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Kevin Drumm & Jason Lescalleet

Bon, ce n'est une surprise pour personne je pense, tous les fans de Kevin Drumm comme de Jason Lescalleet, à l'heure qu'il est, doivent être au courant de la sortie de The Abyss, un double CD publié par le label américain erstwhile. Pour moi, ce sont deux des figures les plus importantes des musiques électroniques actuelles, deux figures essentielles et uniques. Deux figures qui ne cessent de surprendre au fil des années, et comme on pouvait s'y attendre, ont proposé sur The Abyss une suite de pièces comme personne n'aurait pu l'imaginer.

Enfin, d'un côté, quand on écoute les six premières pièces du premier disque, on sait qui on écoute. Kevin Drumm et Jason Lescalleet font se succéder des boucles de bandes, des field-recordings, du bruit blanc, le tout manipulé et sculpté au scalpel, de manière chirurgicale, glaciale, dure. Tout commence par des chants d'oiseaux, rapidement coupés par du larsen de table et du bruit numérique, avant que n'entrent en scènes des fragments de musique populaire ralenties. Le côté incisif de Kevin Drumm est là, sa puissance aussi, et les textures abrasives côtoient alors des bandes ralenties, des chansons déstructurées. Oui, ce sont bien là les marques de fabrique de Kevin Drumm et de Jason Lescalleet : des atmosphères sombres, froides, abrasives et dures.

Et puis, au bout de quarante minutes, le duo plonge ses auditeurs dans une autre aventure, une aventure de 30 minutes qui se poursuivra également au fil du second disque, durant près d'une heure. A partir de ce moment, c'en est fini de nos repères et de nos attentes. C'est à partir de là que Kevin Drumm et Jason Lescalleet créent tout autre chose, une surprise comme on en a rarement. Car ces derniers temps, ces deux musiciens s'orientent dans des directions parallèles : dans des directions très calmes, sombres, minimales, proches de l'ambient et du drone, mais qui n'en sont pas vraiment. Et c'est la voie également empruntée durant la plus longue partie de ce disque épique.

The Abyss. Oui, avec ces deux longues pièces, on comprend mieux le titre. Car durant près de 80 minutes, Kevin Drumm et Jason Lescalleet nous plongent dans une univers liquide, sombre, inquiétant, et fantastique. Le duo évolue sur des textures liquides, étouffées, organiques, mouvantes, et surtout discrètes. Le volume est faible, voire très faible, hormis à quelques rares moments où certaines fréquences ressortent. On distingue parfois deux voix, celle de Drumm ou celle de Lescalleet, mais elles se correspondent, se noient allègrement l'une dans l'autre, les bandes bouclées se fondent dans les nappes souterraines, les enregistrements de terrain sur cassette se mélangent indistinctement, les parasites et les manipulations analogiques forment des nappes homogènes et mouvantes. Kevin Drumm et Jason Lescalleet, jamais j'aurais cru dire ça un jour, mais oui, on dirait la bande son d'un documentaire sur les monstres sous-marins, sur le bestiaire abyssale. Le duo américain propose ici une sorte de plongée dans un monde sonore unique, une immersion totale dans les recoins minimaux des parasites sonores, du monde extérieur, des bandes analogiques, et des sons créés de toutes pièces.

Je ne suis pas sûr de franchement aimer cette tournure. Je suis admiratif devant ce tournant, car c'est radical, inattendu, mais parfois aussi c'est ennuyeux. J'ai du mal à critiquer ces deux artistes, car je les admire beaucoup. Et je les admire parce qu'ils savent toujours surprendre, ils savent produire de l'inattendu. Et là encore, c'est inattendu, je ne suis pas sûr d'aimer, pas pour l'instant en tout cas, mais le duo continue d'explorer de nouvelles voies, et il l'explore avec minutie, avec précision, finesse et créativité. Il y a un côté ambient monotone que je n'apprécie que moyennement, mais en même temps, le duo va plus loin et compose seulement avec des textures moins abrasives et moins fortes que d'habitude. Et le duo compose avec ces sons de manière tout de même bien personnelle, qui n'a rien à voir avec l'ambient. Kevin Drumm et Jason Lescalleet travaillent toujours de la même manière en fait, mais avec d'autres matières sonores. Ils continuent d'explorer des phénomènes sonores uniques dans les bandes par le biais de manipulations simples, de sculpter ces matières de manière chirurgicale, et de nous plonger dans un monde musical unique, singulier et hautement créatif.

