Publiée uniquement en cassette par l'excellent label de Ben Owen, Winds Measure, Two hands est une performance radicale de la violoniste anglaise Angharad Davies et du musicien hors-norme Taku Unami. Deux performances enregistrées en mars 2009 à Londres et Glasgow, où Taku et Angharad ne font que frapper dans leurs mains durant la deuxième partie, tandis que la violoniste utilise également son instrument lors de la première session.
La description de ces performances ne prendra pas beaucoup de lignes, car ce qui compte ici, c'est plutôt les interrogations qu'elles posent. Oeuvre de silence avant tout, Two hands I est composé de clappements de mains sporadiques, sans pulsation, sans rythme, des clappements monotones qui surgissent sans prévenir après souvent des secondes et des secondes de silence (sauf que le matériau même de la cassette gêne le silence, et il s'agit donc plutôt d'un souffle omniprésent). A ses côtés, Angharad intervient aussi parcimonieusement, une note pizzicato de temps à autres, seule ou répétée, une note frottée, quelques harmoniques, et c'est tout, durant une demi-heure. Le moins que l'on puisse dire, c'est que c'est minimaliste, aux limites même du supportable. Et ne comptez pas sur la deuxième performance pour rattraper le tout, car Angharad pousse le minimalisme jusqu'au bout en quittant son violon pour accompagner Taku également aux claps.
La première chose que semblent interrogés ces deux enregistrements donc, c'est la possibilité même de l'écoute et de l'interaction entre deux musiciens. Qu'il y ait un instrument ou non, chacun semble jouer de son côté sans prendre en compte les interventions de l'autre, la moindre variation n'entraîne aucune réponse sensible, on pourrait même se demander si Angharad Davies et Taku Unami se voyaient ou même s'entendaient durant ces performances. Individualisme pur qui semble dire que la présence même d'un autre musicien ne peut déterminer la performance d'une personne. Deux monades se rencontrent, mais la fusion est impossible. Et pourtant, les deux musiciens ont du s'entendre pour accepter de jouer ensemble, de s'entendre sur leur conception de la musique et sur le dispositif qu'ils souhaitaient mettre en oeuvre durant ces performances.
Questionnement sur l'interaction d'une part, mais aussi sur la définition de la musique. La musique est souvent comparée à un langage, plus rarement à une langue avec un système sémantique clos, et c'est à partir de cette conception de la musique que musiciens entre eux et avec les compositeurs peuvent s'entendre. Taku et Angharad n'interrogent pas sur le système notationnel ici, mais la remise en cause de l'écoute et de l'interaction interroge néanmoins cette assimilation rapide de la musique à un langage. En plus de cela, un autre aspect critique semble pointer à travers ces performances. On dit souvent que la musique, fondamentalement, est une composition intentionnelle de sons dans la durée. Pourtant, le formalisme radical et l'abstraction extrême de ces performances peuvent faire douter du caractère musical de ces deux sets. Peut-on en effet qualifier de musique deux types qui tapent dans leurs mains sans même s'écouter et réagir entre eux? Il y a pourtant belle et bien une intention artistique de disséminer ces clappements dans un temps donné et un lieu adéquat (lieux et temps dont l'accès est payant en plus). Le problème avec la musique d'Unami, ou sa spécificité, c'est que l'intention est presque exclusivement conceptuelle et formelle. L'intention est avant tout d'interroger et de remettre en cause la musique dans toutes ses déterminations (le public, l'environnement, la définition de la musique, les processus de création, etc.). Ce qui fait que l'on se retrouve devant des discours philosophiques, ou à l'intérieur si l'on réussit à s'immerger sans trop de scepticisme, des discours dont le langage s'articule à l'intérieur d'un dispositif artistique, c'est-à-dire à l'intérieur d'un processus de création, d'une performance et de sa réception.
Enregistrement de deux performances arides à la croisée de la philosophie esthétique et de l'art formel, Two hands s'adresse à un public tout de même très restreint, un public prêt à accepter l'épurement musical le plus extrême qu'on puisse entendre. L'écoute est difficile certes, mais les questions suscitées et le dispositif de questionnement sont quant à eux puissants dans leur forme, et radicaux dans leur contenu. En lisant tout ceci, il faut d'abord savoir que je présuppose que la musique est une forme de langage, car il ne pourrait pas y avoir ce contenu sur lequel je me suis attardé si je ne considérais pas la musique comme telle. Et si j'ai pu écrire que ces performances interrogeaient la musique en tant que conçue comme un langage, il me semble que la réponse est donnée dans ces performances mêmes qui disent quelque chose en le questionnant. Mais comme le champ de signification de la musique n'est pas fermé et clos, qu'il semble même infini de possibilités, mon interprétation n'est qu'une lecture/réception parmi une infinité d'autres possibles.
Tracklist: A-Two Hands I / B-Two Hands II