un nouveau label portugais: Shhpuma

Encore un me direz-vous... Et oui! encore un nouveau label, dédié principalement à la musique portugaise (son pays d'origine),improvisée et sans compromis. Moins jazz que son parrain Clean Feed, Shhpuma semble plus dédié à des musiques plus radicales et/ou plus jeunes. Ceci-dit, ses deux premières publications laissent présager une putain de belle aventure.

Adresse du site (avec quelques vidéos des artistes ci-dessous): http://shhpuma.com/

Filipe Felizardo - Guitar Soli for the Moa and the Frog (Shhpuma, 2012)

Ceci est ma première rencontre avec le guitariste Filipe Felizardo, qui a déjà auto-produit deux albums solo auparavant. Deux albums que j'aimerai beaucoup écouter sous peu car ce troisième disque m'a plus que convaincu du talent de ce musicien. Huit improvisations pour guitare et ampli, dont une (splendide) à la guitare acoustique, inspirées par le guitariste primitiviste John Fahey et le romancier décalé Thomas Pynchon. Mais l'important n'est pas tant ces références littéraires que l'atmosphère propre à Felizardo. Une ambiance sombre, psychotique, torturé, contemplative, où chaque note de guitare est comme un rayon qui peine à traverser le sombre nuage et l'obscurité oppressante qui constituent la psyché de Felizardo. Comme une tentative de retour à la surface, ou une sorte de reverse impossible.

On croirait parfois entendre Bill Orcutt, dans une version blues dilaté, lent et mélancolique, Bill Orcutt sous anxiolitique peut-être oui. Filipe Felizardo enchaîne des intervalles irréguliers constamment, joue très fort, puis très bas, entrecoupe chaque phrase de longs silences pesants, laisse surgir des motifs qui reviennent plusieurs pistes après tels des spectres, ou s'évanouissent dans le silence. Un blues tout en rupture, qui joue contre toute attente, autant au niveau structurel qu'au niveau harmonique. Un blues dissonant et anti-formel mais qui n'en a pas moins une logique narrative propre. Et c'est là certainement que réside tout le talent de ces soli, on perçoit difficilement la structure de chaque improvisation à cause des ruptures incessantes, mais il y a tout de même un fil conducteur qui traverse le disque dans son ensemble. Et la continuité n'est certainement rien d'autre que le flux de la conscience de Filipe (ou de son inconscient), une conscience qui agit en digression, en métaphore, en flash-back, et en oubli.

Il y a quelque chose de très cinématographique, on imagine aisément ces improvisations ponctuer un film expérimental sombre et malsain (genre Sombre de Grandrieux d'ailleurs). Un blues narratif et imagé, obscur, profond, qui explore plus les tréfonds de l'inconscient que ceux de la guitare. Où chaque dissonance exorcise la psychose, tente de repousser un environnement social oppressant et aliénant, où chaque silence permet à chacun (musicien comme auditeur) de se retrouver face à soi-même, en-dehors de ses névroses et de ses aliénations. Un blues mélancolique, inconscient, grinçant et extrêmement intense. Hautement recommandé!


Pão - Pão (Shhpuma, 2012)

Pão est un trio portugais composé de Pedro Sousa au saxophone ténor, Tiago Sousa aux claviers, harmonium et percussions, et Travassos aux cassettes, objets amplifiés, un mystérieux "zx 150", circuit bending, et voix. Ils composent trois longues pièces linéaires et entropiques, du moins à la manière de Thomas Pynchon (encore lui oui). Il s'agit de créer un espace statique (telle la pièce maintenue à 37° Fahrenheit de l'écrivain américain) et de voir comment l'énergie se déplace à l'intérieur de cet espace donné. On a donc de longs bourdons (merci l'harmonium), acoustiques mais aussi électroniques, des basses continus ou des accords soufflés, sur lesquels surgissent à tout moments de longs cris lyriques, plaintifs, craintifs, abrasifs, au saxophone aussi bien qu'à l'électronique.

De manière générale, la musique est tout de même assez harmonique et une forme de mélodie dilatée et étirée jusqu'au chaos émerge lentement et progressivement. Mélodie ponctuée de court-circuits, ou de cris. Ce n'est qu'à la fin du disque, sur la dernière piste qui évolue en un long crescendo jusqu'à atteindre un climax plutôt noise, un gros cluster entouré d'un violent mur électronique corrosif et de hurlements au ténor qui ne sont pas sans rappeler Mats Gustafsson, que la mélodie disparaît au profit d'une exploration sonique où l'énergie se libère et semble exploser l'espace produit auparavant. Mais dans l'ensemble, les phrases mélodiques sont omniprésentes, ainsi que le bourdon qui les soutient, des phrases lyriques, belles, plaintives, tristes, sombres.

Une musique cohérente, originale, sensible et sincère. Puissante dans son déterminisme et sa continuité à tout épreuve, elle peut emmener loin, sur des territoires inconnus, mais en plus, sa sincérité et sa singularité, son énergie et sa tension incroyables, tous ces éléments font de ce disque une suite dont on ne se lasse pas et qui apporte quelque chose de nouveau aux musiques improvisées en incorporant un minimalisme radical à un jeu organique et spontané. Du très beau boulot pour ce premier enregistrement du trio Pão.

various artists - echtzeitmuzik berlin (Mikroton, 2012)

Autour des années 2000, être de nationalité japonaise ou résider sur l'archipel nipponne était presque un critère esthétique de qualité pour moi et pour beaucoup d'autres. Il y a eu un engouement aussi bien pour la japanoise d'un côté (Merzbow, Masonna, Gerogerigegege, etc.), que pour l'onkyo d'un autre côté (Taku Unami, Taku Sugimoto, Sachiko M, Toshimaru Nakamura), et ceci était du à mon avis aussi bien à une effervescence créatrice au Japon qu'à une part de fétichisme et d'orientalisme en Europe et aux États-Unis. Dans les musiques nouvelles et expérimentales (improvisées ou non), la notion de genre ou de style peut déjà poser pas mal de problèmes, mais alors celle de spécificité locale me semble encore plus problématique tant le milieu musical est réduit et me semble souvent en-dehors de toutes frontières géographiques.

Quoiqu'il en soit, je ne sais pas si les allemands tentent de créer un fétichisme autour de Berlin ou de simplement rendre compte de la situation musicale autour de cette capitale hyperactive au niveau expérimental (il faut bien le dire); mais après la parution d'un livre consacré à la scène berlinoise et d'une compilation de trois CD publiée par le label russe Mikroton, il semble que l'Allemagne souhaite tout de même faire valoir ses droits. Et d'un certain côté, elle le fait bien, étant donnée l'importante immigration de musiciens qui a eu lieu au cours des dix dernières années dans cette ville, mais aussi du fait des multiples collaborations et performances qui ont continuellement lieu à Berlin surtout - capitale européenne des musiques improvisées et expérimentales, malgré certains difficultés économiques, dorénavant inhérentes à chaque ville de toute façon...

