Radu Malfatti & Keith Rowe - Φ (Erstwhile, 2011)
Radu Malfatti: trombone
Keith Rowe: guitare, électronique
La réunion de ces deux musiciens constitue certainement un des plus grands évènements de l'année dans le monde de la musique improvisée, d'une part parce qu'elle est inédite et aguichante, et d'autre part, Rowe et Malfatti ne font pas qu'improviser, ils se font aussi interprètes des compositions de Jürg Frey et de Cornelius Cardew et nous proposent une partition chacun sur ce triple disque. Il y a comme une progression intime vers l'essence individuelle des musiciens: l'interprétation de pièces expose une situation objective et neutre d'influences et de goûts personnels et amicaux, puis l'écriture révèle l'intellect et la structure rationnelle des musiciens, et enfin, l'improvisation déploie la sensibilité qui est au cœur de la subjectivité, de l'individualité de chacun.
Le premier disque débute donc par une partition de Jürg Frey (membre du collectif Wandelweiser aux côtés de Michel Pisaro, Antoine Beuger et Radu Malfatti), Exact dimension without insistence, composition minimaliste et silencieuse d'un des plus grands théoriciens et praticiens du silence. Une pièce de 20 minutes constituée de plus de 17 minutes de silence que Rowe et Malfatti ponctuent de manière très précise et mécanique, de manière obsessionnelle: une note, une attaque, une durée et une intensité unique. La consistance du silence s'obtient alors grâce au surgissement des interventions instrumentales bien sûr, mais également grâce à un autre paramètre, l’irrégularité des interventions et l'apparente autonomie de Rowe et Malfatti, dont les ponctuations se rapprochent, s'éloignent et vivent selon le silence qui les sépare ou les lie.
La deuxième composition, choisie par Keith Rowe, a été écrite en 1964 par un célèbre ami du guitariste: Cornelius Cardew, et il s'agit ici de Solo with accompaniment. Le solo, assuré à l'électronique, est presque aussi minimal que l'accompagnement: quelques larsens, des grésillements, des sinusoïdes, le tout bien évidemment espacé par de longs silences. Quant à Malfatti, la même précision mécanique semble pénétrer les deux notes qu'il joue en guise d'accompagnement durant les interventions de Rowe, les durées et l'intensité ne varient que sensiblement, toute évolution étant d'ailleurs guidée par des paramètres très précis et minimalistes, aux limites du perceptible. Néanmoins, cette pièce, qui selon John Tilbury serait un hommage à John Cage et Karlheinz Stockhausen (cf. son étude sur Cardew disponible ici), pose un questionnement intéressant sur la relation entre soliste et accompagnateur, en les confondant presque (de manière ironique selon Tilbury encore), et nous plonge dans un univers atemporel, où l'espace et le temps sont complètement dissous au profit d'interventions minimales, pesantes et par conséquent, très charismatiques et lourdes d'émotions.
Sur le second disque, Radu Malfatti et Keith Rowe proposent leurs propres compositions, qu'ils interprètent bien évidemment eux-mêmes. La première, Nariyamu, signée par Malfatti, s'inscrit résolument dans la continuité des deux précédentes avec son minimalisme jusqu'au-boutiste, son réductionnisme extrême et l'importance presque prépondérante du silence. Durant près de 40 minutes, des notes qui tendent vers l'aphonie surgissent du trombone pendant quelques secondes, puis s'évanouissent dans un silence acoustique comme nous y ont habitué les précédentes pièces. Keith Rowe, principalement à l'électronique, amplifie, enrichit et déploie l'onde de Malfatti, réduite à une fréquence trop simple, presque sinusoïdale. La nappe dans laquelle se fond chacun est constamment préparée, animée et réanimée, elle peine à surgir, puis vit brièvement et est maintenue en résonance de manière artificielle pour finalement disparaître dans le silence de manière aussi fantomatique qu'elle est apparue, et ainsi de suite. Derrière l'assurance et la précision du duo se cache néanmoins une instabilité effrayante et une tension extrême, ce que se charge de révéler le moindre accident, voulu ou non, aussi infime soit il. Un minuscule pincement de corde, un silence trop court, un souffle à peine perceptible, tout élément extrinsèque à la texture sonore et au processus en révèle l'artificialité, la temporalité et la réalité que cet univers tentait de nous masquer en nous noyant dans une virtualité atemporelle. Et cette fracture entre ce qui paraît être une précision assurée et des accidents hasardeux nous perd d’autant plus en fondant hasard et nécessité de la même manière que chaque nappe fond l'acoustique dans l'électronique, et que Nariyamu tend à faire coïncider un temps lisse et atemporel avec une pulsation primordiale et organique.
