Anthea Caddy & Magda Mays / Olaf Rupp

Spécialisé dans les musiques improvisées, Dromos est un label portugais original qui propose à un artiste plasticien différent à chaque publication de créer les "pochettes" comme il l'entend. Les deux dernières, à l'occasion de la sortie d'un duo de Magda Mayas et Anthea Caddy et d'un solo d'Olaf Rupp, toutes uniques et différentes, sont composées de matériaux divers comme des morceaux de cuir ou une membrane d'encre de Chine par exemple. Pour les curieux, différents modèles ainsi que des extraits musicaux sont accessibles sur le site de Dromos.

Anthea Caddy/Magda Mayas - Schatten (Dromos, 2011)

Outre la singularité des "boîtiers", Dromos publie également des enregistrements atypiques et originaux. Schatten par exemple regroupe trois improvisations de la violoncelliste Anthea Caddy et de la pianiste désormais célèbre Magda Mayas, livrées dans une création aux aspects bruts et rugueux de Nádia Duvall. Trois pièces donc où se superposent des textures nouvelles et des timbres originaux, la palette de sons est très large et forme comme une série de tableaux sonores minimalistes où se succèdent des couleurs qui diffèrent selon la dynamique. La plupart du temps, on reconnaît encore les instruments, mais la fusion est quand même si bien réussie entre les deux musiciennes qu'on a du mal à simplement souhaiter les distinguer. En fait, la distinction est possible dans la mesure où le duo Caddy/Mayas fusionne uniquement au niveau de la dynamique, tout en produisant des textures différentes, ou même opposées.

Trois pièces denses et riches, aux couleurs singulières et atypiques d'où surgissent toujours des dynamiques communes malgré l'opposition de timbres et de modes de jeu (ostinato contre bourdon, rythmique contre lisse, bruits contre notes). Il n'y a rien de révolutionnaire dans cette approche dynamique de l'interaction entre les musiciens, mais Schatten vaut tout de même le coup pour l'objet qu'il constitue d'une part, et surtout je pense pour l'originalité des textures, mais également pour l'intensité, la précision, et la sensibilité de l'interaction entre les deux musiciennes.

Olaf Rupp - AuldLangSyne (Dromos, 2011)

J'ai déjà écrit une chronique sur un trio avec Olaf Rupp en compagnie de Tony Buck et Joe Williamson il y a un mois ici même. Je disais avoir eu la sensation d'entendre grouiller une nuée d'insectes, et en écoutant ce solo d'Olaf Rupp, je comprends maintenant que cette sensation venait principalement de ce guitariste. AuldLangSyne est une suite de neuf improvisations pour guitares acoustique et électrique selon les morceaux. Une suite très dense faite de clusters, d'une succession et d'une superposition de notes à une vitesse supersonique, notes séparées par des écarts vertigineux. Olaf Rupp ne rigole pas, les notes sont piquées et pincées, elles s'entremêlent avant même d'avoir eu le temps de résonner, on imagine facilement le front du guitariste en nage et les doigts en sang. Une technique de jeu virtuose et impressionnante certes, sauf que l'énergie maximale et hyperactive toujours déployée finit par lasser, la vitesse hystérique fatigue, tout comme l'absence de respiration et de relief.

Pas réussi à véritablement accroché malgré la singularité et la véritable fraicheur de la sonorité de Rupp. Trop monotone et plat à mon goût, AuldLangSyne m'a vite lassé et fatigué. Ceci-dit, les peintures sur cuir signées Antonio Peppe sont vraiment belles et ce mélange de gris et de noir urbains reflète plutôt bien l'atmosphère d'AuldLangSyne durant cette heure d'improvisation sur guitare verticale. Pour amateurs de guitare sensibles à la virtuosité et la rapidité, AuldLangSyne ravira peut-être les mélomanes avides de clusters et d'espaces sonores saturés.

eRikm & Norbert Möslang / Rhodri Davies & Mark Wastell / El Infierno Musical

eRikm / Norbert Möslang - Stodgy (Mikroton, 2011)

Stodgy, c'est trois pièces assez courtes enregistrées dans les années 2000 avec la moitié de poire_z, soit eRikm et Norbert Möslang (membre également de Voice Crack, le légendaire groupe d'improvisation noise suisse). J'ai presque envie de dire heureusement, ce disque n'est pas long, car les trois morceaux présentés ici sont violents, et n'offrent pas beaucoup de répit et/ou de repos aux auditeurs. Trente minutes de triturations électroniques et numériques, de larsens contrôlés et de crépitements assourdissants, de bruits blancs et de drones, de rythmiques proches du breakcore et du hardcore. Musique résiduelle en quelque sorte cette fois encore, une musique que l'on doit aux imperfections de toute sorte d'appareils pouvant multiplier les fréquences audibles ou non. eRikm muni d'un 3k-pad, de boucles numériques, et d'électroniques d'un côté, de l'autre, Möslang avec son installation électronique défaillante; le duo ne fait pas dans la dentelle mais tisse un réseau très dense de fréquences stridentes, grinçantes, violentes, puissantes et agressives, accompagnés parfois de souvenirs évanescents et dadaïstes de musiques de rave. C'est d'ailleurs ici que l'on reconnait le mieux eRikm et ses intenses collages hystériques et épileptiques.

Trois collages denses et intenses, d'une agressivité puissante, d'une violence exceptionnellement agréable, parfaitement mixés et masterisés par eRikm et Giuseppe Ielasi. Boucles, rythmiques, tissage nodal de fréquences stridentes et résiduelles, bruit blanc et larsens, s'enchaînent pendant trois morceaux avec une logique toujours surprenante, dans des structures rebondissantes et hyperactives. Recommandé!

Tracklist: 1-Stinger / 2-Aérolithe / 3-Micelle

Rhodri Davies/Mark Wastell - Live in Melbourne (Mikroton, 2011)

Par rapport au duo eRikm/Norbert Möslang, la musique proposée ici par le duo Davies/Wastell est déjà plus surprenante. Première trace publiée de leur collaboration, les deux musiciens quittent leur instrumentarium  habituel pour s'adonner à des expérimentations électroacoustiques: tandis que le harpiste Rhodri Davies use de l'électronique lo-fi, le violoncelliste Mark Wastell déploie un large éventail de sources sonores allant des lecteurs CD et MD aux micro-contacts et hauts-parleurs en passant par des céramiques, des cloches et des pré-enregistrements.

Les textures travaillées ici ne ressemblent donc pas à celles qu'ils pouvaient auparavant déployer aux côtés de John Butcher par exemple, mais quand même. La même attention est toujours portée à chaque couleur sonore considérée comme une matière physique à part entière, capable de produire de nouvelles formes de beauté et de poésie, mais également, et surtout, de musique. Plus précisément, ce Live est construit à partir d'une seule pièce continue d'une trentaine de minutes. Pas vraiment un drone, mais tout de même linéaire, cette pièce est composée de plusieurs séquences qui se succèdent, séquences souvent composées de matériaux discrets et subtils, de crépitements légers, de bourdons fantomatiques, de sons sans sources sonores, proches parfois des nouvelles formes d'improvisations électroacoustiques telles que les développent Ryu Hankil ou Richard Kamerman, mais ceci seulement au niveau du matériau sonore, et non au niveau de la structure moins fracturée et plus linéaire que chez ces derniers. Ceci-dit, il y a quand même de nombreuses séquences, mais qui s'enchaînent et se succèdent avec fluidité. Assez inégale à mon goût, cette pièce certainement improvisée a tout de même retenue mon attention pour le puissant crescendo final, cette coda intense et apocalyptique plutôt bouleversante, ainsi que pour de nombreuses textures et la sensibilité du dialogue.

Peut-être inégale, une pièce qui reste cependant riche de contrastes, de reliefs, et de trouvailles sonores et interactives. Riche et innovant, ce Live offre tout de même une musique curieuse et créative.