Je ne parlerai pas de chaque artiste présent sur cette compilation (due à Burkhard Beins), mais seulement de ce que j'y ai découvert ou de ce qui m'a le plus marqué sur chaque disque, afin que ce ne soit pas trop long et surtout pas trop redondant (41 pistes quand même au total). Je laisse le lien de la présentation de cette compilation par le label lui-même au bas de cette chronique. Car oui, la liste est longue et la compilation a quelque chose d'épique et d'exhaustif: improvisations libres, musiques électroniques, musiques électroacoustiques, chansons, musiques spectrales, post-rock, noise, grindcore - quasiment la totalité des musiciens berlinois les plus extrêmes ou les plus originaux semble représentée sur cette compilation.

Dans ce qui m'a marqué, il y a tout d'abord la formation Sink (Chris Abrahams/Marcello Busato/Andrea Emke/Arthur Rother), quartet électroacoustique qui nous livre une longue plage avec une guitare et un synthé post-rock aux intervalles lents et réguliers sur fonds d'improvisations bruitistes et un peu chaotiques. Une pièce agréable et originale. Quelques pistes plus loin, on trouve le duo Bogan Ghost (Liz Albee/Anthea Caddy) pour un superbe dialogue trompette/violoncelle qui se joue des notions d'espace, de fracture et de reliefs comme Anthea Caddy a pu nous y habituer. Une pièce virtuose, dense et riche, pleine de techniques étendues, de calmes et de notes interminables, pour un long crescendo qui nous emmène dans des territoires violents et inconnus. Et enfin, deux découvertes, la première est la formation MEK (Methyl Ethyl Ketone) avec Burkhard Beins, Michael Renkel et Derek Shirley. Une courte pièce de deux minutes pour synthétiseurs analogiques et électronique basée sur des loops et des court-circuits, c'est trop court mais ça donne envie de voir ce qui se passera par la suite. Puis, The Pitch Extended, un quartet formé par Boris Baltschun (electric pump organ) et Morten J. Olsen (vibraphone), avec également Koen Nutters (upright bass) et Michael Thieke (clarinette basse). La pièce qu'ils jouent, Frozen Orange Extension (Edit) est une composition basée sur un accord du quartet, un accord qui se module lentement et progressivement, mais qui est étendu, un peu à la manière des techniques de composition spectrale, par un trio formé de Johnny Chang (violon), Robin Hayward (tuba) et Chris Heenan (clarinette basse). Un long drone acoustique envoutant et sensible qui clôture ce premier disque en beauté.

Le second disque reprend le flambeau avec un morceau du duo grind-dadaïste MoHa! pour réveiller un peu l'auditeur au cas où. Toujours un plaisir d'entendre ce groupe extrême et fou furieurx. Un plaisir aussi que de retrouver le septet Phosphor  (Burkhard Beins/Axel Dörner/Robin Hayward/Annette Krebs/Andrea Neumann/Michael Renkel/Ignaz Schick) pour une longue pièce de dix minutes, une longue pièce calme, pleine d'espace, aux textures toujours surprenantes et aux interactions magiques, que je n'avais pas entendu depuis longtemps. Ignaz Schick est un musicien omniprésent à Berlin que je connais peu et j'ai été franchement surpris par la beauté de son duo avec Sabine Vogel. Un beau mélange de platines, de souffles, de flûtes, d'objets et d'électroniques pour une nappe aux textures planes, profondes et absorbantes. L'autre surprise de ce disque, c'est de voir le peu de temps accordé à Lucio Capece: un duo (très surprenant) de cinq minutes aux côtés de Christian Kesten et un solo de deux minutes trente... Deux pièces très bien certes, mais beaucoup trop courtes, comme une présentation frustrante d'un des plus grands musiciens résidant à Berlin! dommage... Heureusement, il y a tout de même in between d'Annette Krebs pour rattraper cette lacune, ma pièce préférée de toute cette compilation. Un morceau magnifique où certaines notes sont répétées avec une sorte de gros bol tibétain, auxquelles s'ajoutent des interventions électroniques diverses, de multiples enregistrements radiophoniques, ainsi que de nombreux field-recordings pris à travers le monde entre différentes tournées. Un véritable art de la composition sonore,de la structure de l'espace, et de l'équilibre entre le son, le bruit, la note et le silence, qui peut rappeler Pisaro à certains égards. Autre très bonne découverte, la formation féminine Les Femmes Savantes avec Sabine Ercklentz (trompette), Hanna Hartman (objets), Andrea Neumann (piano, table de mixage), Ute Wassermann (voix) et Ana Maria Rodriguez (électronique) pour une improvisation électroacoustique minimaliste et onirique, plutôt originale et sensiblement merveilleuse.

Pour finir, un troisième disque avec plus de musiques idiomatiques, genre rock, post-rock, dub, (free-)jazz. Car à proprement parler, il n'y a pas de free sur les autres disques, ce que sur le troisième qu'on peut entendre le trio Paul Lovens/Ignaz Schick/Clayton Thomas pour une courte piste lyrique et énergique d'une des dernières performances d'Ignaz au saxophone alto je pense. Pièce étonnante aussi, c'est Toppling And Tumbling (short version) d'un compositeur que je ne connaissais pas: Antje Vowinckel. Une exploration cyclique, systématique et sensible du timbre d'une multitude de percussions dans un dialogue étroit et absorbant, recommandé. Juste après vient d'ailleurs un incroyable duo violoncelle/contrebasse avec Nicholas Bussmann et Werner Dafeldecker où l'on jurerait écouter la suite de la précédente pièce pour percussion. Le bois est violemment et obstinément frappé et les cordes résonnent à travers cette cuve de manière magique durant une phase où les deux musiciens fusionnent avant de se décaler progressivement. La bonne découverte de ce disque c'est aussi Hanno Leichtmann qui nous propose ici un solo et un duo avec Andrea Neumann: musique informatique et électronique de boucles en dialogue avec l'exploration méthodique du piano de Neumann. Puis viennent les errances d'Antoine Chessex (saxophone ténor), musique d'inspiration spectrale où de longues notes de saxophone se superposent à une basse continue en enregistrement multipistes, le résultat est certes trop court pour vraiment se prendre au jeu, mais tout de même envoutant grâce à l'extrême mobilité du continuum. Et pour finir, un extrait d'un concert auquel j'avais eu la chance d'assister au cours de l'été 2010 quelques jours avant de rentrer en France. Il s'agit du Splitter Orchester, un gigantesque orchestre d'environ vingt musiciens parmi les plus talentueux (Liz Albee, Boris Baltschun, Burkhard Beins, Anthea Caddy, Werner Dafeldecker, Axel Dörner, Robin Hayward, Sabine Vogel, etc.) réunis par Clare Cooper et Clayton Thomas suite à l'expérience australienne du Splitter Orchestra. Un orchestre gigantesque qui improvise ici au beau milieu d'un lieu non moins colossal, la gare centrale de Berlin. Les textures se multiplient jusqu'au chaos, des motifs émergent et se font submerger, l'écoute est attentive au lieu ainsi qu'entre chacun, l'environnement génère la musique aussi bien que la musique parvient à modifier considérablement le lieu: une expérience unique et époustouflante dont on a la chance d'avoir un aperçu ici; et qui conclut à merveille cette compilation.

