, c'est plutôt la confrontation et l'imbrication avec l'électronique qui l'attire. Une pièce aux allures électroacoustiques où deux univers s'attirent et se révulsent comme des aimants, à l'image du disque entier. Comme sur la pochette où la ligne d'horizon est déterminée par la rencontre entre la mer et un port industriel, Jakob Riis aime confronter l'organique au mécanique, l'art à l'industrie, la nature à la culture; il s'attache ainsi à travailler et déployer des points de fuite qui traversent ces binômes pour les assembler en les confrontant. Un disque composé de nombreuses dynamiques qui s'enchainent sans fractures, où une certaine unité est conservée par la personnalité de Jakob Riis malgré la diversité des collaborations et des associations. No Denmark propose des solutions intéressantes aux tensions entre l'électronique et l'acoustique à travers des dynamiques diversifiées, assez intenses et donc plutôt prenantes. Original, riche, personnel et intéressant, à écouter.

Tracklist: 01-No Soil / 02-No Sky / 03-No Denmark / 04-No Sea / 05-No Sun