 El Infierno Musical - A tribute to Alejandra Panzarnik (Mikroton, 2011)

Encore plus surprenant que le duo Davies/Wastell:  le dernier projet de Christof Kurzmann, El Infierno Musical, hommage à la grande poète argentine, Alejandra Pizarnik. Le groupe est composé de Kurzmann à la voix, électronique (et saxophone alto puis guitare électrique sur deux pistes), Ken Vandermark au saxophone ténor, à la clarinette et à la clarinette basse, Eva Reiter à la viole de Gambe, Clayton Thomas à la contrebasse et Martin Brandlmayr à la batterie et au vibraphone. Chacun de ces musiciens est célèbre dans les milieux du free jazz et du réductionnisme, mais El Infierno Musical, contre toute attente, est un recueil de chansons tirées de l’œuvre éponyme de Pizarnik.

Évidemment, c'est plutôt déroutant au départ: Kurzmann scande des poèmes, les rythmiques sont discrètes, simples et précises, les solos de Vandermark sont très lyriques et mélodieux, la basse retrouve sa fonction harmonique et accompagnatrice, etc. A considérer cette suite comme une œuvre expérimentale, on ne peut que difficilement s'enthousiasmer, car Kurzmann utilise dans son écriture des langages connus de tous, plus qu'un pied de nez à l'improvisation non-idiomatique. Cependant, il faut considérer, il me semble, EIM comme une suite de chanson avant tout, et c'est à partir de ce point de vue que leur intérêt peut apparaître. Extérieurement à la musique, c'est déjà plus que surprenant d'entendre la plupart de ces musiciens interpréter des chansons, c'en est même presque ahurissant tellement on était habitué à autre chose. Quant à la musique, en-dehors de la voix de Kurzmann que je n'apprécie pas particulièrement, ça m'a paru très rafraichissant d'utiliser des techniques de jeux et d'écritures propres aux musiques improvisées (jazz, réductionnisme, free jazz) comme des improvisations collectives, des chorus où chaque instrument peut quitter sa fonction traditionnelle, aux musiques improvisées mais également à certaines musiques populaires (chanson, rock) comme des mesures en 4/4, des ostinatos, etc. Un grand coup de frais pour la chanson, mais surtout un pari très risqué pour ce type de musiciens qui n'arrivera pas forcément à convaincre leurs admirateurs habituels. En tout cas, l'accompagnement musical est simple, sobre, humble mais effectué avec précision, attention et sérieux, tandis que les séquences plus improvisées sont interprétées avec personnalité et chaleur.

Pour ce premier vinyle sur le label Mikroton (également disponible en CD), Kurzmann a su produire une musique très surprenante, et innovante, en revenant paradoxalement à une musique traditionnelle. Je ne pense pas que Panzarnik ait connu le free jazz, ni si elle était amatrice de musiques improvisées au sens large, donc au premier abord, ça me paraît judicieux de lui rendre hommage sous la forme de chansons tout en utilisant des techniques personnelles et créatives. Un album osé, franc, et aventureux - à sa manière - si simple, chaleureux et honnête qu'il pourrait paraître provocant... A l'image du collage influencé par Bosch qui orne la pochette: une curiosité!

Tracklist: 1-El infierno musical / 2-Ashes I / 3-Dianas tree / 4-Para Janis Joplin / 5-Cold in hand blues / 6-Ashes II

Keith Rowe & John Tilbury - E. E. Tension and Circumstance (Potlatch, 2011)

Depuis quelques semaines, j'écoute E. E. Tension and Circumstance assez régulièrement mais je ne sais pas trop quoi dire sur ce disque tant attendu, car j'y ai placé beaucoup trop d'attentes, et beaucoup de choses intelligentes ont déjà été écrites sur cette pièce (lire notamment les chroniques de Richard et Brian sur Just outside et The Watchful Ear). Indifférence, scepticisme, admiration et émerveillement se sont succédés selon les jours, mes humeurs, ma disponibilité, mon habitude et ma proximité vis-à-vis de cette pièce. Brièvement, résumons les circonstances de cet enregistrement, capitales dans ce disque, mais je conseillerais plutôt pour cela de lire la chronique de Brian sur Just outside. De la même manière que le magnifique Duos for Doris - publié en 2003 par Erstwhile - fut enregistré en France quelques jours après la mort de la mère de JT, Doris Tilbury, E. E. Tension and Circumstance a été enregistré en live aux Instants chavirés un an après la mort d'Eileen Elizabeth Rowe, la mère de KR. Quant aux dessins qui illustrent ce disque, ils sont du frère de KR, Milford, également décédé il y a quelques années. Tout ceci pour expliquer le titre de cette improvisation d'une heure qui peut, au premier abord, paraître assez énigmatique.

On l'imagine facilement, l'écoute de ce disque peut facilement nous plonger dans un état solennel et mélancolique, même si la musique en elle-même ne fait a priori rien pour susciter de telles émotions. C'est ici que ça devient intéressant d'ailleurs, voir comment le contexte et les circonstances peuvent produire des émotions totalement extérieures à la musique. Bien sûr, la subtilité, la délicatesse, et la précision parcimonieuse des accords plaqués ou arpégés de JT ont toujours eu quelque chose de très émouvant et d'intense, notamment grâce aux longues résonances fantomatiques qu'il laisse volontairement flotter. Mais lorsque ce même Tilbury en vient à frotter le cadre du piano, ou à plaquer des accords dissonants espacés par des intervalles de plus en plus longs, une tension rugueuse et insoutenable surgit, tension qui peut paraître décalée vis-à-vis de la volonté initiale de ce duo, qui est de rendre avant tout hommage à Eileen Elizabeth Rowe.

Pour moi, c'est tout de même JT qui fait toute la beauté et la puissance de ce duo, et même si j'admire énormément KR, je suis souvent un sceptique ou dubitatif face à sa musique. Du moins aux premières écoutes. Car en fait, il semblerait plutôt que l'intensité et la tension de cette pièce proviennent surtout et principalement de l'opposition entre les univers apparemment inconciliables (bien que KR et JT jouent ensemble depuis une quarantaine d'années...) des bribes mélodiques pointillistes de JT et des nappes rugueuses et électrique de KR. Ce dernier n'a jamais vraiment changer de techniques instrumentales et utilise le même matériel réduit depuis de nombreuses années: guitare sur table, sur laquelle il insère quelques objets motorisés, électronique rudimentaire et une radio. En ce sens, je pense que Keith est le père du réductionnisme, car avec le même dispositif assez simple, il a su produire au fil des années des musiques variées, notamment dans leurs intentions, dans leurs structures et leurs dynamiques. Ici, KR déploie des textures plutôt linéaires mais avec des ruptures d'intentions assez régulières, des textures franchement abrasives, comme une sorte de rouille sonore, assez industrielle encore une fois. Ça gratte, ça grésille, ça monte, ça hésite, ça submerge, ça disparaît: toutes sortes d'intentions musicales se succèdent avec discrétion et avec subtilité, sans fracture mais tout en sachant rompre la linéarité des nappes produites.

Et toutes ces intentions produisent des émotions vraiment variées et intenses, à chaque écoute différentes, selon notre niveau de réceptivité, de perceptibilité et de disponibilité. Les intentions sont multiples, et le réseau ainsi tissé est d'autant plus complexe que les deux musiciens paraissent jouer chacun de leur côté. Guitare et piano s'opposent et se confrontent, et c'est entre chacun qu'un territoire émotionnel inouï surgit. Pour une fois, la musique ne surgit pas de la symbiose entre deux individualités, mais du vide produit par l'opposition de deux mondes sonores la plupart du temps inconciliables.