La seconde pièce, écrite par Keith Rowe, fait explicitement référence au peintre américain Jackson Pollock avec qui le compositeur anglais partage un engouement certain pour l'abstraction et un rejet presque systématique de la figuration, ce qui peut aussi passer par le détournement. Pollock '82 quitte le domaine de l'exploration des propriétés du silence rapportées à une ontologie du phénomène acoustique, pour se concentrer sur les potentialités et les possibilités du son, c'est-à-dire sur le timbre. Par rapport aux trois précédentes pièces, le silence est très peu présent, et sa présence même se situe dans la continuité de la texture sonore, il n'y a ni fracture ni rupture mais une participation du silence à la dynamique sonore. Et cette dynamique, envers et contre tout, reste stable, continue et unifiée, malgré les multiples strates se souffles, larsens, crépitements, postillons, qui la traversent et la constituent. Une dynamique forte, puissante et consistante car elle sait rester une malgré les subdivisions et les diagonales qui la traversent comme des strates obliques d'énergies et d'intensités variables sur fond monochrome d'imperfections électroacoustiques, il faudrait d'ailleurs noter avec quelle grâce et quelle finesse sont utilisés les micro contacts de la guitare et les techniques étendues du trombone qui s'entremêlent chacun dans un nuage électroacoustique. Et ce nuage, bien sûr, n'est pas sans rappeler les pâtes homogènes de Pollock, ces pâtes constituées d'une infinité de lignes, de traits, de couleurs et d'imperfections plastiques.
Pour finir, Keith Rowe et Radu Malfatti improvise une longue pièce divisée en deux parties. Le duo reprend de nombreux éléments des œuvres jouées lors des précédentes sessions et trouve un terrain d'entente plutôt fertile toujours basé sur le timbre et le silence. Si ce dernier perd de plus en plus de consistance, le timbre gagne en abstraction et en retenue. L'attention, la finesse et la retenue sont constamment de rigueur, ce qui forme parfois, à la longue, une tension insoutenable. De légers crépitements, des souffles à peine perceptibles, une musique toujours au bord du silence, tout autant qu'un silence constamment à la frontière de la sonorité, tout ceci constitue cette longue improvisation où les personnalités se fondent dans la musique, puis s'opposent pour lui donner du relief. L'essence interindividuelle s'exacerbe et les individualités se rejoignent pour ne plus former qu'un corps sonore qui touche au plus près les personnalités de chacun. Le même minimalisme et le même réductionnisme sont à l’œuvre durant cette heure car c'est certainement ce qui caractérise le mieux l'esth-étique profonde de chacun de ces deux très talentueux musiciens.
Certes, ces trois heures de musique sont austères et abstraites, voire hermétiques tellement la disponibilité demandée et requise est énorme, mais le jeu en vaut la chandelle quand on souhaite accéder à ce qui constitue réellement ces musiciens, tant dans leur sensibilité que dans leur projet artistique. Des œuvres intenses d'une singularité et d'une fertilité hors du commun qui brouillent les frontières entre hasard (improvisation) et nécessité (écriture), entre le silence et le son comme entre le perceptible et l'imperceptible.
Tracklist: 01-Exact Dimension Without Insistence (Frey) / 02-Solo With Accompaniment (Cardew) / 03-Nariyamu (Malfatti) / 04-Pollock '82 (Rowe) / 05-Improvisation: Part I / 06-Improvisation: Part II