Thanos Chrysakis & Wade Matthews - Numen (Aural Terrains, 2012)

Numen, un terme aux significations multiples, que le duo Chrysakis/Matthews envisage de plusieurs manières. Six improvisations électroniques et digitales enregistrées en 2010, avec Thanos Chrysakis à l'ordinateur et à l'électronique, et Wade Matthews pour les digital synthesis et field recordings. Sur les six pièces, les premières offrent encore quelque repères musicaux et/ou psychologiques, qui vont petit à petit disparaître ou se laisser déconstruire.

Au départ, nous avons donc encore des mélodies, une nappe de fond harmonieuse, des rythmes, des sons connus. Chrysakis & Matthews mélangent les sources électroniques et numériques pour produire une musique riche où des synthèses croisent des sinusoïdes, où des nappes chaleureuses et rondes forment la base harmonique d'un chant de cloches, d'oiseaux, de coqs, de chiens, etc. Mais ce sont également des synthèses étranges très proches des fréquences d'un piano préparé ou d'une clarinette basse que l'on retrouve parfois. Du moins que l'on a l'impression de retrouver, derrière une palette d'effets qui paraissent réfléchir les instruments de la même manière que pourrait le faire un miroir déformant. Mais toujours, quelques éléments musicaux subsistent.
 
Six pièces qui forment six tableaux, des esquisses mentales qui ne se rapportent à rien et qui sont principalement axées sur l'atmosphère et l'ambiance. Comme la musique d'un film imaginaire et osé que Matthews et Chrysakis auraient inventé. Mais petit à petit, lors de quasiment chaque pièce, les repères musicaux s'effondrent, les rythmes disparaissent, les imitations se cachent derrière des synthèses trop poussées, même la linéarité des atmosphères tend à disparaître. Puis la musique de Wade Matthews et Thanos Chrysakis se réduit à l'essentiel: une texture, et l'ambiance qu'elle forme. 

Autre chose de très réussi, au-delà de l'étonnante et exceptionnelle inventivité au niveau de la création de timbre et de l'aspect absorbant des atmosphères, c'est la forme même du dialogue entre les deux musiciens. On ne sait pas toujours facilement qui fait quoi dans ce duo, mais il ne s'agit pas non plus d'une fusion où tout se confond. Le duo Chrysakis/Matthews parvient à trouver un point d'équilibre surprenant entre l'osmose et l'opposition. Il y a une interaction évidente, sensible, mais ce n'est pas pour autant que les créations de chacun se confondent et se noient l'une dans l'autre, chacun laisse une place sonore à son collaborateur, lui répond et l'enrichit de manière très respectueuse, sans jamais s'y opposer vraiment. Une démarche interactive risquée et glissante mais réussie.

En bref, Numen, c'est avant tout une profusion de textures exceptionnellement créatives et inventives, mais c'est également un ensemble d'atmosphères absorbantes et envoutantes. Et aussi, un terrain d'entente équilibré entre les deux musiciens, qui ne s'opposent ni ne fusionnent pour établir un dialogue égalitaire où les subjectivités ne se limitent et n’empiètent pas l'une sur l'autre. Recommandé.