E. E. Tension and Circumstance ne ressemble à rien, si ce n'est aux Duos for Doris, mais en moins minimaliste et étendu. Une pièce vraiment complexe et compliquée où les intentions se croisent et se confrontent pour produire des émotions véritablement interindividuelles, au sens où elles sont belles et bien le fruit de deux consciences distinctes et séparées. Je suis toujours surpris d'être étonné par KR en fait, comment un dispositif si simple peut-il produire et générer autant de musiques apparemment similaires, mais en réalité toujours nouvelles, créatives et étonnantes? Il me semble tout de même que le duo KR/JT soit aller encore plus loin dans la recherche d'un nouveau langage musical et d'une nouvelle approche de l'interaction entre les musiciens pour cet hommage exceptionnellement intense et puissant à la mère de Keith. Même si les circonstances qui ont fait naître cet enregistrement sont tristes, je suis vraiment heureux d'entendre une telle musique, et rassuré de savoir que l'inventivité est encore possible dans les musiques improvisées. Un disque hors du commun très hautement recommandé!

Nouvelles musiques coréennes

A la fin de l'année 2011, de nombreuses productions coréennes ont vu le jour, et une scène assez injustement méconnue pouvait une fois de plus exposer ses expérimentations, souvent radicales. Je n'ai pas pu tout écouter, et j'en chroniquerai seulement trois ici, mais je signale tout de même la sortie d'Inferior Sounds sur le label coréen Balloon & Needle par le trio Choi Joonyong/Hong Chulki/Ryu Hankil, ainsi que Sorefa, un solo de l'excellent saxophoniste Kang Tae Hwan sur le label Audioguy, et enfin 옆모습 (profile) par le trio Kim Taeyong/Lee Youngji/Ryu Hankil et 베케트의 타이피스트 (Beckett's Typist) par le duo lo wie/Ryu Hankil, tous les deux chez The Manual. Hormis Kang Tae Hwan, tous ces musiciens ont en commun une approche extrême et non-idiomatique de l'improvisation, une approche électroacoustique qui intègre de multiples sources sonores, parfois incongrues, comme la machine à écrire et les divers objets mécaniques de Ryu Hankil.

Hong Chulki, Jin Sangtae, Kevin Parks - 音影 (Celadon, 2011)

Celadon est un nouveau label coréen lancé par Bill Ashline, un label concentré sur les musiques improvisées et électroacoustiques coréennes, qu'on attendait depuis quelques temps pour compléter les publications de Balloon & Needle, The Manual et Audioguy. Ce label prometteur inaugure sa collection avec un trio surpuissant composé de Hong Chulki aux platines, de Jin Sangtae à l'ordinateur, et de Kevin Parks (américain émigré en Corée depuis le début des années 90), à la guitare et à l'électronique.

Comme son titre l'indique, 音影 (Eum-young, néologisme signifiant une forme sonore de clair/obscur) est une suite de pièces pleines de contrastes. Durant ces cinq improvisations, les trois musiciens peuvent parfois trifouiller en toute quiétude leurs instruments/machines/dispositifs, dans des expérimentations pleines d'attention au timbre et à l'espace; mais par moments, l'univers s'agite et les sons fusent dans une atmosphère quantique et apocalyptique. On ne sait jamais vraiment à quoi s'attendre, les tensions se résolvent de manière aléatoire, du bruit blanc succède à de légers parasites incompréhensibles. Je ne sais pas si l'on peut encore vraiment parler de structure quant à ces improvisations, la multitude d'intensités, de densités, semble se produire au gré de principes irrationnels et inaccessibles, un puissant larsen peut surgir d'un duo serein, des mélodies à la guitare ou des boucles informatiques s'insèrent également à certains moments au beau milieu d'un chaos indescriptible de sonorités souvent corrosives et abrasives. Timbres bruitistes et industriels, faits de faux-contacts et de vinyles défoncés, qui explorent un territoire sonore où les contrastes se soutiennent et s'aident mutuellement à se déployer, telles ces basses issues de câbles jack, basses ombragées qui supportent des larsens éclatants et lumineux. Mais ce sont également les sources sonores qui s'opposent et se complètent, la musique numérique de Jin Sangtae déploie les sonorités acoustiques des platines de Hong Chulki tandis que la guitare de Kevin Parks, par le biais de notes saturées un maximum ou de mélodies, approfondit le dialogue entre les trois sources opposées.

Une (non-)musique industrielle sans structure, à moins qu'elle soit noyée par son opacité, qui parvient à renouveler aussi bien l'improvisation que la noise. Inspiré par les compositions lumineuses visuelles, 音影 nous livre durant plus d'une heure une musique puissante et contrastée, dense, inouïe, et jouissive. Recommandé!

Deux plus: le mixage et le mastering assurés par Parks sont juste exceptionnels, il y a parfait équilibre et parfaite égalité entre chacun, tout en préservant les contrastes et les reliefs. Et la photo de couverture est juste hallucinante.

Jason Kahn/Ryu Hankil - Circle (Celadon, 2011)

Le label coréen de Bill a également publié Circle, simultanément à 音影, lors de l'inauguration de son catalogue. Sur ce double CD d'une heure trente, on retrouve l'américano-suisse Jason Kahn (percussions, mixeur, micro-contacts, radio) et une des principales figures des nouvelles musiques coréennes, Ryu Hankil (mécanismes et appareils divers, mixeur, micro-contacts).

Beaucoup plus aride, cette pièce divisée en deux parties de cinquante et quarante minutes requiert une attention et une disponibilité pas toujours facile à trouver. Circle est une pièce plutôt simple basée sur des bourdonnements, auxquels s'ajoutent les étranges moteurs mécaniques de Ryu Hankil, ainsi que de nombreux parasites de toutes sortes. Une pièce en somme très abstraite où le son acquiert facilement des dimensions physiques et visuelles; on a du mal à s'empêcher d'imaginer quels types de mécanismes a pu produire tel ostinato rythmique, quelle installation sonore a pu produire tel résonance fantomatique et inouïe. Comme sur 音影, les timbres déployés sur Circle ne ressemblent pas à grand chose, mais semblent tout de même beaucoup plus s'inspirer des musiques acoustiques. Ici, le duo n'hésite pas à se servir de percussions, à produire des pulsations et des sons déjà connus (on croirait même, à la trentième minute de la première partie, entendre le soprano de Stéphane Rives!). Il ne s'agit pas vraiment de créer un univers absolument nouveau qui n'offre aucun repère, mais de produire une pièce avec de nouveaux procédés instrumentaux sur une structure simple, souple, offrant une multitude de possibilités que le duo s'enthousiasme à saisir. L'omniprésence des bourdons pèse constamment, et donne à Circle une atmosphère apocalyptique et sombre, inquiétante et oppressante, que les différents rythmes déploient d'autant plus qu'ils ont souvent une sonorité proche d'une sorte de musique industrielle ou post-industrielle. Je notais déjà à propos du dernier solo de Kahn, Beautiful Ghost Wave, que le compositeur suisse semblait quitter le minimalisme pour aborder des compositions plus proche de l'architecture sonore. Cela semble se confirmer à nouveau sur Circle, également plus âpre et abrasif que ses précédentes œuvres, où une certaine forme de minimalisme semble laisser la place à une musique plus spontanée et moins formelle, une musique qui accorde beaucoup plus de place à l’interaction entre les couches sonores (notamment bourdons/nappes et pulsations/mécanismes). Il y a également de nombreux contrastes et différentes dynamiques abordés tout au long de Circle, mais de manière beaucoup plus douce et linéaire que sur 音影 qui favorisait les ruptures brutales.

Tout de même assez minimaliste, cette pièce où les idées qui se succèdent prennent une ampleur surprenante et s'étendent à travers des temps qui peuvent parfois paraître hors du commun, Circle reste cependant une pièce improvisée basée sur une nappe quelque peu agressive et surtout très intense, pas très dense et claire, mais qui sait d'une manière presque magique rester dans une atmosphère faite de calme et de quiétude, comme une lente contemplation d'une dégradation sonore. Après la longue tempête industrielle qui a aussi bien ravagé la Suisse que la Corée, ce duo s'approprie des débris de civilisation pour une œuvre aussi belle qu'exceptionnelle. Tout aussi réussi et original que son double 音影, Circle est hautement recommandé. Un grand merci à Bill Ashline et tous mes souhaits pour ce label très prometteur.


