un nouveau label portugais: Shhpuma

Encore un me direz-vous... Et oui! encore un nouveau label, dédié principalement à la musique portugaise (son pays d'origine),improvisée et sans compromis. Moins jazz que son parrain Clean Feed, Shhpuma semble plus dédié à des musiques plus radicales et/ou plus jeunes. Ceci-dit, ses deux premières publications laissent présager une putain de belle aventure.

Adresse du site (avec quelques vidéos des artistes ci-dessous): http://shhpuma.com/

Filipe Felizardo - Guitar Soli for the Moa and the Frog (Shhpuma, 2012)

Ceci est ma première rencontre avec le guitariste Filipe Felizardo, qui a déjà auto-produit deux albums solo auparavant. Deux albums que j'aimerai beaucoup écouter sous peu car ce troisième disque m'a plus que convaincu du talent de ce musicien. Huit improvisations pour guitare et ampli, dont une (splendide) à la guitare acoustique, inspirées par le guitariste primitiviste John Fahey et le romancier décalé Thomas Pynchon. Mais l'important n'est pas tant ces références littéraires que l'atmosphère propre à Felizardo. Une ambiance sombre, psychotique, torturé, contemplative, où chaque note de guitare est comme un rayon qui peine à traverser le sombre nuage et l'obscurité oppressante qui constituent la psyché de Felizardo. Comme une tentative de retour à la surface, ou une sorte de reverse impossible.

On croirait parfois entendre Bill Orcutt, dans une version blues dilaté, lent et mélancolique, Bill Orcutt sous anxiolitique peut-être oui. Filipe Felizardo enchaîne des intervalles irréguliers constamment, joue très fort, puis très bas, entrecoupe chaque phrase de longs silences pesants, laisse surgir des motifs qui reviennent plusieurs pistes après tels des spectres, ou s'évanouissent dans le silence. Un blues tout en rupture, qui joue contre toute attente, autant au niveau structurel qu'au niveau harmonique. Un blues dissonant et anti-formel mais qui n'en a pas moins une logique narrative propre. Et c'est là certainement que réside tout le talent de ces soli, on perçoit difficilement la structure de chaque improvisation à cause des ruptures incessantes, mais il y a tout de même un fil conducteur qui traverse le disque dans son ensemble. Et la continuité n'est certainement rien d'autre que le flux de la conscience de Filipe (ou de son inconscient), une conscience qui agit en digression, en métaphore, en flash-back, et en oubli.

Il y a quelque chose de très cinématographique, on imagine aisément ces improvisations ponctuer un film expérimental sombre et malsain (genre Sombre de Grandrieux d'ailleurs). Un blues narratif et imagé, obscur, profond, qui explore plus les tréfonds de l'inconscient que ceux de la guitare. Où chaque dissonance exorcise la psychose, tente de repousser un environnement social oppressant et aliénant, où chaque silence permet à chacun (musicien comme auditeur) de se retrouver face à soi-même, en-dehors de ses névroses et de ses aliénations. Un blues mélancolique, inconscient, grinçant et extrêmement intense. Hautement recommandé!


Pão - Pão (Shhpuma, 2012)

Pão est un trio portugais composé de Pedro Sousa au saxophone ténor, Tiago Sousa aux claviers, harmonium et percussions, et Travassos aux cassettes, objets amplifiés, un mystérieux "zx 150", circuit bending, et voix. Ils composent trois longues pièces linéaires et entropiques, du moins à la manière de Thomas Pynchon (encore lui oui). Il s'agit de créer un espace statique (telle la pièce maintenue à 37° Fahrenheit de l'écrivain américain) et de voir comment l'énergie se déplace à l'intérieur de cet espace donné. On a donc de longs bourdons (merci l'harmonium), acoustiques mais aussi électroniques, des basses continus ou des accords soufflés, sur lesquels surgissent à tout moments de longs cris lyriques, plaintifs, craintifs, abrasifs, au saxophone aussi bien qu'à l'électronique.

De manière générale, la musique est tout de même assez harmonique et une forme de mélodie dilatée et étirée jusqu'au chaos émerge lentement et progressivement. Mélodie ponctuée de court-circuits, ou de cris. Ce n'est qu'à la fin du disque, sur la dernière piste qui évolue en un long crescendo jusqu'à atteindre un climax plutôt noise, un gros cluster entouré d'un violent mur électronique corrosif et de hurlements au ténor qui ne sont pas sans rappeler Mats Gustafsson, que la mélodie disparaît au profit d'une exploration sonique où l'énergie se libère et semble exploser l'espace produit auparavant. Mais dans l'ensemble, les phrases mélodiques sont omniprésentes, ainsi que le bourdon qui les soutient, des phrases lyriques, belles, plaintives, tristes, sombres.

Une musique cohérente, originale, sensible et sincère. Puissante dans son déterminisme et sa continuité à tout épreuve, elle peut emmener loin, sur des territoires inconnus, mais en plus, sa sincérité et sa singularité, son énergie et sa tension incroyables, tous ces éléments font de ce disque une suite dont on ne se lasse pas et qui apporte quelque chose de nouveau aux musiques improvisées en incorporant un minimalisme radical à un jeu organique et spontané. Du très beau boulot pour ce premier enregistrement du trio Pão.