Après, comme pour toute compilation, la succession parfois improbable d'esthétiques incomparables peut fatiguer; et la courte durée de chaque pièce empêche souvent un développement quelconque qui permet de vraiment saisir la musique et la particularité de chacun. Mais bon, c'est le lot de toutes compilations... Ceci-dit, on a là tout de même un état des lieux monumental d'une grande partie des nouvelles musiques européennes, un état des lieux qui documente très bien la diversité des approches et des esthétiques, des recherches, des volontés et des formules adoptés par chacun. Musiques électroniques, acoustiques, instrumentales, en groupe, en solo ou en petite formation à travers des collaborations qui se recoupent, musiques idiomatiques, toutes les formes des nouvelles musiques sont abordées. Cette compilation forme à mon avis une excellente introduction et un moyen de découverte parfait pour aborder les esthétiques différentes des musiques improvisées et expérimentales pour la décennie 2010.

Informations, tracklisting complet et présentation de chaque formation disponible ici: http://www.mikroton.net/press/PRMikrotonCD14-15-16.pdf

organized textures from lo-fi materials

Pascal Battus / Alfredo Costa Monteiro - Fêlure (organized music from thessaloniki, 2012)

Fêlure est le deuxième opus de cette grande collaboration entre deux infatigables explorateurs sonores. Je n'avais pas écouté leur première, Ductile, où chacun explorait du papier amplifié. Pour ce nouvel enregistrement, Alfredo Costa Monteiro persiste avec cet outil sonore, tandis que Pascal Battus retourne à ses surfaces rotatives.

Deux matières sonores se croisent, s'opposent et se mélangent parfois. Des matières frottées par des ustensiles quotidiens à l'aide de moteurs, et du papier que l'on peine à reconnaître. Les textures du duo sont inimaginables et ne ressemblent à rien de ce à quoi l'on pourrait s'attendre. Pourtant, étonnamment, des sons rappellent des éléments connus parfois, des sortes de souffles, des hululements, une voix humaine, du vent,  parfois même un cuivre ou un saxophone. Les timbres sont extrêmement singuliers, souvent abrasifs et granuleux, mais toujours produits avec une attention, une précision et une sensibilité hors du commun. Durant quatre pièces, Battus et Monteiro sculptent dans des matières non-musicales des textures poétiques, aériennes, et inattendues, et tout ceci à base de friction, de frottement, et de grattement.

Quatre pièces exemptes de pulsations - hormis celle produite par la vitesse de circulation des surfaces de Battus. Quatre pièces où le temps est lisse et étiré, hors du monde, à l'image des timbres de ces sculptures sonores. Battus et Monteiro, en étirant le temps et en produisant des textures incroyables à partir de matériaux incongrus, créent un monde imaginaire, un territoire sonore inouï et fantastique, merveilleux et poétique. Quarante minutes d'exploration méthodique et sensible en-dehors de toute attente et de tout langage préétabli, fêlure entre deux univers sonores certes, mais également et surtout fêlure entre la beauté de cette musique et ce qu'on pourrait en attendre. Quatre explorations soniques profondes, immersives, sensibles et inattendues. Recommandé.

Informations & extrait: http://thesorg.noise-below.org/2/?p=612

Muura - Tape (organized music from thessaloniki, 2012)

Autre production axée sur des textures extrêmes et avant-gardistes, Tape est une cassette de Muura, pseudonyme pour le projet solo du musicien et artiste sonore australien Matt Earle. La première face est une sorte de drone basée sur une espèce de souffle ou de bourdonnement comme pourrait en produire une vieille installation électrique surchargée. De nombreux larsens et parasites viennent s'ajouter au fur et à mesure de cette longue pièce statique et linéaire, où on cherchera en vain un quelconque repère temporel ou mélodique, malgré quelques pulsations sporadiques, vite noyées dans le flux immuable, et oppressant par son volume, du bourdon. Une texture grasse et granuleuse, instable, parasitaire, qui explore les tréfonds des saturations magnétiques et analogiques. En somme, un mélange de drone sale et de noise exploratrice.

Pour moi, la violence, l’extrémité et la radicalité sont presque des valeurs esthétiques. Mais là, je dois avouer que ce son aussi crade et redondant m'a quelque peu fatigué. Ainsi, la deuxième face est vraiment la bienvenue. Une face beaucoup plus ambient/indus. Plus calme, plus aérée, plus reposante, moins stressante et énervée, ça fait du bien de finir cette cassette comme ça... Le son granuleux et corrosif est toujours présent, mais de manière moins murale, moins faciale et plus atmosphérique qu'énergique. Un univers étrange est dépeint par Muura, un univers métallique où la résonance semble ne jamais s'arrêter, où des bruits extraterrestres jaillissent aux moments les moins opportuns. Une belle pièce aussi, plus axée sur l'ambiance que sur la dynamique du timbre. 

Une recherche originale et singulière certes, mais franchement difficile d'écoute...

Informations & extrait: http://thesorg.noise-below.org/2/?p=599

Slugfield - Slime Zone (PNL, 2012)

Slugfield est un trio norvégien formé à l'occasion du festival all Ears d'Oslo, organisé par les membres de cette formation. Un trio composé de Paal Nilssen-Love à la batterie, de Lasse Marhaug (membre de Jazkamer) à l'électronique et aux platines, et de Maja S.K. Ratkje à la voix et à l'électronique. On imagine dès lors les influences de la musique improvisée, du grind et de la harsh noise.