Choi Joonyong/Hong Chulki/Ryu Hankil - all Ears Festival for Improvisert Musikk 2011 (Audition, 2011)

Pour cette courte session d'une trentaine de minutes enregistrées durant un festival norvégien, aucun invité européen ou américain, le trio est seulement composé de trois des artistes les plus radicaux de la musique coréenne. Choi Joonyong aux lecteurs CD, Hong Chulki aux platines acoustiques, et Ryu Hankil à la machine à écrire (sic). Un live généreusement publié par les archives documentaires Audition, disponible gratuitement donc sur leur site web. Par rapport aux deux albums publiés chez Celadon (sur lesquels étaient également présents les deux premiers membres de ce trio), la musique produite ici est beaucoup plus extrême. La pièce présentée ici est véritablement abrasive, violente, urgente et puissante. Faux-contacts et larsens, irruptions de percussions, timbres industriels, numériques et électriques, grésillements, crépitements et ruptures. Une improvisation extrême et viscérale qui mène l'auditeur sur des terrains hostiles et apocalyptiques.

Une pièce très intense et dense qui prend l'auditeur aux tripes et produit une musique brutale, d'une énergie sauvage utilisant des techniques qui vont au-delà de la propreté et de l'imperfection. Le trio improvise sur des textures acides et résiduelles, sans aucun apport structurel, et fait très attention aux différentes interactions possibles entre les timbres et les dynamiques, interactions sur des modes fusionnels ou opposés.

En bref, une musique brute, primitive et sauvage tout en étant neuve et originale, une improvisation intense et violente. Recommandé!

Merzouga - Mekong Morning Glory (Gruenrekorder, 2011)

Merzouga est un duo de musiciens/compositeurs/ingénieurs du son germano-autrichiens, composé par Eva Pöpplein et Janko Hanushevsky. Leur dernier projet, Mekong Morning Glory, est une suite de tableaux de field-recordings enregistrés sur le fleuve Mekong, du Laos au Vietnam, en passant par le Cambodge. En plus des field-recordings à proprement parler, Janko Hanushevsky utilise également quelques procédés électroniques basés sur une basse électrique préparée. C'est peut-être d'ailleurs un des plus grands charmes de cette pièce de 50 minutes, car la connexion entre les sons glanés le long du fleuve asiatique, parfois ancestraux et immémoriaux, et les techniques basées sur une technologie très moderne employées par Hanushevsky, cette connexion donc est organique et symbiotique. Les ajouts musicaux et sonores sont plutôt utiles et fonctionnels, ils parviennent toujours à déployer une dimension propre au field-recording écouté. Par exemple, la basse sait faire ressortir l'aspect inquiétant d'une cascade ou d'une pluie qui pourrait potentiellement dévastée la région, ou un jeu proche du drone peut déployer l'aspect reposant et éternel d'une jungle, tout comme le caractère oppressant des villes industrielles et post-industrielles sera très bien mis en avant à la fin du disque.

Côté enregistrements, la palette de sons est incroyable. D'un côté, on a de l'eau bien évidemment, l'eau submergeante des cascades qui conclut le crescendo de la première moitié du disque, mais également le mouvement du Mekong qui se jette dans la mer. Merzouga a su diviser son parcours en plusieurs tableaux variés qui correspondent aux ambiances et aux régions traversées, et donc ces tableaux se composent parfois de nuées d'insectes, de bruissements de feuilles, d'enfants jouant sur les rives, de musiques traditionnelles, d'oiseaux, puis pour finir, l'inquiétante ville avec son chaos sonore de klaxons, de moteurs, de cris et de bonimenteurs, de machines, etc. En tout cas, le montage opéré par Merzouga est assez exceptionnel, chaque son est choisi selon ses qualités musicales, qualités ensuite déployées par les ajouts instrumentaux et électroniques, le collage entre les différents univers compose une suite de scènes qui évoquent aussi bien la diversité des paysages physiques et sonores rencontrés tout au long d'un des plus grands fleuves du monde, mais qui est surtout très bien construit musicalement (suite de crescendo et de tensions, mais également de nappes reposantes et de contrastes).

Je dis toujours que je n'aime pas vraiment les field-recordings, pour l’aspect figuratif qui cache trop souvent les qualités musicales du son, mais après Mekong Morning Glory, Nuit d'Eric Cordier et Seijiro Murayama, Standing Sitting d'Anne Guthrie et Punto Cero, Aragon de Luis tabuenca et Wade Matthews, quatre disques fantastiques sortis en une année, et basés sur des field-recordings, il va peut-être falloir que je pense sérieusement à revoir mon jugement. Merzouga a su ici explorer la puissance musicale d'enregistrements non-musicaux en les collant et les composant de manière précise et savante, de manière musicale en fait. Même si les enregistrements sont exceptionnellement évocateurs et figuratifs (on a réellement l'impression de longer le Mekong en une heure), ce tableau en apparence objectif est traversé par la subjectivité et les émotions propres au duo. Mekong Morning Glory donne le sentiment d'une œuvre aboutie et achevée, aussi poétique et musicale que documentaire. Très bon boulot!

Evan Parker/Zlatko Kaučič - Round about one o'clock (Not Two, 2011)

Dédicacé au saxophoniste anglais Mike "Ozzie" Osborne (rien à voir avec Black Sabbath, Osborne est plus connu pour ses collaborations avec Mike Westbrook ou John Surman), Round about one o'clock est l'enregistrement d'une première collaboration d'Evan Parker et du percussionniste slovène Zlatko Kaučič. Six improvisations capturées lors du cinquantième anniversaire du Jubilee Jazz Festival à Ljubljana. Evan Parker n'évolue pas par rupture, il emploie les mêmes techniques instrumentales et les mêmes formes d'improvisations depuis plusieurs décennies, les changements opérant surtout par apport aux formations instrumentales et aux collaborateurs. Je ne dis pas cela de manière négative, car à chaque nouvelle production d'Evan, je ne suis pas surpris par la technique, mais par une précision qu'il a fini par peaufiner, précision de l'écoute et des réponses à chaque contexte musical, que ce soit au sein du trio classique Parker/Guy/Lytton, en solo ou avec de nouveaux musiciens avec qui il n'a pas l'habitude de collaborer, comme le percussionniste nantais Toma Gouband ou Zlatko Kaučič ici même.

Au cours de ces improvisations libres et spontanées, le duo Parker/Kaučič parvient à produire un dialogue original envers et contre la longue tradition d'une forme déjà largement entamée dans le free jazz autant que dans le jazz, le duo saxophone/batterie. Le couple anglo-slovène ne s'évertue pas ici à abolir les fonctions traditionnelles des instruments utilisés, à anéantir les fonctions rythmiques et mélodiques de manière purement négative. Il n'y pas de séparation ni de hiérarchie, mais le geste du duo est plus positif et constructif que destructeur et revendicateur. Ensemble, les musiciens ne se distinguent que par le timbre, mais se réunissent parfaitement dans des lignes énergétiques spécifiques. Véritables symbioses énergiques et dynamiques, les motifs et les idées suivies au long de ce concert sont caractérisées par leurs valeurs et leurs aspects intensifs, dynamiques et énergiques, et c'est par ces propriétés que les timbres pourtant aux antipodes peuvent fusionner en un motif au-delà des propriétés traditionnelles du son et de la musique. Avec un matériau assez réduit, Parker n'utilise pas énormément de techniques étendues, tandis que Kaučič, hormis quelques idiophones, n'utilise qu'un tom et diverses cymbales, le duo parvient à composer une musique multiple et diverse, non selon le timbre ou la structure qui est la plupart du temps linéaire, mais grâce aux différentes énergies déployées au long de ce dialogue puissant et créatif. Le son d'Evan, on le sait, est unique, et Kaučič parvient parfaitement à dialoguer avec cette énergie inépuisable du saxophoniste légendaire en frappant peaux et cymbales de manière à déployer les intensions énergiques et intensives du duo, que ce soit par le biais d'un jeu pointilliste ou linéaire, rarement pulsé mais toujours expressif.