Avant de parler des dernières nouveautés de ces deux musiciens, juste pour le plaisir, j'aimerais écrire quelques lignes sur un disque qui m'a énormément marqué, et qui a marqué toute une génération de musiciens et de mélomanes je pense : Sheer Hellish Miasma de Kevin Drumm. Album culte qui a déjà fait l'objet de deux rééditions depuis sa première en 2002, l'une en CD cinq ans plus tard, et l'autre en version élégante double LP en 2010 ; toutes chez les éditions Mego.

Jusqu'à ce moment, Kevin Drumm était reconnu comme un nouveau maître de la guitare préparée, il s'était illustré en solo, ou en duo avec Sugimoto ou Axel Dörner par exemple, comme une sorte de génie de la guitare, avec une approche bruitiste et minimale très rude et austère, mais très créative aussi, les premiers pas du réductionnisme en somme. Pour ce premier solo chez Mego, Kevin Drumm s'orientait alors vers une nouvelle forme très fructueuse, une sorte de harsh drone qui mélange la guitare, les effets numériques et analogiques, l'électronique et l'ordinateur, une démarche à l'opposé du réductionnisme. Ici, la guitare, les bandes magnétiques, les synthétiseurs analogiques et une "assistance par ordinateur" se superposent, les boucles se collent les unes sur les autres pour former une masse sonore très riche, dense, et puissante. Kevin Drumm aime l'improvisation, comme ses précédentes excursions en guitare le montraient, mais aussi le noise le plus virulent comme le métal, ainsi que le montre cette profusion de sons saturés, comme cette pochette hommage à Merbow.

Le premier morceau comporte surtout du larsen, du larsen de guitare lent et corrosif, accompagné de nappes de synthés mises en boucles et saturées. Une pièce linéaire et massive, qui annonce le début d'une période dévastatrice et intense pour ce génie des manipulations bruitistes. Puis avec Inferno débute une nouvelle forme haute en couleurs où les bandes sont triturées, comme les micro contacts de la guitare, avec l'appui considérable de bruits blancs filtrés ou non au synthé, ainsi que de Greg Kelley à la trompette. Kevin Drumm investit alors des territoires très denses, abrasifs, des territoires toujours composés avec de longues couches rêches qui s'accumulent pour former un nuage bruitiste intense et puissant. Un collage très fort, très intense, harsh, où se mélangent indistinctement les sources : instrumentales, électroniques, analogiques, numériques, magnétiques, etc. Et à la fin, Kevin Drumm revient vers une forme plus linéaire, plus proche du drone avec des matériaux similaires mais des textures plus douces, plus fines.

Sheer Hellish Miasma m'a appris que le but de la noise n'était pas forcément de coller les sons les plus forts possibles ensemble. Il faut encore savoir les assembler, et pour cela, Kevin Drumm est le roi. Il utilise des matériaux qu'on connaît certes, mais les assemble avec un talent hors du commun, il les assemble de manière à ce qu'ils conservent tous une intensité maximale, de manière à ce que sa musique ne s'essouffle jamais, et c'est réussi. Car à ce jour encore, Sheer Hellish Miasma reste un des disques les plus aboutis, les plus intenses, les plus puissants et les plus intelligents que j'ai pu entendre en matière de noise.

Et depuis quelques temps, un nouveau départ s'annonce encore avec Kevin Drumm, après ses incursions très marquantes dans les musiques improvisées et dans la noise. Je n'ai pas eu le temps d'écouter toutes ses dernières sorties publiées par lui-même, sur bandcamp et ses cd-r très artisanaux, mais je me rappelle avoir été très surpris par Blast of Silence, un triple CD où Kevin Drumm semblait déjà s'intéresser aux volumes très faibles.

