C. Spencer Yeh est reconnu en tant que violoniste (et vocaliste parfois) notamment au sein de Burning Star Core mais également dans de nombreuses formations qui allient musique improvisée et électronique, de la pop à la noise la plus harsh. Oubliez tout ceci, 1975 n'a strictement rien à voir avec ce que Yeh avait pu produire auparavant, car il s'agit ici d'une suite de compositions électroniques et électroacoustiques souvent minimalistes et toujours abstraites.
Les musiques auxquelles a participé le violoniste originaire de Taïwan sont souvent extrêmes et violentes, mais ici, ce que Spencer Yeh a perdu en densité et en volume, il le récupère en complexité et en intelligence. Les cinq premières pièces par exemple, alternent entre le drone mouvant et grinçant, linéaire mais pas statique, des nappes synthétiques qui se frottent et tremblent dans une horizontalité imperturbable: magnifiques et envoûtantes, on regrette seulement qu'elles ne durent pas plus longtemps. L'originalité de Yeh, c'est d'entrecouper ces drones complexes par des pièces électroniques constituées de sons abrasifs et discontinus, comme un drone défragmenté et remixé, mais cette série de "Voice", qui n'est pas sans rappeler Kevin Drumm, même si elle est beaucoup plus fracturée, n'en reste pas moins linéaire dans sa structure, et paradoxalement continue, avec tout de même beaucoup plus de reliefs. Voilà pour cette première partie de "Drone" et de "Voice".
Suit une courte pièce du film plastique d'un CD frotté pendant deux minutes, ironiquement sous-titrée "skit" (parodie), tout comme la pièce "Drips" où des gouttes d'eau sont gratuitement données à entendre durant deux minutes aussi. Mais ces deux sketches encerclent deux pièces autrement plus intéressantes, pour deux guitares comme leur titre l'indique, deux pièces qui semblent synthétiser la première partie du disque, car de nombreux parasites motorisés, discontinus et défragmentés se superposent à un drone encore statique et linéaire. Les deux pièces sont assez similaires, on aurait même presque l'impression que la seconde est seulement le ralenti de la première. Volonté hégélienne de dialectique musicale ou simplement résolution de la confrontation entre les deux univers apparemment inconciliables? En tout cas, ces deux morceaux arrivent au moment parfait pour renouveler cette succession de A et non-A en parvenant à créer un univers différent mais qui reste dans la continuité de ceux qui le précèdent.
Pour les deux dernières pièces, l'écriture de C. Spencer Yeh se fait de plus en plus verticale, des bribes de mélodies et de hiérarchie harmonique intervenant ponctuellement, ainsi que des mélodies fantomatiques de synthétiseurs fatigués ou de piano hystériques (qui m'ont étrangement fait penser aux pianos mécaniques de Conlon Nancarrow). Les structures se complexifient, notamment à cause des matériaux de plus en plus hétérogènes et disparates qui s'agencent néanmoins sans difficulté; des dialogues se forment entre plusieurs voix, le drone se transformant en polyphonie extraterrestre électroacoustique.
Honnêtement, je n'aurais pas attendu des compositions aussi réussies de la part de C Spencer Yeh, non que je ne l'aime pas habituellement, j'avais seulement l'impression qu'il était confortablement installé dans le langage qu'il s'était constitué. 1975 contredit carrément ce préjugé que j'avais, l'écriture de CSY réinvente et renouvelle littéralement son langage pour un disque inespéré, inattendu, et extrêmement original. Original sans être extrême, 1975 est également et surtout un disque exceptionnellement accessible, qui pourrait très bien servir d'introduction aux musiques nouvelles et expérimentales, sans compter qu'il utilise des technologies et des techniques qui vont de la musique concrète la plus primitive aux musique nouvelles les plus contemporaines dans une synthèse intense, intelligente et puissante. Intelligence des répétitions différenciées hors contextes et de l'écriture évolutive, les structures peuvent être complexes mais restent évidentes et transparentes, pour une meilleure attention aux émotions puissantes de cette musique. Recommandé.
Tracklist: 01-Drone / 02-Voice / 03-Drone / 04-Voice / 05-Drone / 06-Shrinkwrap from a solo saxophone cd (skit) / 07-Two guitars / 08-Two guitars / 09-Drips (skit) / 10-Au revoir... / 11-... et bonne nuit