Depuis quelques semaines, j'écoute E. E. Tension and Circumstance assez régulièrement mais je ne sais pas trop quoi dire sur ce disque tant attendu, car j'y ai placé beaucoup trop d'attentes, et beaucoup de choses intelligentes ont déjà été écrites sur cette pièce (lire notamment les chroniques de Richard et Brian sur Just outside et The Watchful Ear). Indifférence, scepticisme, admiration et émerveillement se sont succédés selon les jours, mes humeurs, ma disponibilité, mon habitude et ma proximité vis-à-vis de cette pièce. Brièvement, résumons les circonstances de cet enregistrement, capitales dans ce disque, mais je conseillerais plutôt pour cela de lire la chronique de Brian sur Just outside. De la même manière que le magnifique Duos for Doris - publié en 2003 par Erstwhile - fut enregistré en France quelques jours après la mort de la mère de JT, Doris Tilbury, E. E. Tension and Circumstance a été enregistré en live aux Instants chavirés un an après la mort d'Eileen Elizabeth Rowe, la mère de KR. Quant aux dessins qui illustrent ce disque, ils sont du frère de KR, Milford, également décédé il y a quelques années. Tout ceci pour expliquer le titre de cette improvisation d'une heure qui peut, au premier abord, paraître assez énigmatique.
On l'imagine facilement, l'écoute de ce disque peut facilement nous plonger dans un état solennel et mélancolique, même si la musique en elle-même ne fait a priori rien pour susciter de telles émotions. C'est ici que ça devient intéressant d'ailleurs, voir comment le contexte et les circonstances peuvent produire des émotions totalement extérieures à la musique. Bien sûr, la subtilité, la délicatesse, et la précision parcimonieuse des accords plaqués ou arpégés de JT ont toujours eu quelque chose de très émouvant et d'intense, notamment grâce aux longues résonances fantomatiques qu'il laisse volontairement flotter. Mais lorsque ce même Tilbury en vient à frotter le cadre du piano, ou à plaquer des accords dissonants espacés par des intervalles de plus en plus longs, une tension rugueuse et insoutenable surgit, tension qui peut paraître décalée vis-à-vis de la volonté initiale de ce duo, qui est de rendre avant tout hommage à Eileen Elizabeth Rowe.
Pour moi, c'est tout de même JT qui fait toute la beauté et la puissance de ce duo, et même si j'admire énormément KR, je suis souvent un sceptique ou dubitatif face à sa musique. Du moins aux premières écoutes. Car en fait, il semblerait plutôt que l'intensité et la tension de cette pièce proviennent surtout et principalement de l'opposition entre les univers apparemment inconciliables (bien que KR et JT jouent ensemble depuis une quarantaine d'années...) des bribes mélodiques pointillistes de JT et des nappes rugueuses et électrique de KR. Ce dernier n'a jamais vraiment changer de techniques instrumentales et utilise le même matériel réduit depuis de nombreuses années: guitare sur table, sur laquelle il insère quelques objets motorisés, électronique rudimentaire et une radio. En ce sens, je pense que Keith est le père du réductionnisme, car avec le même dispositif assez simple, il a su produire au fil des années des musiques variées, notamment dans leurs intentions, dans leurs structures et leurs dynamiques. Ici, KR déploie des textures plutôt linéaires mais avec des ruptures d'intentions assez régulières, des textures franchement abrasives, comme une sorte de rouille sonore, assez industrielle encore une fois. Ça gratte, ça grésille, ça monte, ça hésite, ça submerge, ça disparaît: toutes sortes d'intentions musicales se succèdent avec discrétion et avec subtilité, sans fracture mais tout en sachant rompre la linéarité des nappes produites.
Et toutes ces intentions produisent des émotions vraiment variées et intenses, à chaque écoute différentes, selon notre niveau de réceptivité, de perceptibilité et de disponibilité. Les intentions sont multiples, et le réseau ainsi tissé est d'autant plus complexe que les deux musiciens paraissent jouer chacun de leur côté. Guitare et piano s'opposent et se confrontent, et c'est entre chacun qu'un territoire émotionnel inouï surgit. Pour une fois, la musique ne surgit pas de la symbiose entre deux individualités, mais du vide produit par l'opposition de deux mondes sonores la plupart du temps inconciliables.
E. E. Tension and Circumstance ne ressemble à rien, si ce n'est aux Duos for Doris, mais en moins minimaliste et étendu. Une pièce vraiment complexe et compliquée où les intentions se croisent et se confrontent pour produire des émotions véritablement interindividuelles, au sens où elles sont belles et bien le fruit de deux consciences distinctes et séparées. Je suis toujours surpris d'être étonné par KR en fait, comment un dispositif si simple peut-il produire et générer autant de musiques apparemment similaires, mais en réalité toujours nouvelles, créatives et étonnantes? Il me semble tout de même que le duo KR/JT soit aller encore plus loin dans la recherche d'un nouveau langage musical et d'une nouvelle approche de l'interaction entre les musiciens pour cet hommage exceptionnellement intense et puissant à la mère de Keith. Même si les circonstances qui ont fait naître cet enregistrement sont tristes, je suis vraiment heureux d'entendre une telle musique, et rassuré de savoir que l'inventivité est encore possible dans les musiques improvisées. Un disque hors du commun très hautement recommandé!