Et très récemment, comme pour officialiser ce nouvel intérêt, les éditions Mego publiaent Trouble, certainement le disque le plus calme de Kevin Drumm à ce jour. Il n'est pas question de guitares préparées ici, ni de bandes, ni de superposer des couches. Kevin Drumm n'utilise qu'une nappe de sons synthétiques qui tournent en boucle. Une nappe atmosphérique à un volume très, très faible, proche de l'inaudible en fait. Il s'agit d'une boucle continue de 54 minutes, avec une petite pause au bout d'une demi-heure, comme pour vérifier si on a bien suivi. Parfois j'ai envie de me plonger dans ce disque et de m'immerger dans le son, mais il faut bien trop augmenter le volume et je me dis que ça n'a pas forcément du sens. Et d'autres fois, je le laisse tourner à volume moyen, et j'entends un son atmosphérique léger, une ambiance troublante effectivement qui parait être seulement là pour perturber notre perception de l'environnement sonore. Trouble agit un peu comme une sorte de filtre à notre perception, ce n'est pas une pièce composée pour sa forme, ni pour sa texture, mais elle semble plutôt composée pour agir sur la perception, pour créer un léger décalage dans notre environnement sonore.

Avec Trouble, Kevin Drumm compose une pièce très calme, très apaisante, une boucle synthétique et ambient qui passe inaperçue, mais c'est grâce à cet aspect très discret qu'elle peut agir sur notre perception de l'environnement et donc aussi sur notre conscience. Ce disque agit tout en douceur, subrepticement certes, mais réellement, plus que beaucoup de musiques fortes. Le changement de direction est radical, mais je pense que Kevin Drumm se sentait trop attendu au tournant pour continuer à explorer les mêmes horizons, et il fallait changer de direction à un moment donné. Ce qu'il a ici accompli de manière extrême, radicale et inattendue.

Je parle beaucoup de nouvel horizon, de changement de direction, mais je ne me base que sur quelques enregistrements (son duo avec Lescalleet, Blast of Silence et Trouble), et peut-être que Kevin Drumm continuera aussi à composer et jouer des musiques plus proches de Sheer Hellish Miasma, ou peut-être qu'il fera des installations sonores, mais pour l'instant, il a l'air bien parti pour explorer des territoires ambient sombres, inquiétants, extrêmement calmes et surprenants. On verra bien.

Quant à Jason Lescalleet, on ne peut pas dire qu'il change radicalement de cap, mais il y a quelque chose de nouveau par exemple dans Il Turista, une cassette parue l'année dernière sur le label américain Chondritic Sound, enfin par rapport à Songs about nothing édité au même moment.

Sur cette excellente cassette, Lescalleet favorise les formes linéaires, continues, et les dynamiques régulières. Ce n'est pas aussi calme que Trouble, c'est sûr, mais il y a un quelque chose de plus apaisé : moins de ruptures fortes, moins de coupures et de sur des dé sources. Par rapport à certaines performances et à certains disques de Lescalleet, je le trouve ici plus épuré. Quand il explore une bande (puisqu'il s'agit des principales sources ici), il l'explore pendant plusieurs minutes, il prend le temps de la ralentir, de la saturer, etc. Et tout ceci, sans jamais aller dans les extrêmes (enfin rarement en tout cas), en restant sur des volumes et des sonorités assez douces. Lescalleet utilise ici des chants simples, mélodieux, des enregistrements d'eau, et quelques dialogues, rien de plus. Il les ralentit, surtout, joue aussi parfois sur la saturation, mais se concentre surtout sur des détails parasitaires et magnétiques qui peuvent prendre de l'ampleur.

Lescalleet réduit le matériel utilisé pour mieux explorer les détails infimes et microscopiques que contiennent les bandes manipulées. Le souffle d'une cassette, un certain grain propre à une bande ou à un enregistrement, tout est bon pour produire des atmosphères décalées et uniques, pour faire une musique électroacoustique nouvelle qui révèle les détails fantomatiques des vieilles bandes populaires. C'est épuré, plus simple, mais encore plus beau. Vivement recommandé.

Par rapport au premier duo Greg Kelley/Jason Lescalleet paru en 2011 chez erstwhile, le CD Conversations, édité il y a quelques mois chez Glistening Examples, paraît quelque peu plus épuré. Le trompettiste de Nmperign a toujours eu une tendance à la discrétion, discrétion autant instrumentale que discographique, il ne publie pas beaucoup de disques, et quand il joue, on est jamais sûr de l'entendre. 