Slime Zone est un enregistrement live de 2010 où les trois membres dégagent autant d'énergie que d'électricité. Une sorte de musique improvisée bruitiste où une batterie rock tente de recouvrir des hurlements saturés et des murs de bruits blancs incessamment fracturés. Cris, grognements, larsens, distorsions, frappes dures et violentes, zapping survolté: autant d'éléments qui font de Slugfield une formation qui ne mérite pas son nom. Mais qui font aussi de Slugfield une formation qui n'est pas sans rappeler les performances bruitistes des années 90 et 2000. Car Slugfield fait autant dans la harsh que dans la musique improvisée, il s'agit avant tout de jouer fort, de faire mal, de souffrir, de nier et de refuser la tradition. Performances nihilistes ultra énergiques et incendiaires, dynamiques rock et extrême se croisent dans une suite de cinq pièces qui vont de deux à vingt minutes, toutes plus extrêmes les unes que les autres, violentes à souhait, énergiques jusqu'à l'épuisement. Mais aussi, des pièces inventives où la créativité et la spontanéité de chacun trouvent leur place à tout moment, notamment lors des accalmies ou lors des ruptures quand des textures incongrues émergent (telles des sonneries, des harmoniums) et ajoutent un aspect dadaïste et humoristique à cette performance, un aspect heureux où la joie qu'ont les trois musiciens de jouer ensemble transperce l'auditeur.

Une suite puissante, violente et extrême, jouissive et essoufflante, de performances harshy-grindcore improvisées et ininterrompues. Les amateurs des fameuses collaborations de Merzbow avec Keiji Haino ou avec Alec Empire y trouveront leur compte!

Sebastien Lexer / Eddie Prévost / Seymour Wright - Impossibility in its Purest Form (Matchless, 2012)

Sebastien Lexer au piano préparé (piano +), Eddie Prévost aux percussions, et Seymour Wright au saxophone alto. Trois duos qui explorent toutes les combinaisons possibles (ma préférée étant Wright/Lexer), et un trio pour fêter tout ça - la plus profonde et la plus réussie de ces quatre pièces à mon avis. Impossibility in its Purest Form, titre qui fait référence au triangle impossible de Penrose (celui qui orne la pochette), cherche la fusion impossible de trois instruments et de trois individualités à travers le son envisagé comme texture.

Dans ses notes, Eddie fait beaucoup référence aux concepts de possibilité ("ce qui va arriver", "ce qui pourrait arriver"), d'impossibilité, d'aptitudes à l'erreur cognitive et perceptive, pour justifier et théoriser sa pratique de l'improvisation et la spontanéité à l’œuvre durant ses improvisations. Comme si chaque improvisation était un plongeon vers l'inconnu. Pourtant, ce qui frappe au premier abord, et ce n'est pas un mal - mais cela remet en cause la spontanéité de ces improvisations -, c'est la continuité et la ressemblance entre chaque duo (d'abord Prévost/Wright, puis Prévost/Lexer et enfin le magnifique Lexer/Wright). Chaque duo, ainsi que le trio, sont principalement constitués de notes très longues, aiguës, riches, pleines d'harmoniques (cymbales et cordes du piano frottées, harmoniques et souffle continu au saxophone). Une même structure linéaire semble conduire chaque pièce vers une exploration de la fusion des timbres, et vers une recherche d'un timbre uniforme entre trois instruments sans rapports les uns avec les autres.

C'est peut-être seulement à partir du duo Lexer/Wright, 'Trilinear γ', et de plus en plus durant le trio qui donne son titre au disque, que le silence trouve sa place, et qu'une part d'inconnu semble à l’œuvre dans l'interaction. Plus le disque avance, moins le terrain semble certain - à l'image des longues et puissantes notes instables de Wright -, des écarts et des reliefs se creusent, des timbres neufs apparaissent, le silence agit comme une texture, les résonances vivent leurs vies, le risque devient prépondérant et le dialogue entre deux ou trois semble effectivement plus spontané et/ou aléatoire parfois.

Je n'avais pas écouté Seymour Wright depuis l'excellent trio avec Keith Rowe et Martin Küchen, et je reste encore assez émerveillé par ses interventions simples mais puissantes, ses notes très serrées qui résonnent dans notre tête pendant des secondes interminables - très bien mises en avant par le piano de Sebastien Lexer. Des textures simples mais inusuelles et inhabituelles, créatives et inventives en somme, tout en étant puissantes et intenses, instables tout étant sûres d'elles. 

Mais de manière générale, ce sont les trois musiciens (même si ce sont surtout SW et SL qui m'impressionnent le plus) qui savent faire preuve de créativité dans cette longue exploration de plus d'une heure dix. Une recherche épique avant tout axée sur la texture, des textures souvent simples et minimalistes mais riches et intenses. Des dialogues à deux et à trois très sensibles et attentionnés, où différentes dynamiques sont à l’œuvre, avec ou sans silence, dans une osmose et une fusion souvent impressionnantes. Du beau travail!

Informations: http://www.matchlessrecordings.com/impossibility-purest-form-mrcd82

Evan Parker / John Edwards / Eddie Prévost - All Told. Meetings with Remarkable Saxophonists - Volume 1 (Matchless, 2012)

Le trio Parker/Edwards/Prévost est le premier d'une série de concerts intitulée Meetings with Remarkable Saxophonists, publiés ou à paraître sur Matchless, le label du percussionniste Eddie Prévost. Les trois prochains saxophonistes invités seront John Butcher (inévitablement), Jason Yarde, et Bertrand Denzler. Une série qui commence bien et qui promet en somme.

Pour ce premier volume, une formation classique saxophone (ténor)/basse/batterie nous propose une longue pièce de 70 minutes divisée en deux parties. All Told, cette gigantesque improvisation interminable se place dans le sillon du fameux trio anglais de Parker aux côtés de Barry Guy et Paul Lytton. Car si quelqu'un devait diriger ce trio, ce serait certainement Evan. Ce dernier paraît se reposer sur ses acquis et adopte un jeu qu'on lui connaît depuis longtemps, tandis que Prévost adopte un jeu plus rythmique que sonique, une réponse classique à laquelle se maintient également Edwards. De très longues improvisations collectives, qui ne cessent de progresser vers une intensité toujours plus forte, vers des phrasés toujours plus puissants, vers une rapidité et une écoute toujours plus fortes. Je ne sais pas si c'est le temps de se mettre en place, de se chauffer, de réapprendre à se connaître et à s'entendre, mais la deuxième moitié est selon moi vraiment plus réussie, plus variée et plus intense en même temps. La pure joie de se réunir à nouveau transparaît réellement. Ce n'est pas franchement une musique surprenante, elle se place dans la longue tradition du free jazz d'un côté et de l'improvisation libre européenne, tradition qui est en grande partie le fruit de ces musiciens anglais. Mais pourtant, c'est toujours enthousiasmant. La section rythmique parvient à produire de nombreux reliefs, à constamment faire progresser Evan, à l'amener vers des territoires soniques de plus en plus puissants et vers des techniques de jeux intenses. De leur côté, Prévost et Edwards changent assez souvent de timbres, de textures et surtout de dynamiques, ils rivalisent sans cesse d'inventivité, de réactivité et de spontanéité.

