Deux CD, quatre pièces improvisées, huit musiciens. Une équation simple mais qui a quelque chose de monumental pour ce disque paru sur le label d'Ernesto Rodrigues, également présent sur ce disque, à la direction, à l'alto, mais aussi à la harpe, aux métronomes et différents objets acoustiques. A ses côtés, on retrouve de nombreux fidèles de la scène portugaise, la plupart étant des collaborateurs réguliers d'Ernesto, tels son fils Guilherme, au violoncelle, Abdul Moimême à la guitare électrique préparée et Carlos Santos à l'électronique et aux "éléments piézoélectriques"; mais également Gil Gonçalves au tuba, Nuno Torres au saxophone alto, Armando Perreira à l'accordéon et au piano jouet, et enfin, José Oliveira aux percussions.
Une formation instrumentale impressionnante, dense et presque exhaustive (dans la mesure où on retrouve toutes les familles d'instruments). Mais contrairement à ce qu'on pourrait présager, ces quatre longues improvisations sont tout de même très espacées, les musiciens ne sont que très rarement plus de quatre à jouer simultanément. La musique semble dirigée, et Ernesto prend bien soin de laisser de la place à chacun, un peu à la manière d'une Klangfarbenmelodie mais très étirée ici. Pas de pointillisme à la Webern, les musiciens portugais posent plutôt des nappes longues et étirées, où l'espace entre chaque timbre prend autant d'importance que le timbre lui-même. Un timbre rentre, donc, puis un second, puis un troisième, tandis que le premier se retire et ainsi de suite. L'espace sonore n'est jamais saturé, le temps est lisse mais les fractures sont constantes, fractures de timbres à l'intérieur d'une durée lisse et d'une pulsation indéterminée parce que absente. Les changements d'ambiances et de textures sont incessants, aucun son ne reste en place et s'impose, et pourtant, la linéarité de ces pièces est monolithique (à l'intérieur d'une pièce comme des quatre qui s'enchaînent sans que l'on ne s'en aperçoive). La cohérence qui s'établit dans la continuité est impressionnante et majestueuse. Les cellules de timbres qui s'agencent peuvent parfois être très intenses, très plates, certaines très originales (comme ces métronomes dissymétriques, ou les nappes discrètes de Carlos Santos qui parviennent si bien à appuyer et enrichir n'importe quel type de texture, la profondeur et le charisme du tuba) et d'autres plus convenues. L'octet s'amuse à déployer toutes les combinaisons instrumentales possibles et explore différents agencements de familles instrumentales tout en développant des réponses logiques relativement à chaque cellule, et à l'ensemble de la pièce.
Et pourtant, je n'y arrive pas. Peut-être que j'ai un peu trop écouté Ernesto ces derniers temps, je ne sais pas, mais en tout cas, cette continuité constamment brisée par les ruptures texturales tout en étant maintenue dans une temporalité linéaire m'a franchement fatigué. L'espace et l'agencement des timbres est très bien géré, des textures se font à l'intérieur d'un espace vaste, mais le fait que ces textures soient constamment modifiées par le retrait ou l'ajout d'un instrumentiste fait qu'elles n'ont pas le temps de prendre véritablement sens. Malgré une inventivité exceptionnelle de chaque musicien comme du groupe pris dans sa globalité, les architectures sonores proposées ici me paraissent trop froides du fait de leur absence de déploiement dans le temps et de leur fracture incessante. Comme une sorte de pointillisme étirée, de "lignisme" pourrait-on dire, car le groupe trace des lignes sans forcément de rapport les unes avec les autres, des lignes qui s'agencent et se superposent pour former un certain volume (géométrique) précis et déterminé. Et même si la créativité dans la production des lignes est impressionnante, autant que la sensibilité de l'écoute, et l'attention au collectif, l'inconstance des volumes pris dans une temporalité elle très constante dans sa linéarité monolithique m'a plutôt ennuyé. Une musique qui laisse une étrange sensation d'éphémère et d'éternité.
Tracklist: CD I: 01-Suspensão 1 / 02-Suspensão 2
CD II: 01-Suspensão 3 / 02-Suspensão 4