Pour ces Conversations, Greg Kelley augmente son instrumentarium de multiples effets (notamment d'écho), mais pas réellement pour enrichir sa palette, plutôt pour se fondre de manière encore plus subtile dans ce duo. Ici, il n'y a pas tellement d'éclats de trompettes, ni trop de techniques étendues, les formes de ces six pièces ne comportent pas trop de ruptures de dynamiques ou d'intensité d'ailleurs. Il ne s'agit pas de jouer sur des volumes très forts ou sur le silence. Il s'agit de composer une sorte de masse sonore vivante et indistincte, une sorte de nuage sonore à la Phill Niblock, sans l'intérêt pour la microtonalité.

Jason Lescalleet & Greg Kelley ont composé ici une suite hallucinante de textures pâteuses et saturées, réverbérées et saturées, une masse océanique de son en mouvement, d'une nappe en progression constante vers un horizon nouveau. Ils jouent sur des formes linéaires et continues, bien plus que sur Forlorn Green, leur premier duo, en tout cas. Lescalleet & Kelley avancent sur un territoire sombre et sableux, liquide et vaporeux, qui lors de la dernière pièce, deviendra une tempête de larsens extrêmes durant une dizaine de minutes.

Ce duo joue sur la subtilité de textures parasitaires toujours, Greg Kelley enrichit les étranges nappes de Lescalleet, composées de bandes et de platines manipulées aussi bien que d'objets amplifiés, avec des nuages de trompette sombres, opaques, indistincts et subtils. Une musique fine, intense, nouvelle et inventive. Conseillé.

KEVIN DRUMM / JASON LESCALLEET - The Abyss (2CD, erstwhile, 2014) : lien
KEVIN DRUMM - Sheer Hellish Miasma (CD/2LP/téléchargement, Mego, 2002/2010) : lien
KEVIN DRUMM - Trouble (CD/téléchargement, Mego, 2014) : lien 
JASON LESCALLEET - Il Turista (cassette, Chondritic Sound, 2013) : lien 
GREG KELLEY & JASON LESCALLEET - Conversations (CD/téléchargement, Glistening Examples, 2014) : lien

various artists - Fukushima! (Presqu'île, 2012)

Je n'avais pas entendu parler du label français Presqu'île depuis un moment maintenant. Jusqu'à présent, ils n'ont publié que trois disques, trois merveilles de la nouvelle avant-garde japonaise. Mais cette année, il ne s'agit plus d'onkyo, mais d'une compilation dont les fonds sont reversés aux ONG japonaises relatives à la catastrophe nucléaire -toujours pas résolues- qui a eu lieu il y a un an à Fukushima. Un double disque varié de musiques expérimentales à travers le monde, dont sont exclus tous les musiciens japonais, quand bien même cette compilation s'inspire d'une déclaration d'Otomo Yoshihide... (http://www.japanimprov.com/yotomo/fukushima/lecture.html)

Le premier disque s'ouvre de manière tragique et épique avec Al contrario, une longue pièce de Dave Smith interprétée au piano par John Tilbury. Durant plus d'une demi-heure, le même tempo andante, répétitif et obsessionnel, sert à placer des mélodies simples, fragiles et tendues, qui peuvent parfois rappeler Satie. Mais c'est surtout à Feldman que l'on pense en entendant ces motifs répétés, oubliés, et rejoués plus tard, comme lorsque l'on entend les silences remplis de résonances par Tilbury qui espacent chaque noire. Car la pièce n'est jouée que sur des noires et des blanches quasiment, il n'y a pas de division du temps, les mélodies comme l'accompagnement sont obstinés, et servent également à étirer et dilater le temps perçu. Une pièce magnifique aux couleurs mélodiques sensibles et merveilleuses, des mélodies répétées à travers une pulsation immuable et atemporelle. L'interprétation est extrêmement puissante, chaque accord et chaque temps fort sont appuyés avec émotion, et l'espace réservé aux résonances du piano est rempli avec une sensibilité très typique de Tilbury et de sa sensibilité à l'espace virtuel créé par les harmoniques. Magnifique.