Puissantes, profondes et expressives, ces six pièces ne laissent pas de marbre et marquent par leur intensité et par la puissance de l'écoute. Mort en 2007 suite à un cancer du poumon, Osborne n'aurait pu rêver un plus bel hommage que ces six improvisations créatives et constructives, beaucoup plus lyriques qu'abstraites, sans que ne soit jamais utilisé aucun cliché stylistique et technique propre à véhiculer des émotions. Car si une chose est véritablement digne d'admiration chez Evan, c'est cette faculté de produire des émotions aussi fortes avec un langage technique aussi original, un langage sans précédent et que peu de personnes semble vouloir reprendre, comme par peur de sa puissance. Recommandé!

Tracklist: 01-Link to ... O / 02-Link to ... Z / 03-Link to ... Z / 04-Link to ... I / 05-Link to ... E / 06-Dear Mike!

André Goudbeek/Lê Quan Ninh/Peter Jacquemyn - Uwaga (Not Two, 2011)

Listening can be one of the greatest pleasure. You must learn to listen because by listening you will learn to see with your mind's eye. You see, music paints pictures that only the mind can see. Open your ears so you can see with the eye of the mind.

C'est sur cette citation de Sun Ra imprimée au dos de la pochette que j'ai découvert ce trio. Il me semble que c'est la première fois que j'entends André Goudbeek (au saxophone alto et à la clarinette basse ici) ainsi que Peter Jacquemyn (contrebasse et voix). Le premier est originaire de Hollande tandis que le bassiste vient de Belgique, chacun a joué avec Fred van Hove et de nombreuses pointures de la musique improvisée européenne (efi). Quant à Lê Quan Ninh, malgré le (relativement) peu de disques qu'il sort, il est une figure incontournable des nouvelles musiques en France, au-delà de sa pratique de l'improvisation et de ses nombreuses collaborations avec Doneda, et surtout une figure incontournable pour de nombreux percussionnistes français tels Mathias Pontevia ou Sébastien Bouhana. Ce trio avait déjà publié quelques enregistrements en 2010, sous la forme d'un quartet avec la pianiste Christine Wodascka.

Sur Uwaga, on peut entendre deux improvisations enregistrées en 2008 à Cracovie. La première, "Attention!", est une longue pièce de presque 45 minutes, où les peintures sonores se succèdent sous forme de motifs dynamiques. Si le trio s'inscrit clairement dans le mouvement "efi", il n'en rejette pas pour autant la puissance et la chaleur du free jazz. Durant toute cette pièce, Jacquemyn ne quittera pas son archet, sa vitesse et la tension de son jeu participe à la dynamique globale du trio, un jeu souvent fort et intense qui varie entre les longues notes tenues de manière instable et une exploration virulente des harmoniques. A ses côtés, André Goodbeek varie aussi les modes de jeux sans pour autant utiliser de techniques étendues, il varie entre les notes tenues et les phrases ou motifs mélodiques, avec toujours beaucoup de puissance, d'intensité, de lyrisme et d'émotions. Puis vient Lê Quan Ninh, un jeu si particulier qui constitue une forme musicale à part entière, une nouvelle forme neuve et personnelle. Le percussionniste frotte ses cymbales à l'aide d'un archet, percute quelques bols sur le cadre ou la peau des toms, martèle les cadres avec insistance, un jeu de timbres plutôt impressionnant et franchement inventif. Mais ce n'est pas le plus important, la puissance de ce mode de jeu réside plutôt dans la concentration sur les dynamiques produites et en cours, car la musique de Lê Quan Ninh tend à mettre en forme de manière sonore et musicale des dynamiques sans presque jamais s'appuyer sur des valeurs rythmiques ou harmoniques. Autre point jouissif et réussi de ces enregistrements, c'est la forme horizontale des lignes dynamiques, chacun produit au fil des 45 minutes une ligne composée par une certaine énergie, et ces différentes lignes se superposent à merveille pour former une certaine dynamique toujours collective, malgré des approches très différentes des idées poursuivies au long de ses lignes par chaque individu. La magie d'une écoute attentive et intense entre chacun de ces virtuoses apparemment faits pour jouer l'un avec l'autre. Quant à ces dynamiques, elles sont souvent puissantes et intenses, fortes et denses, mais la tension redescend régulièrement pour aérer cette magnifique pièce où les motifs dynamiques se succèdent et rebondissent ensuite constamment, mais sans fracture comme l'efi nous y a traditionnellement habitué. La deuxième pièce mystérieusement intitulée "Pasop!" (ça veut peut-être dire également attention, en je ne sais quelle langue par contre), est assez similaire sauf que Peter Jacquemyn joue cette fois uniquement en pizzicato, de manière progressive jusqu'à devenir rythmique, et qu'il semble n'y avoir plus qu'une dynamique, une sorte de long crescendo d'une douzaine de minutes.

Deux pièces réussies à merveille et plutôt originales, une pratique de l'improvisation dynamique vraiment puissante et intense, magique et profonde, qui sait ouvrir de nouveaux horizons selon le souhait de Sun Ra. Et c'est bien l'écoute entre chacun, l'écoute minutieuse et intelligente, prévenante et alerte, qui produit cette magie et cette profondeur hors du commun, cette nouvelle dimension que seuls les yeux de l'esprit peuvent voir. Je suis vraiment heureux du coup qu'on permette également à nos oreilles d'accéder à ces merveilles. Magnifique!

Tracklist: 01-Attention! / 02-Pasop!

Joe McPhee - Ibsen's Ghosts (Not Two, 2011)

Enregistrées au théâtre Victoria à Oslo en 2009 et publiées par le label polonais Not Two, auquel je consacrerai cette fin de semaine, voici cinq improvisations d'un quartet réunissant autour du saxophoniste légendaire Joe McPhee deux autres musiciens originaires de la ville emblématique du free jazz, Chicago, le tromboniste Jeb Bishop et Michael Zerang à la batterie, ainsi que le norvégien Ingebrigt Håker Flaten à la contrebasse.


J'ai pas mal écouté Ibsen's Ghosts cette semaine, et je dois avouer que ce n'était pas toujours de bon coeur, je n'appréciais vraiment que la section rythmique au départ. Au fil des écoutes, j'ai fini par réussir à m'immerger dans cet univers typiquement américain, un univers d'urgence et de spontanéité. Tout d'abord, McPhee, un ténor chaud et puissant, dans la lignée d'une perpétuelle recherche du Cri, un cri qui n'en finit pas de prendre diverses formes depuis Trane, mais le saxophoniste ne fait pas qu'exploser dans une rage désormais commune et parfois lassante, il peut également se faire exceptionnellement lyrique et réellement mélancolique. Mais le plus appréciable dans ces improvisations reste sans aucun doute cette section rythmique d'assaut: contrebasse et batterie explorent de multiples modes de jeux, de la percussion arythmique des cadres et de l'archet produisant des harmoniques véhémentes en passant par des pizz proches du jazz, et des tornades de virtuosité et de rapidité typiques du free. Le seul bémol à mon goût porte sur Bishop, trombone souvent monotone, sans relief et trop ornemental. En tout cas, les cinq improvisations de ce quartet brassent une énergie propre aux années 60 et 70 tout en explorant des formes musicales modernes, en multipliant les dynamiques (le quartet n'hésite pas à calmer très fortement les tensions, à s'accorder calmement), et les combinaisons instrumentales. L'écoute est intense entre la contrebasse et la batterie, mais ces derniers ne forment pas une section rythmique formelle, juste instrumentale, car leur fonction est aussi dynamique et parfois mélodique que McPhee et Bishop. Par moments, on a droit à quelques magnifiques duos basse/batterie où la virtuosité et l'inventivité de chacun peut pleinement ressortir, un duo qui sait magnifiquement créer de nombreux reliefs et de multiples formes énergiques sur lesquelles peuvent ensuite se greffer la puissance de McPhee.


