Avant de passer aux albums plus récents parus sur Creative Sources, je finis cette rétrospective Ernesto Rodrigues avec un dernier quatuor datant de 2009. Quatuor presque traditionnel si ce n'est que le violon est ici remplacé par la guitare acoustique du britannique Neil Davidson. Mais hormis ce léger écart à la tradition, on retrouve toujours Ernesto à l'alto, son fils Guilherme au violoncelle, et Hernâni Faustino à la contrebasse. Parmi ces cinq productions d'Ernesto datant de 2006 à 2009, Fower est certainement ma préférée après le fantastique Drain, ce qui m'amène à conclure que l'exclusivité des instruments à cordes (car Drain était un trio pour cordes) est certainement ce qui réussi le mieux à cette musique si particulière.
On a ici trois pièces, mais c'est la première, "heuch", qui occupe plus de la moitié de la durée du disque. Durant cette improvisation, le premier principe du quatuor est comme toujours d'agencer des textures, et pour ce faire, les quatre musiciens n'hésitent pas à retourner leurs instruments et leurs techniques dans tous les sens. Des double-cordes sont frénétiquement répétées, les instruments sont percutées à même le corps boisé, ou sur le chevalet, le crin des archets est autant utilisé que le bois de ce dernier, les cordes de la guitare sont actionnés par un objet motorisé pour en faire un bourdon, les harmoniques crissent, les basses du bois et des registres extrêmes envoûtent par leur rondeur. Si la musique du quatuor ressemble le plus souvent à un drone homogène, elle n'en est pas moins vivante et mouvementée, différentes nappes se succèdent, des nappes bruitistes, des nappes faites d'harmoniques, des nappes rythmiques; les drones peuvent aussi bien être agressifs, minimalistes, rythmiques, calmes, etc. Même si la plupart de l'improvisation est jouée à l'archet et si le son collectif est plutôt homogène, il y a de nombreux reliefs, des aspérités incessantes, des "accidents" souvent heureux, tels les pizzicato énergiques qui concluent cette pièce. On est plus envoûté que lassé par cette musique qui accentue les timbres et les textures avant tout, mais n'est pas sans accorder une grande importance aux variations d'intensité et de puissance.
Les deux dernières pièces, "haugh" et "hume", ne s'éloignent pas de cette lignée entamée par "heuch". On entend toujours les cordes motorisées de Davidson, les archets sur la touche ou sur le chevalet, des staccatos effrénés et abrasifs. La seule différence provient surtout de la durée des pièces, le fait qu'elles soient beaucoup plus courtes accentuent les différences d'intensités et cette variable prend alors une importance plus consistante, voire essentielle. D'un instant à l'autre, on peut passer d'un léger bruit blanc très faible à un mur de bourdons exceptionnellement puissant et grinçant. Les transitions sont tout de même très maîtrisées, il n'y a pas de rupture entre les différentes phases, mais le contraste est tout de même plus flagrant du fait d'une importance plus négligée aux développements des différentes textures et des nappes successives.
Un disque exceptionnellement intense pour ce genre d'improvisation, Fower sait en effet manier les contrastes d'intensités, les différentes formes de tension et de puissance, ainsi que les relations entre ces éléments, mais aussi, et surtout, toute l'étendue sonore des instruments de ces cordes maîtrisées avec une virtuosité ahurissante. Trois improvisations pour quatuor à cordes, où chaque instrumentiste paraît avoir très bien intégré la gestion des tensions et des intensités mises en application dans la musique savante, la radicalité de l'improvisation libre européenne, la puissance du free jazz et la virtuosité du réductionnisme. Un album intense et éprouvant, puissant et contrasté, aventureux en somme, sans tomber dans le formalisme. Recommandé!
Tracklist: 1-heuch / 2-haugh / 3-hume