La suite de ce disque est une pièce de dix minutes interprétée au piano par Magda Mayas. S'il s'agit du même instrument, ceux qui connaissent ces musiciens savent qu'ils n'ont pas grand chose en commun. Car le solo de Magda est cette fois une pièce improvisée, beaucoup plus axée sur les textures et le timbre du piano, presque exclusivement à travers des préparations et des techniques étendues. Magda Mayas improvise ici une pièce plutôt calme, sans pulsation ni mélodie bien sûr, quasiment sans note en fait, une pièce de sons et de bruits à travers un temps absolument lisse sans être linéaire. Les textures présentes sur Foreign Grey sont comme toujours très surprenantes et inhabituelles, hautement inventives et denses, aux couleurs souvent sombres et tragiques. Puis on continue sur des textures inhabituelles et improbables avec From Dotolim, une pièce d'un quart d'heure enregistrée à Séoul par le quartet Choi Joonyong/Joe Foster/Hong Chulki/Jin Sangtae. Une pièce déconstruite, aux couleurs inattendues et extrêmes, bruitisme silencieux et créatif, musique parasitaire produite par la décomposition sonore d'objets usuels (lecteurs de disque, platines, objets divers, klaxons): une pièce radicale et extrême par quelques uns des plus talentueux improvisateurs coréens.

Le second disque commence avec une pièce de Burkhard Beins pour synthétiseur analogique et carillon frottée, une pièce linéaire aux textures et aux reliefs surprenants et originaux. Vient ensuite une pièce plutôt réussie et envoutante avec Mark Wastell au tam-tam relié directement à une machine d'effets sonores (Eventide H3000) à partir de laquelle Jonathan McHugh modifie et filtre les sons de Wastell: une intercation magique et obsédante. Certains musiciens paraissent être présents seulement pour offrir leur nom à cette compilation ensuite, je pense au solo d'Annette Krebs et à son duo avec Chris Abrahams, une pièce de field-recordings de quatre minutes à peine et un duo de trois minutes qui ont du mal à trouver leur place à côté d'autres pièces qui durent au minimum le double de temps de ces dernières.

La deuxième partie de ce disque commence alors à être beaucoup plus intéressante. On commence avec Fukushima for the Time Being, une improvisation de dix minutes par le trio Mural, soit Ingar Zach aux percussions, Kim Myhr à la guitare et à la cithare, et Jim Denley à la flûte. Une pièce contemplative et linéaire, mais beaucoup plus intense et forte que d'habitude. Il y a de nombreux reliefs, de la tension, des ruptures, bref, une pièce plutôt riche par rapport à ce que peut produire cette formation. Et enfin, comme en écho à la pièce de Dave Smith sur le premier disque, une autre œuvre écrite de vingt minutes, cette fois par Michael Pisaro et interprétée par Greg Stuart, The Bell-Maker, from Four Pieces for Recorded Percussion (Il faut attendre). Une musique très minimaliste, où Greg Stuart joue avec seulement deux ou trois carillons et un glockenspiel. Des phrases miniatures qui ne se répondent pas et qui dialoguent avec un souffle énigmatique, ou avec un silence fantomatique, toujours présent mais jamais réellement effectif. Des percussions sans rythmes, des hauteurs sans hiérarchies, pour une pièce monotone et linéaire mais tout de même absorbante et envoutante. Très belle pièce. Et pour conclure cette compilation, Cylindrical Mirror de Greg Kelley. Une grande improvisation solo de trompette par le membre du duo Nmperign. Improvisation à tendance réductionniste, improvisation de souffles, de silences et de techniques étendues diverses. On y trouve des fractures incessantes, fractures du silence notamment, mais également d'intensités. Virtuose et puissante, inventive et dense, parfait pour conclure ce tour d'horizon des nouvelles musiques à travers le monde.