Cinq improvisations en hommage au dramaturge danois Ibsen (musicalement, je n'ai vu aucun rapport et je pense que l'hommage lui a été rendu seulement à cause du lieu d'enregistrement) qui savent explorer quelques formes musicales neuves, et qui réussissent donc à rafraichir une forme, le free jazz, qui a pas mal tendance à s'épuiser, tout en conservant sa puissance et son intensité originaires. Le quartet utilise des modes de jeux souvent puissants et intenses, déstructure les hiérarchies entre instruments et évite l'écueil des improvisations collectives cacophoniques aussi bien que la perpétuation d'une improvisation trop proche du jazz, même si elle sait parfois s'en inspirer, et même très bien. Du bon free puissant qui rafraichit la tradition et lui redonne du souffle.  

 

Christoph Erb - Alone (Veto, 2011)

Deuxième volet de l'aventure Exchange, Alone est un solo du saxophoniste et clarinettiste suisse Christoph Erb (livré dans une pochette aussi soignée que la précédente sur Veto), qu'on avait déjà pu entendre en trio avec Jim baker et Michael Zerang sur le même label. Erb se livre ici à un exercice aussi difficile que risqué, le solo de saxophone (saxophone ténor et clarinette basse plus précisément). Risqué car le terrain a déjà été exploité sous toutes les coutures possibles, et il devient de plus en plus difficile de trouver sa voie et de faire preuve d'originalité parmi les innombrables solos réalisés depuis une quarantaine d'années.

Alone regroupe dix pièces réparties sur une durée étonnamment courte de seulement 25 minutes. Ce qui me fait croire que cet essai est sans prétention, qu'il s'apparente autant à un hommage qu'à une tentative d'expérimentation. Les dix improvisations soufflées sont variées et ont peu de choses en commun, on trouve aussi bien des pièces composées uniquement de multipistes de slaps, que des mélodies lyriques et mélancoliques, ainsi que des enchevêtrements de textures faites d'harmoniques, de souffles, de slaps et de multiphoniques. Des improvisations parfois abstraites, proches du drone ou d'une forme de pointillisme, mais aussi très concrètes et mélodiques par moment, rythmiques et swingantes, c'est comme si Christoph Erb voyageait à travers tous les univers possibles et déjà formulées par l'exercice du solo de saxophone/clarinette. Hommage à Xavier Charles et Martin Küchen, à John Butcher ou Evan Parker, mais aussi aux fantômes de Sonny Rollins, Joe McPhee et Albert Ayler; Erb évoque et peut faire penser à de nombreuses personnalités. Mais si des fantômes ressurgissent, le saxophoniste suisse a aussi une individualité et une personnalité discernables. Personnalité qui s'affirme dans la forme même des pièces, cette suite de miniatures qui s'apparente à un collage de "clichés", suite qui remet en question les techniques utilisées ainsi que les modes de jeux et les esthétiques en les succédant ainsi les unes aux autres. Erb se distingue aussi de par son timbre même et l'énergie qu'il dégage, un son vraiment chaleureux et coloré, avec des phrases et des lignes pleines de reliefs et de contrastes, en bref, une suite pleine de vie.

Bel essai d'improvisations solo pour le saxophoniste et clarinettiste Christoph Erb qui se distingue ici par un jeu et une approche vivants et didactiques, ainsi que par une sorte de remise en question et d'interrogation sur les précédents essais d'improvisation solo au saxophone. Dix pièces puissantes et intenses, très variées et virtuoses, mais surtout chaleureuses et vivantes.

Tracklist: 01-Soup / 02-Kasimir / 03-S#!T / 04-Bschme / 05-Tenor / 06-Gooey Louie / 07-Räuber / 08-Horny Goats / 09-Dear Old Reeds / 10-Kirch

Adam RUDOLPH

Adam RUDOLPH's Moving Pictures with Organic Orchestra Strings - Both/And (Meta, 2011)

Retour au free jazz acoustique. Au free façon old school, avec Adam Rudolph, un percussionniste originaire d'une ville mythique pour le free américain, Chicago. Depuis les années 70, Rudolph a parcouru le monde pour apprendre les diverses possibilités musicales offertes par des cultures hétéroclites: les raga indiens, la musique gnawa marocaine, le gamelan balinais et javanais, la musique malienne des Dogons, etc. En bon yogi, Rudolph veut par sa musique dépasser les oppositions traditionnelles pour mieux les unir: union de l'intellectuel et de l'intuitif, de l'écriture horizontale et verticale, du rythme et de la mélodie, de la composition et de l'improvisation. Plus précisément, la philosophie de Rudolph consiste à penser que chacun des termes implique l'autre, qu'il n'y a pas d'improvisation sans composition et inversement, que les cellules rythmiques ne peuvent être pensées en-dehors de leur aspect mélodique, et ainsi de suite.

Musicalement, cela donne non plus une forme de Great Black Music, même si les éléments africains (cycles de 33 temps sur "Return of the magnificent spirits") et afro-américains (la structure blues de "Blues in orbit"), mais plutôt une forme de Great Universal Music. Éléments indiens ("Love's light" est une interprétation libre d'un raga), européens (orchestre de cordes) et instruments de tous les pays et de toutes les cultures musicales (djembe, clarinette, flûte en bambou, trombone, harmonica, cornet, oud, guitare, banjo, bata et j'en passe), s'accordent en une musique qui tente l'union impossible. Union des cultures mises sur un pied d'égalité autant dans les compositions que dans l'instrumentation mais aussi des systèmes d'écritures, car Rudolph ne privilégie aucune pensée de la musique et tente au contraire d'intégrer les pensées et les systèmes de toutes les cultures et de toutes les époques (de la musique proto-historique africaine au jazz le plus moderne). On a un équilibre constant entre une écriture précise et claire, des improvisations collectives libres, des improvisations dirigées et des systèmes de notations plus ou moins indéterminées.

De manière générale, Both/And est assez intense, les solistes et improvisateurs (parmi lesquels on trouve Ralph M. Jones, Joseph Bowie, Graham Haynes, Brahim Fribgane, Kenny Wessel, Jerome Harris et Matt Kilmer) ont une puissance indéniable et s’accommodent avec virtuosité de chaque couleur désirée ou recherchée. L'équilibre entre les traditions est maîtrisé, on passe aisément d'un funk balinais à un raga jazzy, et la musique de Rudolph arrive presque à un caractère universel, car Both/And parvient à assimiler et à intégrer avec naturel un nombre impressionnant de cultures et de traditions. Le seul problème, c'est qu'à mon avis, malgré la virtuosité des musiciens et le talent d'écriture de Rudolph, c'est typiquement le genre de musique qui risque également de tuer toutes les traditions qu'il utilise. L'utilisation profane de musiques sacrées ou rituelles, même si elles sont maniées avec respect et admiration souvent, tend à désubstantialiser ces musiques en les extrayant de leur contexte. Cette dynamique d'abstraction, abstraction de l'art relativement à son contexte et à son environnement, selon moi, est également une forme de mise à mort de ces musiques que l'on tente d'intégrer à notre culture.

Dix pièces certainement très réussies, en tout cas très bien arrangées et orchestrées, magnifiquement interprétées, mais qui sont je crois nuisibles dans leur démarche. Une musique qui ravira les amateurs de world music savante et proprement structurée et interprétée, ainsi que les férus de jazz moderne.

