Luis Tabuenca & Wade Matthews - Punto Cero, Aragón (Aural Terrains, 2011)
Coordonné par l'ethnomusicologue Ana Maria Alarcón-Jiménez et financé par le gouvernement d'Aragón (je le signale car l'Etat ne s'investit que trop rarement dans de vraies entreprises artistiques), le duo Luis Tabuenca (percussions) et Wade Matthews (field-recordings et synthèse digitale) tente de retranscrire l'atmosphère sonore de l'Aragón, communauté pyrénéenne du nord de l'Espagne. Tabuenca a quitté l'Espagne depuis quelques années, mais Wade Matthews y est installé depuis 1989. La retranscription est donc étrange, il s'agit d'enregistrements faits par un immigré de longue date, retravaillés en collaboration avec un percussionniste émigré. Nostalgie de l'un, émerveillement naïf de l'autre. Les émotions avec lesquelles sont travaillés ces divers sons s'entremêlent sans cesse dans des entrecroisements complexes: tandis que l'un pointe la densité des phénomènes sonores naturels, l'autre explore la rythmicité du castillan, si une atmosphère festive voit le jour, elle peut vite être contrebalancée par une ambiance sombre et inquiétante.
Au niveau sonore, nous avons un peu de tout: des insectes, des bruissements, vagues, eau, des sons difficilement reconnaissables, des bribes de conversation, des bandes accélérées et modifiées analogiquement, des percussions pulsées, frottées, rythmiques ou lisses. Le duo Tabuenca/Matthews a misé sur la diversité et la variété des sources sonores pour certainement mieux déployer la richesse de l'univers aragonais. Wade Matthews est assez connu pour l'originalité de ses timbres et de ses méthodes qu'il ne souhaite pas dévoiler; et quant à Luis Tabuenca, c'est la première fois que j'entends ce jeune percussionniste, mais autant dire que j'attends ses prochains enregistrements avec impatience. En tout cas, le dialogue entre les deux musiciens est serré, l'entente est très sensible et une certaine passion commune pour l'Aragón semble réunir musicalement les deux artistes que l'on peine souvent à distinguer dans ce jeu de sonorités évocatrices et poétiques qui s’imbriquent avec précision, délicatesse et poésie. Un dialogue dense, plein d'attention à l'autre et aux sons (tant à leur texture qu'à leur signification), et surtout très riche, à l'image de l'univers aragonais retranscrit. Entre musique électronique, ambiant, musique concrète et électroacoustique, huit pièces enregistrées dans divers endroits et retravaillées de manières toutes aussi diverses, huit pièces riches d'émotions variées, de timbres, de dynamiques et de textures aussi diverses que l'Aragón peut en offrir. Recommandé!
Tracklist: 01-Las Anas, Uncastillo / 02-La Senda, Torrero / 03-Plaza del Pilar, Zaragoza / 04-Oficio perdido, Zuera / 05-Cierzo, Pastriz / 06-Barrio de Las Fuentes / 07-La hermita del molino / 08-Punto Cero, Aragón
Thanos Chrysakis & Philip Somervell - Knotted Alembic (Aural Terrains, 2011)
Simultanément au duo Matthews/Tabuenca, Thanos Chrysakis publiait sur son propre label un autre duo de lui-même (intérieur du piano, synthétiseur, vibraphone, radio, shruti box, carillon) en compagnie de Philip Somervell (piano et intérieur du piano). Sept pièces sans titres et complètement improvisées, enregistrées en 2010 et en 2008.
Ici, le duo agence des textures souvent calmes, parfois même très calmes ou silencieuses. Des textures plutôt belles et espacées, harmonieuses presque par moment et en tout cas toujours originales. Alors qu'une balle en plastique frotte le bois du piano pour obtenir une sorte de drone, des carillons sont légèrement percutés et un accord de piano surgit par moments. Ou bien, des notes espacées par de longs silences surgissent brutalement pour s'effacer assez lentement dans une longue résonance à laquelle les deux musiciens prêtent toujours beaucoup d'attention. Une musique quelque peu fantomatique, où il importe peu que les notes se frottent, mais où il importe surtout que les résonances s'entremêlent et s'affectionnent. Improvisations plutôt minimales et très attentives à la résonance et au son de manière générale (attaques, préparations du/des piano), ces sept pièces construisent des univers exempts de toute tension, des univers calmes et apaisants malgré les quelques frottements entre les notes. Il y a un caractère méditatif assez constant tout au long de ces improvisations, méditations sur le son et sur l'espace que ce dernier remplit ou non, méditations sur la manière dont le silence peut structurer l'espace et enfin, méditations sur les caractéristiques propres à chaque timbre et à chaque texture. De manière générale, les pièces sont horizontales, chaque note glisse le long d'un fil hors de toute pulsation et hors de toute échelle harmonique. Un calme imperturbable semble hanter chacune de ces improvisations durant lesquelles les deux pianistes peuvent expérimenter une multitude de combinaisons texturales sans que jamais n'apparaisse la moindre tension.
Très belles improvisations formant un territoire sonore apaisé, calme, poétique et sensible. Du bon boulot.