Une musique puissante, où les dynamiques évoluent sans cesse vers une intensité plus forte, où les textures sont le fruit d'une écoute très attentive et d'une réactivité surprenante. Une improvisation axée sur les dynamiques de jeux et une écoute approfondie, pour une musique forte, virtuose, collective et égalitaire (où chacun trouve sa place dans une absence totale de hiérarchie).

Andrea Neumann / Bonnie Jones - green just as I could see (Erstwhile, 2012)

Chez Erstwhile, les pochettes de Yuko Zama sont souvent simples, mais étonnantes et surprenantes. Et voilà qui correspond plutôt bien à la musique de ce duo. Une musique simple, sensible et délicate, mais hors du commun, à côté de tout, une musique inattendue et inespérée. D'un côté, Andrea Neumann, plongée à l'intérieur du piano ou surmontant une table de mixage. De l'autre, Bonnie Jones, manipulant des courants électroniques. Deux musiciennes fantastiques et hors-normes, pour un duo simple et dense à la fois.

"3n1m4n", première pièce d'une série de quatre qui semblent en grande parties improvisées, joue énormément sur les bugs et les répétitions. Une pièce obstinée, insistante, et lo-fi, qui navigue entre larsens, circuit bending, et triturations de cordes. Comme durant tout le disque, les textures échappent à la description, on se laisse plus envouter qu'on ne cherche à comprendre qui fait quoi et comment. Ça crépite, ça grésille, ça s'arrête, brusquement, lentement, ça accélère, ça crispe. C'est toute une histoire, avec sa propre logique narrative.

Il n'y a qu'à écouter "Belle Reed", seconde pièce pièce de ce disque et aussi la plus longue (18 minutes).  Le voyage est épique et sous-terrain. Neumann et Jones nous plongent dans les entrailles du piano, mais également dans les profondeurs de l'électricité. Un timbre qui semble artisanal, avec ses radios, ses bruits blancs, ses drôles d'arpèges, qui a une importance considérable mais qui s'efface derrière l'aspect initiatique de cette pièce. On est plus concentré sur la couleur que va prendre le son que sur la couleur qu'il a actuellement. L'important, dans ce duo, c'est plus ce qui va arriver que ce qui arrive. Chaque seconde est un plongeon vers l'inconnu, il semble impossible de préméditer ce qui va se passer: ici réside toute la force de ce duo.

Les deux dernières pièces, "Seriatim" et "As My Memory Turned" sont également construites selon ce principe. Deux pistes continues, qui ne s'arrêtent jamais, sans ruptures, mais qui nous amènent toujours vers l'inespéré et l'inattendu, sans faire dans l'inouï. La surprise réside toujours plus dans l'enchainement que dans la texture elle-même. Des pièces construites dans une volonté apparente de surprendre, autant par la construction que par l'assemblage et la superposition. Car Neumann et Jones s'amusent souvent à superposer des objets sonores de manière incongrue, telle une berceuse par-dessus du bruit blanc par exemple. On trouve de nombreux jeux d'oppositions qui renforcent chacune des musiciennes durant ces quarante minutes aux textures simples mais pleines de détails surprenants et d'assemblages inattendus. Jamais un grésillement et un larsen ne m'auront paru aussi beaux et poétiques, car Neumann et Jones parviennent à les intégrer dans une structure narrative et sensible. Elles réussissent par des moyens aux allures parfois rudimentaires à créer un voyage hors du commun et toujours surprenant. Un voyage électroacoustique hallucinant et dense, riche de détails, clair, et exceptionnellement étonnant.

Un album qui mérite vraiment d'être écouté, un album dont on ne se lasse pas et qui se redécouvre à chaque écoute: je ne peux que vivement le recommander.

Rodrigo Amado Motion Trio & Jeb Bishop - Burning Live at Jazz ao Centro (Jacc Records, 2012)

Il y a deux ans, j'ai été franchement et très agréablement surpris par Searching For Adam, un très grand album de free jazz, qui, s'il ne renouvelait pas le genre, lui redonnait en tout cas un sacré tonus. Cette année, le saxophoniste ténor et baryton Rodrigo Amado revient avec son trio portugais, le Motion Trio, soit Miguel Mira au violoncelle et Gabriel Ferrandini à la batterie, et avec comme invité pour cet enregistrement live, un fidèle compagnon de Ken Vandermark, le tromboniste Jeb Bishop. 

Le Motion Trio, on s'en doute, est orienté avant tout par le free jazz, il s'inscrit dans cette démarche et ne semble pas vouloir s'en démarquer. L'instrumentation est assez classique, les formes musicales aussi. Sur les trois improvisations proposées, beaucoup d'improvisations collectives, de crescendo, ça joue fort, vite, avec virtuosité, puissance, et lyrisme. Rien de bien nouveau en somme. Mais, parce qu'il y a bien un mais, le free jazz s'est-il jamais réclamé d'un renouvellement perpétuel? Je ne dis pas, il y a eu renouvellement, il y a bien eu un renversement de la tradition (et je dis bien renversement, et non négation) au début des années 60; mais suite à ce renversement, le free jazz, dans son acceptation noire-américaine, est devenu un code, un langage, avec une forme figée. Une forme héritée de la tradition noire-américaine (blues, ballades, standards bop) sur laquelle un contenu organique et irrécupérable fut plaqué. Rodrigo se place dans cette tradition (même s'il est blanc et européen, n'en déplaise aux puristes), une tradition où maintenant que la forme a été trouvé, il s'agit de faire évoluer le contenu. 

Et c'est là où ce quartet est fort. car dans le contenu, nous avons des improvisations collectives incendiaires, puissantes et jouissives. Des improvisations où toute la puissance provient de l’interaction entre les sonorités, les expressions et les modes de jeux de chacun. De l'interaction entre la rythmique dure et rock de Mira, le lyrisme, la joie et la puissance d'Amado, l'étendue de Ferrandini, et la force de Bishop. Une interaction qui ne laisse jamais personne de côté, et où chacun est constamment entendu et pris en compte. Trois improvisations souvent nerveuses et énergiques, avec quelques reliefs tout de même (dont un magnifique duo sax/violoncelle) pour ne pas tomber dans la monotonie d'une suite aussi nerveuse que fatigante comme cela arrive souvent dans le free.