Tracklist: 01-Return of the magnificent spirits / 02-Love's light / 03-Tree Line (Call) / 04-Blues in orbit / 05-Dance drama part 3 / 06-Dance drama part 2 / 07-Interiors (for Yusef) / 08-Dance drama part 4 / 09-Tree Line (Response) / 10-Both/And

Adam RUDOLPH's Go: Organic Orchestra - Can you imagine... The sound of a dream (Meta, 2011)

Je m'attarderais moins sur ce disque. A peu de choses près, Rudolph adopte ici la même démarche, sauf qu'au lieu des huit musiciens et de l'orchestre de cordes présents sur Both/And, on a ici 48 musiciens provenant de tous les continents. Parmi eux, quelques noms connus dans le milieu des musiques improvisées: David Rothenberg, Steve Swell et Daniel Levin pour ne citer que les plus renommés.

Les compositions sont ici moins linéaires, et tentent de donner une place égale à chacun des musiciens tout en diversifiant au maximum les couleurs sonores et les dynamiques. Un jeu d'écriture complexe, mais aussi et surtout d'orchestration. La direction est claire et laisse une grande marge de manœuvre la plupart du temps. Je ne reviens pas dessus, mais le même problème qui a partie liée aux phénomène d'acculturation me gêne  encore dans cette démarche peut-être créative pour la musique improvisée occidentale, mais destructrice pour les traditions utilisées et représentées par différents procédés d'écriture, divers modes de jeux et instruments.

Aucun problème, l'écriture est complexe, très intelligente dans la mesure où elle gère parfaitement les tensions et l'équilibre entre l'improvisation solo, l’improvisation collective, l'improvisation dirigée et l'écriture à proprement parler. Et ici encore, les musiciens ne manquent pas de talent et savent jouer avec puissance autant dans les solos que dans les ponctuations écrites, dans les mélodies comme dans les accompagnements. Sans parler de l'alchimie virtuose entre mélodie et rythme, entre horizontalité et verticalité.  Une musique riche et virtuose, mais qui a aussi ses limites dans la voie qu'elle emprunte.

Tracklist: 01-Glimpse and Departure / 02-Dance Drama Part 3 (Green) / 03-Ambrosia Offering / 04-Slip of Shadows / 05-Lament and Remembrance / 06-Love'sLight / 07-White Sky, Black Clouds / 08-Dance Drama Part 3 (Blue) / 09-Treelines / 10-Neither Mirage No Death / 11-To Rafter, To Skylight / 12-Murmur and Dust / 13-Dance Drama Part 3 (Red) / 14-Dance Drama Part 4 / 15-Wing Swept / 16-Glow and Orbit / 17-Dawn Redwoods / 18-Nascence

Luis Tabuenca & Wade Matthews / Thanos Chrysakis & Philip Somervell

Luis Tabuenca & Wade Matthews - Punto Cero, Aragón (Aural Terrains, 2011)

Coordonné par l'ethnomusicologue Ana Maria Alarcón-Jiménez et financé par le gouvernement d'Aragón (je le signale car l'Etat ne s'investit que trop rarement dans de vraies entreprises artistiques), le duo Luis Tabuenca (percussions) et Wade Matthews (field-recordings et synthèse digitale) tente de retranscrire l'atmosphère sonore de l'Aragón, communauté pyrénéenne du nord de l'Espagne. Tabuenca a quitté l'Espagne depuis quelques années, mais Wade Matthews y est installé depuis 1989. La retranscription est donc étrange, il s'agit d'enregistrements faits par un immigré de longue date, retravaillés en collaboration avec un percussionniste émigré. Nostalgie de l'un, émerveillement naïf de l'autre. Les émotions avec lesquelles sont travaillés ces divers sons s'entremêlent sans cesse dans des entrecroisements complexes: tandis que l'un pointe la densité des phénomènes sonores naturels, l'autre explore la rythmicité du castillan, si une atmosphère festive voit le jour, elle peut vite être contrebalancée par une ambiance sombre et inquiétante.

Au niveau sonore, nous avons un peu de tout: des insectes, des bruissements, vagues, eau, des sons difficilement reconnaissables, des bribes de conversation, des bandes accélérées et modifiées analogiquement, des percussions pulsées, frottées, rythmiques ou lisses. Le duo Tabuenca/Matthews a misé sur la diversité et la variété des sources sonores pour certainement mieux déployer la richesse de l'univers aragonais. Wade Matthews est assez connu pour l'originalité de ses timbres et de ses méthodes qu'il ne souhaite pas dévoiler; et quant à Luis Tabuenca, c'est la première fois que j'entends ce jeune percussionniste, mais autant dire que j'attends ses prochains enregistrements avec impatience. En tout cas, le dialogue entre les deux musiciens est serré, l'entente est très sensible et une certaine passion commune pour l'Aragón semble réunir musicalement les deux artistes que l'on peine souvent à distinguer dans ce jeu de sonorités évocatrices et poétiques qui s’imbriquent avec précision, délicatesse et poésie. Un dialogue dense, plein d'attention à l'autre et aux sons (tant à leur texture qu'à leur signification), et surtout très riche, à l'image de l'univers aragonais retranscrit. Entre musique électronique, ambiant, musique concrète et électroacoustique, huit pièces enregistrées dans divers endroits et retravaillées de manières toutes aussi diverses, huit pièces riches d'émotions variées, de timbres, de dynamiques et de textures aussi diverses que l'Aragón peut en offrir. Recommandé!

Tracklist: 01-Las Anas, Uncastillo / 02-La Senda, Torrero / 03-Plaza del Pilar, Zaragoza / 04-Oficio perdido, Zuera / 05-Cierzo, Pastriz / 06-Barrio de Las Fuentes / 07-La hermita del molino / 08-Punto Cero, Aragón

 Thanos Chrysakis & Philip Somervell - Knotted Alembic (Aural Terrains, 2011)

Simultanément au duo Matthews/Tabuenca, Thanos Chrysakis publiait sur son propre label un autre duo de lui-même (intérieur du piano, synthétiseur, vibraphone, radio, shruti box, carillon) en compagnie de Philip Somervell (piano et intérieur du piano). Sept pièces sans titres et complètement improvisées, enregistrées en 2010 et en 2008.

Ici, le duo agence des textures souvent calmes, parfois même très calmes ou silencieuses. Des textures plutôt belles et espacées, harmonieuses presque par moment et en tout cas toujours originales. Alors qu'une balle en plastique frotte le bois du piano pour obtenir une sorte de drone, des carillons sont légèrement percutés et un accord de piano surgit par moments. Ou bien, des notes espacées par de longs silences surgissent brutalement pour s'effacer assez lentement dans une longue résonance à laquelle les deux musiciens prêtent toujours beaucoup d'attention. Une musique quelque peu fantomatique, où il importe peu que les notes se frottent, mais où il importe surtout que les résonances s'entremêlent et s'affectionnent. Improvisations plutôt minimales et très attentives à la résonance et au son de manière générale (attaques, préparations du/des piano), ces sept pièces construisent des univers exempts de toute tension, des univers calmes et apaisants malgré les quelques frottements entre les notes. Il y a un caractère méditatif assez constant tout au long de ces improvisations, méditations sur le son et sur l'espace que ce dernier remplit ou non, méditations sur la manière dont le silence peut structurer l'espace et enfin, méditations sur les caractéristiques propres à chaque timbre et à chaque texture. De manière générale, les pièces sont horizontales, chaque note glisse le long d'un fil hors de toute pulsation et hors de toute échelle harmonique. Un calme imperturbable semble hanter chacune de ces improvisations durant lesquelles les deux pianistes peuvent expérimenter une multitude de combinaisons texturales sans que jamais n'apparaisse la moindre tension.

Très belles improvisations formant un territoire sonore apaisé, calme, poétique et sensible. Du bon boulot.