Sur le principe, je n'aime pas vraiment les compilations, toujours trop hétéroclites, trop courtes, on ne peut avoir qu'un aperçu des talents de chacun. Il manque la place nécessaire à de vrais développements. Ceci-dit, je recommande quand même celle-ci, notamment pour la place considérable laissée à Tilbury et à Pisaro, mais également pour la diversité des approches musicales et esthétiques qui forment un panorama plutôt complet de ce que l'on peut entendre ces dernières années. Vous souhaitez découvrir ou faire découvrir les musiques nouvelles, voilà tout de même une très bonne compilation (avec toutes les réserves que je peux avoir à propos des compilations en soi) qui complète parfaitement echtzeitmuzik berlin.

Informations, extraits: http://www.presquilerecords.com/psq004-fukushima



Eli Keszler + John Wiese

Eli Keszler - Cold Pin (Pan, 2011)

A la base, Cold Pin est une installation à l'intérieur du Cyclorama de Boston: quatorze cordes de différentes longueurs activées par des moteurs et contrôlées, filtrées et modulées par des micro-contacts, des câbles rca et des micro-controlleurs. Pour ces deux pièces basées sur cette installation et publiées en vinyle par le label allemand PAN, Keszler a également fait appel à plusieurs musiciens: Geoff Mullen à la guitare, Ashley Paul à la clarinette et guitare, Greg Kelley à la trompette, Reuben Son au basson, et Benjamin Nelson au violoncelle. En plus de contrôler l'installation, Keszler joue également de la batterie et un peu de guitare.

Deux improvisations (à moins que ce ne soit composé, difficile à savoir dans ce contexte) extrêmement denses, deux improvisations où la batterie, même si elle est légère, tourne dans tous les sens, frappe ou tapote de nombreux objets, de nombreuses peaux et bols. Et pendant ce temps, les cordes activées forment des clusters inquiétants et sombres, imposants, surprenants. On ne les attend jamais, mais elles arrivent toujours, en masse, denses, puissantes, viscérales. Tandis qu'à leurs côtés, chaque instrumentiste joue de longues notes, la plupart du temps dans un registre grave. Des nappes souterraines sur lesquelles l'installation peut pousser ses cris caverneux. Musique géologique de décomposition, cluster acoustique agité et hystérique: un peu comme si la catastrophe était dorénavant imminente, l'urgence est de mise durant cette demi-heure qui fait bien de ne pas durer plus. Cette urgence, on la ressent aussi dans ces guitares triturées uniquement dans les aigus, contrastant avec les graves des soufflants. Deux pièces aussi denses qu'intenses, très sombres et tendues, à la limite de l'oppression sonore et de l'anxiété rythmique.

Assez difficile d'accès, du fait de sa densité et de son déploiement magistral de couleurs qui se brouillent en une nuée sonore aux confins de l'irrationnel, Cold Pin est tout de même un LP puissant, très bien enregistré, et plutôt original. Sans parler de la magnifique pochette digne de PAN et de Bill Kouligas... A écouter.


John Wiese - Seven of Wands (PAN, 2011)

Je viens de me rendre compte que je n'avais encore jamais chroniqué JW ici: figure majeur de la harsh noise et un des trois maîtres des murs de sons blancs les plus virulents et les plus agressifs. Du moins jusqu'à Seven of Wands... La harsh dès les années 90 et jusqu'à aujourd'hui a toujours eu quelque chose d'alarmiste, chaque performance semble signer à chaque fois la fin du monde. Les assauts sonores où une infinité de fréquences se multiplient ne sont jamais sans évoquer une planète en flamme, où tous les êtres vivants se consument dans un immense incendie déclenché par la marche autonomisée d'une technologie inhumaine. Avec Seven of Wands, on pourrait penser que JW veut maintenant évoquer l'après-catastrophe, car elle est maintenant inéluctable, et ce malgré (peut-être même grâce) les multiples réformes écolos visant à gérer le désastre sans toucher à ses fondements.

Voyage post-apocalyptique inquiétant et long travelling à travers un univers dévasté par les aberrations technologiques et industrielles. JW nous plonge dans ici dans une musique imagée, cinématographique: mais ce n'est plus une cellule familiale (dernier refuge atomique de l'humanité) qui survit, comme dans les films catastrophes, ce sont plutôt des nuées d'insectes mécanisés, monstres hybrides aux allures plutôt hostiles, des meutes d'araignées bioniques de quatre mètres qui tentent de survivre à des hordes de rapaces génétiquement modifiés. On ne sait plus où on est, ni où on va (mais le sait-on dans la réalité?); chaque paysage est inconnu, et ne semble pas prêt à nous accueillir - soit nous sommes étrangers, soit la planète nous est devenue étrangère.