Et nous voici donc face à un énième disque de free jazz puissant et jouissif, nerveux et virtuose. Mais tout le monde n'arrive pas à trouver l'énergie et la puissance de Coltrane ou de Frank Lowe par exemple, et c'est encore un plaisir d'entendre des musiciens actuels y parvenir et nous emmener sur ce terrain de révolte populaire et inépuisable. Un disque fort, plein de violence et de joie, joie d'une musique violente et puissante, joie de jouer ensemble, d'improviser et de partager. Il l'avait déjà prouvé il y a deux ans avec Searching For Adam et il recommence avec ce Burning Live at Jazz ao Centro, Rodrigo Amado est franchement saisissant, un improvisateur organique et mortel. Très bon!

Thanos Chrysakis & Wade Matthews - Numen (Aural Terrains, 2012)

Numen, un terme aux significations multiples, que le duo Chrysakis/Matthews envisage de plusieurs manières. Six improvisations électroniques et digitales enregistrées en 2010, avec Thanos Chrysakis à l'ordinateur et à l'électronique, et Wade Matthews pour les digital synthesis et field recordings. Sur les six pièces, les premières offrent encore quelque repères musicaux et/ou psychologiques, qui vont petit à petit disparaître ou se laisser déconstruire.

Au départ, nous avons donc encore des mélodies, une nappe de fond harmonieuse, des rythmes, des sons connus. Chrysakis & Matthews mélangent les sources électroniques et numériques pour produire une musique riche où des synthèses croisent des sinusoïdes, où des nappes chaleureuses et rondes forment la base harmonique d'un chant de cloches, d'oiseaux, de coqs, de chiens, etc. Mais ce sont également des synthèses étranges très proches des fréquences d'un piano préparé ou d'une clarinette basse que l'on retrouve parfois. Du moins que l'on a l'impression de retrouver, derrière une palette d'effets qui paraissent réfléchir les instruments de la même manière que pourrait le faire un miroir déformant. Mais toujours, quelques éléments musicaux subsistent.
 
Six pièces qui forment six tableaux, des esquisses mentales qui ne se rapportent à rien et qui sont principalement axées sur l'atmosphère et l'ambiance. Comme la musique d'un film imaginaire et osé que Matthews et Chrysakis auraient inventé. Mais petit à petit, lors de quasiment chaque pièce, les repères musicaux s'effondrent, les rythmes disparaissent, les imitations se cachent derrière des synthèses trop poussées, même la linéarité des atmosphères tend à disparaître. Puis la musique de Wade Matthews et Thanos Chrysakis se réduit à l'essentiel: une texture, et l'ambiance qu'elle forme. 

Autre chose de très réussi, au-delà de l'étonnante et exceptionnelle inventivité au niveau de la création de timbre et de l'aspect absorbant des atmosphères, c'est la forme même du dialogue entre les deux musiciens. On ne sait pas toujours facilement qui fait quoi dans ce duo, mais il ne s'agit pas non plus d'une fusion où tout se confond. Le duo Chrysakis/Matthews parvient à trouver un point d'équilibre surprenant entre l'osmose et l'opposition. Il y a une interaction évidente, sensible, mais ce n'est pas pour autant que les créations de chacun se confondent et se noient l'une dans l'autre, chacun laisse une place sonore à son collaborateur, lui répond et l'enrichit de manière très respectueuse, sans jamais s'y opposer vraiment. Une démarche interactive risquée et glissante mais réussie.

En bref, Numen, c'est avant tout une profusion de textures exceptionnellement créatives et inventives, mais c'est également un ensemble d'atmosphères absorbantes et envoutantes. Et aussi, un terrain d'entente équilibré entre les deux musiciens, qui ne s'opposent ni ne fusionnent pour établir un dialogue égalitaire où les subjectivités ne se limitent et n’empiètent pas l'une sur l'autre. Recommandé.

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Pascal Battus / Lionel Marchetti / Emmanuel Petit - La vie dans les bois (Herbal International, 2012)

La vie dans les bois est une étrange pièce de 40 minutes enregistrée il y a presque dix ans à l'intérieur d'une forêt, pendant une performance butô de Yôko Higashi. Outre ces quelques spécificités circonstancielles, il y a également cette surprenante accréditation de Marchetti à l'électricité. Et étant donné que les des autres musiciens jouent de la guitare électrique comme d'une source de larsens, on a du mal à distinguer si Marchetti joue vraiment de l'électronique avec eux ou s'il s'est simplement occupé du groupe électrogène... Ce que j'ai du mal à croire.

En tout cas, cette pièce a quelque chose de très absorbant, figuratif, et de très concret. On y entend tout d'abord les sons de la forêt, principalement ses oiseaux mais quelque fois aussi le bruissement des arbres et le vent. Puis le trio Battus/Marchetti/Petit commence à produire de longues nappes sonores, à jouer avec les sons de la forêt dans une forme de questions-réponses où les larsens peuvent prendre la forme d'un chant d'oiseau. Une musique très axée sur l'ambiance et l'atmosphère, mais également sur la figuration, toute variation de la nappe servant surtout des buts imitatifs et imagés, ou servant de réponse au chant de la forêt; mais ne servant que rarement un but musical ou formel.

Une musique calme et contemplative, où les sons électriques dialoguent et communient avec les sons naturels. L'osmose n'a pas seulement lieu entre les musiciens (et la danseuse), mais également avec la forêt elle-même, qui tend à revivre sur ce disque par la réponse que le trio propose à sa vie sonore. Une longue piste progressive, qui ne suit pas une montée linéaire, mais qui suit invariablement le cours de l'environnement, qui suit La vie dans les bois. Une progression calme et envoutante, poétique et sensible, minimale, patiente, et surtout, charmante. Un bel exemple d'improvisation et d'interaction entre la musique et l'environnement.

Informations: http://herbalinternational.blogspot.fr/2012/04/1201-bathus-marchetti-petit-la-vie-dans.html

Roel Meelkop - Oude Koeien (Herbal International, 2010)

Collection de huit pièces enregistrées et pour la plupart déjà éditées entre 1998 et 2010, Oude Koeien compile une drôle de série de pièces plutôt courtes interprétées par l'un des noyaux durs de la musique électroacoustique hollandaise. Une grande partie de ces pièces est faite pour synthétiseur analogique et ondes sinusoïdales apparemment, mais le vocabulaire et la forme esthétique de ces pièces se rapprochent plus de la musique électroacoustique avec ses manipulations de bandes magnétiques ou vinyles. Musique électroacoustique à forte tendance glitch, avec ses courtes imperfections, ses sauts de tension (électrique aussi bien que musicale), ses disques rayés qui sautent et qui craquent, ses étranges enregistrements sonores un peu crades et méconnaissables.