Joe Panzner - Clearing, Polluted (Copy For Your Records, 2011)

Le dernier album de Joe Panzner, Clearing, Polluted, est une suite de trois pièces principalement composées à l'électronique et publiée par le label de Richard Kammerman, Copy For My Records. Trois pièces exceptionnellement originales, neuves, intelligentes et puissantes, on est en fait ici en face d'un des meilleurs albums de musique électronique de 2011 à mon avis, en tout cas un des plus puissants et des plus originaux.


La première pièce, "Young Theorist", est plutôt calme et utilise peu de fréquences. Très aiguës aux départs, elles deviennent par la suite ultra-basses, mais jamais très fortes ni uniques, il y a toujours des fréquences parasites qui viennent doubler les dominantes ainsi que des interférences beaucoup plus fortes et dures qui donnent du relief à l'ensemble de la pièce. On arrive à une sorte de drone instable et mystérieux sur lequel se greffent régulièrement des ondes étonnantes et détonantes qui peuvent faire penser à une radio déréglée souhaitant prendre le dessus. L'ambiance générale est fraiche et originale, une pièce calme et simple, d'une douceur violente mais pas agressive, comme une sorte de poème noise qui souhaite plus agencer intelligemment des fréquences que pulvériser l'estomac de l'auditeur avec un mur de son aux limites du supportable.

"Hindsight Is 50/50" commence par des micro-contacts déjà plus agressifs et violents, et finira par une guitare franchement harsh. Électroniques archaïques et fractures dynamiques débutent la pièce, puis un mur de son arrive, mais pas un mur saturé d'un maximum de fréquences, Joe Panzner utilise encore peu de timbres simultanément, il en agence quelques uns qui laissent place à d'autres au fur et à mesure. Mais sur cette pièce, chaque texture est forte et saturée, puissante et agressive. Une pièce dense qui prend aux tripes, une sorte de souffle monstrueux, de tsunami sonore plutôt hostile et effrayant. Un univers dur et grandiose à la fois, mais aussi envoûtant, car on veut savoir comment le massacre se terminera, si une issue est possible, et on se laisse également facilement absorber par la surabondance de détails, car il y a quelque chose de baroque dans cette pièce, comme un mur de son ornementé d'une multitudes de détails parasitaires. A la moitié de la pièce environ, le son tourne sur lui-même, devient cyclique, et la même boucle se répète inlassablement tout en devenant de plus en plus dense et forte, la musique se fait noise extatique jusqu'à ce qu'un accord de guitare saturée jusqu'à la nausée viennent rompre cette boucle qui va lentement se fondre et disparaître dans des méandres calmes et inconnus.

La dernière partie de Clearing, Polluted, intitulée "Less than a feeling" revient à quelque chose de plus calme et de plus aéré. Une fréquence basse qui fait penser à un moteur organique, quelques parasites qui interfèrent continuellement, des parasites qui évoquent des insectes hertziens, voilà comment sont peuplées les premières minutes. L'agencement des sons est clair, propre, et original toujours, le son de Panzner ne ressemble à rien de connu, surtout dans les dynamiques qu'il adopte. Petit à petit, la fréquence basse, comme un vent ralenti une vingtaine de fois, prend une place de plus en plus conséquente, jusqu'à ce qu'on entende quasiment plus que lui. On se retrouve alors dans un territoire proche du drone, mais qui n'a pas grand chose de linéaire non plus, un drone très vivant et inquiétant à la fois. La première impression qui m'est survenue est, étrangement, le sentiment de ma balader dans une jungle, de longer un sentier continu à travers une multitude d'espèces animales et végétales, ce que peuvent évoquer toutes les interférences qui parsèment la mystérieuse fréquence basse continue.


Clearing, Polluted, est un des rares albums de noise ou de musique électronique à être aussi diversifié malgré une unité et une continuité indéniables, mais aussi un des rares albums à être aussi humain, chaleureux et concret. Une suite magnifique et vraiment fraîche de pièces puissantes, denses, et superbement construites. Hautement recommandé!

Tracklist: 01-Young Theorist / 02-Hindsight Is 50/50 / 03-Less Than A Feeling

Bruno Duplant - Slow Breath (B-boim, 2011)

Slow Breath est une composition de Bruno Duplant, interprétée ici par lui lui-même au cor et à l'électronique. La pièce est dédiée à Radu Malfatti et a été publiée sur son propre label, B-boim. Il s'agit d'une pièce de quarante cinq minutes, très proche des compositions de Radu, une pièce minimaliste avec très peu de notes et beaucoup de silence.

Durant le premier quart d'heure, une note apparaît doucement avec un léger crescendo et disparaît assez rapidement en un petit decrescendo. Chaque note, souvent la même, est espacée de longs silences d'une trentaine de secondes, et à partir d'un quart d'heure, elles sont souvent doublées par une ombre parasitaire d'interférences électroniques discrètes. Petit à petit, les notes se resserrent de plus en plus et changent de plus en plus, mais de manière globale, il y  a excessivement peu de changement de notes, et énormément de silence. Le cor rappelle bien sûr le trombone de Radu, avec ses uniques notes répétées mécaniquement; sauf qu'ici le cuivre est plus vivant à cause des légères variations d'intensités au début et à la fin de chaque intervention, mais aussi grâce au souffle et à l'électronique qui viennent donner de la chaleur mais aussi, et surtout, du relief, à chaque note. Bruno souhaitait pour cette partition donner l'impression d'une respiration lente et irréelle. Autant dire que le pari est réussi. La longueur des pauses qui séparent chaque intervention, l'irrégularité de leurs longueurs tout comme de la durée de chaque note, la lenteur exacerbée du mouvement global de cette pièce, tout concourt à donner à cette respiration - car on a tout de même l'impression d'une respiration grâce à la répétition des notes, à la pulsation illusoire et lente qui semble guider la dynamique de la pièce - tout concourt donc à faire de cette respiration une respiration fantomatique et fantastique. Une respiration d'une lenteur yogique et d'une vitesse hors de toute proportion. Une respiration qui pourrait être celle de ces animaux gigantesques vivant dans les profondeurs abyssales et inexplorées de certains océans.

Une pièce très calme et très lente, apaisante et envoûtante, qui possède un caractère vraiment fantomatique et surréel. Il y a d'un côté cette respiration, qui provient d'une source inquiétante parce qu'inconnue. Mais aussi cette manière qu'a chaque note d'apparaître et de disparaitre. Tous les sons surgissent du néant et y retournent avec un naturel déconcertant. Il n'y a aucune rupture entre le silence et les notes, et c'est cette continuité étrange entre ces deux termes habituellement opposés qui a su renforcé mon impression d'irréalité. C'est fantomatique et fantastique car on arrive ici dans un univers où l’opposition son/silence perd son sens et s'abolit. Les notes surgissent naturellement du silence et y retournent aussi facilement car l'opposition n'existe plus dans Slow Breath, nous sommes dans un univers où le silence vaut comme musique, autant que la note, qui vaut comme musique et non comme note au sein d'une échelle harmonique. Ici, chaque son est musique, tout est musique, les distinctions entre son, bruit, note et silence perdent complètement leur sens et on retrouve une musique simple et originelle, primitive et poétique.

Plutôt minimaliste et répétitif, Slow Breath nous plonge directement dans un univers très calme où chaque évènement est déconcertant par sa simplicité et son naturel (sa spontanéité nécessaire). Un univers calme et plat, aéré et simple, mais très sensible et délicatement relevé par des irrégularités qui forment autant de licences poétiques que nécessaires. Licences qui nous absorbent et nous étonnent. Très proche de l'univers de Radu et de Wandelweiser en général, Slow Breath est une pièce plutôt belle et réussie, elle sait autant tenir l'auditeur en haleine que créer des images mentales originales. Bon boulot de composition et d'interprétation!