Lu musique de JW se fait ici beaucoup plus calme, plus aérée, mais en même temps, elle devient mille fois plus sombre, stressante et inquiétante: ce qui la rend d'autant plus envoûtante. De nombreuses nappes synthétiques, des sons parfois instrumentaux (gongs notamment), il ne s'agit plus de fréquences démultipliées et saturées, les murs de sons ont laissé place à des nappes beaucoup plus lisses au service d'un univers narratif et pictural pessimiste et inquiétant. Recommandé!

Tracklist: 1-The new dark ages / 2-Scorpion immobilization sleeve / 3-Alligator born in slow motion / 4-Burn out / 5-Corpse solo / 6-Don't move your finger / 7-Don't stop now you're killing me

Greg Kelley / Olivia Block - Resolution (Erstwhile, 2011)

Resolution, une réunion fantastique de deux explorateurs sonores radicaux, publiée par les soins de Jon Abbey. A la trompette, on trouve Greg Kelley, connu pour le duo Nmperign, tandis qu'Olivia Block s'occupe du piano et de l'électronique.

Les deux musiciens américains s'amusent à brouiller les sources sonores, à mélanger les timbres de manière inextricable. Les deux pièces qui ouvrent et clôturent Resolution par exemple, "Pinholed and perpetual light 1 & 2", sont constituées d'une longue nappe faite d'un souffle à la trompette qui ne se distingue pas du souffle généré par Block, un souffle dont on n'identifie que difficilement la source. Le souffle sera d'ailleurs le principal élément utilisé par Kelley, un souffle agressif et corrosif, ou calme et discret, transparent ou virulent. A partir de ces souffles, Block tisse des fils, brode avec des sons souvent indéfinissables, construit des motifs qui se fondent dans les textures ou les explosent à partir d'accidents électroniques autant qu'acoustiques. Tels ces objets jetés dans le cadre du piano, ces bourdons à partir de cordes délicatement frottées, ces bruits de pas fantomatiques, aux frontières du réel et de la représentation, sans parler de ces étranges arpèges franchement inattendus au milieu du disque, et de toutes ces interactions avec le cadre du piano.

L'assemblage de ces textures est bien à l'image de la photo qui orne la pochette (prise par Olivia Block toujours), deux univers peut-être distincts, mais qui ne vont pas l'un sans l'autre, une opposition qui se maintient dans une unité très persistante et consistante. L'entente entre les deux instrumentistes est de l'ordre de l'incroyable presque, car si leurs univers individuels se distinguent clairement l'un de l'autre, l'unité qui les assemble en est d'autant plus surprenante. Une unité magique qui se fait dans des constructions poétiques d'éléments sonores assez intimes, mais pas si communs. L'intimité, ainsi que la délicatesse et la sensibilité, sont ce qui caractérisent le plus cette interaction entre ces deux perfomers qui arrivent ici à composer une musique extrême, sans concession, mais tout de même sensible et envoûtante.

Resolution rassemble donc cinq pièces qui peuvent être aussi bien lisses, simples, calmes et contemplatives, que denses, dynamiques et fortes. En tout cas, il y a toujours une profonde entente et une interaction sensible entre chacun des artistes qui composent ces poèmes sonores où des matériaux s'entremêlent inextricablement, matériaux parfois difficilement identifiables. La rencontre est surprenante car les individualités s'opposent nettement, mais forment aussi une unité puissante et consistante dans le jeux de questions et de réponses souvent inattendues auquel ils s'adonnent tous les deux avec une joie et une créativité totale. Un album aventureux, dense, osé, très original et plutôt sensible et poétique. Recommandé!

Tracklist: 1-Pinholed and perpetual light 1 / 2-Looking through bone / 3-How much radiance can you stand? / 4-Some old slapstick routine / 5-Pinholed and perpetual light 2