Des pièces souvent assez courtes, calmes, avec de nombreux silences. En fait, une musique assez étrange, imprévue, qui oscille entre le bruit, le silence, le minimalisme, le réductionnisme, entre les répétitions, les ruptures de ton et les fractures. Roel Meelkop joue sur les textures avec de nombreuses nappes analogiques, mais aussi sur différentes intensités et atmosphères, univers composés parfois de bruits, parfois d'accords, de rythmes, ou de nappes. Une musique complexe, variée, tour à tour sérieuse et sans prétention, qui peut aussi bien ennuyer qu'absorber l'auditeur selon son état et sa disponibilité. En tout cas, la compilation en tant que telle forme une belle présentation des travaux de Roel Meelkop, artiste que l'on peut ainsi découvrir dans toute sa diversité, mais aussi dans sa radicalité.

Informations : http://herbalinternational.blogspot.fr/2009/10/xxxx-roel-meelkop-old-cows-from-ditch.html 

Éric La Casa / Cédric Peyronnet - La Creuse (Herbal International, 2008)

Été 2006, au beau milieu de la France, dans un département qui fait rarement parler de lui (la Creuse), deux amoureux du son dressent une carte dans le but de produire une cartographie sonore de ce territoire. Pendant plusieurs jours, La Casa et Peyronnet se baladent à travers trois points géographiques, contemplent les paysages, et prennent des relevés sonores qui constitueront bientôt une banque de sons. Ressac, confluence de deux rivières, chants d'oiseaux, cris d'insectes, bruits de lignes électriques sous haute tension, moulin, barque, clapotis, cloches d'église. Si ce territoire est réputé pour être vide, les deux cartographes sonores reviennent tout de même avec des données sonores vastes et riches. D'un côté, Éric La Casa a envoyé un montage des enregistrements, montage qui donne son interprétation du lieu choisi. Puis Cédric Peyronnet a collé son interprétation sonique. Et inversement sur certaines pièces. Double interprétation sonore d'un environnement particulier. Une musique interactive, où l'imaginaire prend le dessus sur la restitution sonore documentaire. Car cette suite de field-recordings n'est pas figurative, et si elle peint quelque chose, c'est surtout les impressions et les sensations des enregistreurs-capteurs. Une peinture mentale plus que documentaire. A travers les données brutes des field-recordings, puis à travers le choix, le montage, et l'assemblage de ces sons enregistrées avec patience, délicatesse et précision, c'est surtout l'état émotif des musiciens qui ressort plus que les données sonores de l'environnement. Mais également, il ressort de cette suite l'état d'intimité entre les deux artistes qui confondent leurs enregistrements, ainsi que l'état d'intimité entre ces derniers et l'environnement dont ils ont su tirer toute la magie et la poésie sonore.

Neuf pièces enregistrées et montées de manière très sensible et poétique, où l'imaginaire et les sens ont su prendre le dessus sur la froideur de la raison et de la science. Un tableau intime de la relation triadique entre deux musiciens et une région géographique.

Antoine Beuger - un lieu pour être deux (Copy For Your Records, 2011)

Je ne sais pas à quoi ressemble la partition d'Antoine Beuger, membre fondateur du collectif Wandelweiser, interprétée ici par Ben Owen et Barry Chabala. Est-ce un texte, une partition graphique, un poème, des pages dont seraient extraits les dessins qui ornent la pochette? Quoiqu'il en soit, cette extrait de la partition un lieu pour être deux, joué ici à la guitare par Barry Chabala et aux field-recordings et synthesized tones par Ben Owen, est une réussite. 

Je ne connais pas la partition, mais je pense qu'elle est très ouverte, qu'une marge énorme est laissée aux instrumentistes, jusqu'au choix des instruments, ce qui me permet de juger principalement l'interprétation plus que la composition. Et cette interprétation est juste formidable. En premier lieu, il y a les enregistrements de Ben Owen qui parcourent cette unique pièce de 45 minutes dans sa totalité. Des enregistrements urbains surtout, avec de nombreuses bribes de discussions en plusieurs langues, le trafic routier, des klaxons, des autoradios, oiseaux, eau, etc. Mais aussi des enregistrements intimes, qui paraissent tirés d'appartements. Des enregistrements très propres et en même temps très discrets en tout cas, qui demandent à être écoutés au casque pour ne pas confondre son environnement avec celui du disque, ou qui peuvent volontairement être écoutés avec des haut-parleurs pour mélanger les environnements sonores. Le montage des field-recordings est cohérent, sensible, poétique, intime, et limpide, sans retouche ni rupture. Les ruptures sont pourtant présentes, à travers les interventions instrumentales qui empêchent de pénétrer l'univers sonore des field-recordings. Des ruptures de ton et d'intensité, où une corde est brutalement pincée sans prévenir en plein milieu d'une discussion, où une fréquence nasillarde vient faire obstacle à une audition voyeuriste des enregistrements de terrain, parfois trop intimes peut-être. 

un lieu pour être deux est une longue pièce, subtile, qui demande beaucoup d'attention et de disponibilité. Une pièce minimaliste où Ben Owen et Barry Chabala dialoguent avec un environnement sonore bruyant et non-musical. Et ce sont ces interventions musicales impromptues qui confèrent une esthétique particulière aux enregistrements bruts sur lesquels jouent les deux musiciens. Ce dialogue tend dès lors à produire une nouvelle intimité, au-delà de celle des enregistrements, entre ces derniers et les musiciens qui semblent extrêmement attentifs à leur environnement sonore. Attentifs à sa poétique inhérente, à ses rythmes, à ses intensités, à sa continuité comme à ses ruptures, à sa structure aléatoire en fait, mais aussi à son atmosphère et à son ambiance. Autant d'éléments que chacun des musiciens parvient à mettre en avant (ou à créer) grâce à de brèves interventions minimalistes. 

Quel est l'écart ou la fidélité entre les indications d'Antoine Beuger et l'interprétation de Chabala/Owen? Aucune idée, mais la musique qui en résulte est d'une poétique admirable, d'une sensibilité à l'environnement sonore exceptionnelle (ce qui est certainement caractéristique de tous les membres de Wandelweiser). un lieu pour être deux est très calme et minimaliste, mais paradoxalement intense et envoûtant. Un peu comme dans le dernier Pisaro (fields have ears 6), la musique parvient à conférer un caractère majestueusement poétique et une dignité musicale envoutante à un environnement sonore urbain et austère, gris et minimal, tout étant extrêmement vivant.

Informations et extrait: http://cfyre.co/rds/pgs/cfyr008.html

Wade Matthews & Alfredo Costa Monteiro - Winter (Copy For Your Records, 2011)

Au départ, les expérimentations électroniques et numériques de l'avant-garde musicale pouvaient sembler austères, hermétiques, froides, ou même insensées pour certains. Mais après soixante années de  recherches et de tentatives parfois réussies, parfois échouées, un véritable langage musical a pu se constituer et se structurer au-delà des concepts et de l'expérimentation. Un langage organique et humain, parfois poétique, plus ressenti à travers les émotions (sans que ce soit nécessairement la douleur comme chez Karkovski par exemple), que compris par la raison. Et c'est bien ce que parvient à nous prouver une fois de plus la collaboration entre ces deux artistes sonores que j'admire: Wade Matthews et Alfredo Costa Monteiro. Oui le langage musical et sonore, qu'il soit numérique, électronique ou électroacoustique, est véritablement arrivé à pleine maturité. Pour Winter, une suite de cinq tableaux structurés et composés avant tout par la sensibilité, le premier utilise des field-recordings manipulés et des synthèses digitales, tandis que son collaborateur jour avec des cordes amplifiées, des moteurs électriques et des radios.

Au regard de ces sources sonores fondamentalement composées d'électricité et de codes informatiques, du titre et de la pochette parsemée de cristaux, on pourrait facilement s'attendre à une musique froide et austère. D'un côté, c'est exact, la plupart des morceaux sont constitués sur de longues basses abyssales, sur des drones sombres qui semblent extirpés des profondeurs de la croûte terrestre, comme si on était plongé à l'intérieur d'une pompe d'extraction de pétrole. Il y a toujours un aspect linéaire et ambient assez marqué à travers ces cinq plages pas si glacées. Car parallèlement à ce drone ambiant et sombre, chaque piste fourmille de bruits parasites, principalement électriques, de larsens et de moteurs, de fréquences radios et de bruits blancs, mais aussi d'enregistrements étranges, d'enregistrements sous-marins aux réverbérations hallucinantes. Et ce sont tous ces bruits, parfois inouïs mais toujours inattendus, qui font de Winter un disque vivant, chaleureux, sensible et organique. Wade Matthews et Alfredo Costa Monteiro produisent des textures continues, corrosives et sombres comme de la lave, mais constamment ponctuées d'éléments inattendus. Ponctuées de parasites organiques qui entraînent fractures et discontinuités tout en révélant la sensibilité et l'inventivité de ce duo, qui révèlent en fait la volonté esthétique ainsi que l'origine humaine et artistique de ce duo formidable qui se cache derrière des câbles, des écrans et des installations qui peuvent paraître hermétiques. 

Chaque pièce de Winter constitue en soi un univers surprenant, riche et extrêmement dense. Un univers exceptionnel qui ne ressemble à aucun autre et où se révèlent la sensibilité aussi bien que l'intelligence des deux musiciens en totale osmose. Une intelligence qui se retrouve notamment dans la structure claire et la continuité des pièces, tandis que les ruptures et la fusion des sons pourtant très différents et individualisés révèlent quant à elles la sensibilité et l'humanité de ce duo.

Hautement créatif et inventif, clair et très sensible, Winter rassemble cinq pièces électroacoustiques qui fourmillent de détails et respirent la vie, aussi bien terrestre, qu'humaine ou animale. Des détails que l'on découvre ou redécouvre à chaque écoute, et qui nécessitent une écoute tout de même assez forte. En fait, on ne se lasse pas de Winter et on reste apparemment émerveillé à jamais: vivement recommandé!

Informations et extrait: http://cfyre.co/rds/pgs/cfyr009.html

Éric Normand 5 - Sur un fil (Setola di Maiale, 2012)

Autre disque en provenance de Rimouski, Sur un fil est un projet entre free jazz, jazz moderne et musique contemporaine, qui réunit cinq musiciens autour des compositions d’Éric Normand. On y retrouve les instrumentistes Jean Derome (flûte, saxophone alto, appeau), James Darling (violoncelle), Antoine Létourneau-Berger (vibraphone, cymbales), Michel F. Côté (batterie, larsens), et Éric Normand lui-même à la basse électrique.

La première pièce est une suite de longues notes qui entrent et sortent les unes après les autres pour former de longs accords harmonieux et des textures calmes et particulières. Une belle pièce de quinze minutes où le quintet forme des aplats de couleurs variées, des couleurs au spectre très large étant donné la diversité et l'hétérogénéité des instruments présents (on peut en effet retrouver toutes les grandes familles instrumentales ainsi que presque toutes leurs sous-variétés). Ce n'est qu'aux environs d'une dizaine de minutes que les notes se raccourcissent jusqu'à un mode de jeu pointilliste, et que des silences apparaissent, au profit d'une texture éclatée et plus axée sur les reliefs et les variations d'intensité. Comme sur le reste de l'album, on peine à savoir ce qui est écrit et ce qui est improvisé, ainsi que les techniques d'écritures employées par Éric Normand (indique-t-il les durées? les hauteurs? les rythmes? etc.). Ce n'est que sur la deuxième pièce que l'on peut commencer à s'assurer qu'il s'agit bien d'improvisation: une improvisation libre encore éclatée, mais bien aérée, où l'écoute et l'attention semblent très intenses. Encore une fois, beaucoup de reliefs et de couleurs jusqu'à un climax chaotique d'improvisation collective. 

Après cette première moitié pas forcément passionnante viennent donc encore deux pièces beaucoup plus puissantes. La seule qui ne soit pas composée par Éric Normand, "Fields, Cows and Flowers" de John Tchicaï, est un grand jeu de questions-réponses et d'échos interminables entre tous les instruments, sans véritable distinction hiérarchique et/ou fonctionnelle. L'écoute est toujours très attentive et le quintet trouve un équilibre assez juste entre l'écriture, l'interprétation et l'improvisation, en faisant se succéder différents tableaux de lectures et d'interprétations rigoureuses, de solos, d'improvisations collectives libres ou dirigées. A mon avis, cette troisième pièce est celle qui intègre le mieux l'écriture grâce à cet équilibre entre des approches musicales qui peuvent être opposées, sans compter que cet équilibre se retrouve aussi au niveau des couleurs, des modes de jeu et des instruments. "Sur deux chaises", la quatrième et dernière pièce, offre encore moins de possibilités de déterminer les passages écrits ou non. Mais qu'importe, car avant tout, ce final est une question d'énergie. Les larsens apparaissent clairement, la basse est saturée, il y a de la distorsion, le vent de Delorme souffle souvent fort, et le plus surprenant, c'est que cette pièce est toujours aussi aérée. L'espace laissé ne fait que renforcer la puissante tension de ce dialogue nerveux et d'apparence plus spontanée.

Je ne suis pas particulièrement sensible aux compositions de Normand pour cet album, mais la précision et l'attention dont font preuves chaque musicien valent la peine d'être relevées. Car au-delà de l'écriture en elle-même, les interprétations et les improvisations de chacun, talentueuses, belles, singulières, et créatives, font de cette suite un disque agréable à écouter pour sa singularité et son inventivité, mais également pour son intensité (plus particulièrement sur la deuxième moitié).