Les deux premières choses qui frappent dans cette composition sont certainement les aspects envoûtant et aérien. Lors des premières écoutes, on se laisse bercer par les cellules harmoniques du piano, ces sortes de fragments mélodiques qui se répètent, toujours similaires et toujours différents. Le piano joue sur des répétitions réconfortantes, des fausses répétitions où des éléments de chaque fragment sont constamment réinjectés. Bryn Harrison a ainsi composé une partie pour le piano qui fait sans cesse appel à la mémoire, à la prédiction, qui fait sans cesse appel à certaines questions sans réponses lors de l'écoute : quel élément était présent ? lequel va être encore une fois utilisé ? est-ce que j'ai déjà entendu cette mélodie ? mais où, quand ?
Cependant, toutes ces questions se noient dans le processus continu du violon qui répond au piano. S'il joue aussi sur des fragments mélodiques, c'est de manière beaucoup plus flottante et aérienne. Le violon est ici en glissando rapide, en jouant sur les harmoniques, sur la continuité. Les phrases se répètent également de manière différentielle, mais les techniques de jeu confèrent au violon un aspect beaucoup plus éthéré, aérien et continu, un caractère flou et onirique qui efface tout questionnement pour laisser place à une rêverie pure, à une berceuse atonale rythmée par des intonations en micro-intervalles.
Puis vient un second temps où le discours entre le piano et le violon, entre ces deux formes mélodiques et cellulaires répétitives, revêtent un autre caractère. On parle souvent de dialogues entre deux instruments dans un duo, mais ici, très vite, on a véritablement l'impression que Harrison a fondé un véritable langage et que les deux musiciens parlent ce langage à travers leurs instruments. Si la forme des cellules mélodiques peut évoquer Feldman, les intonations, l'ambitus, et le volume évoquent quant à eux une nouvelle forme de Sprechgesang instrumental. L'étrangeté propre au Pierrot lunaire semble ressurgir dans RTAM (et non RATM...), avec ces drôles d'intonations, ce caractère fantomatique, cette approche simultanément abstraite et onirique des instruments et de l'écriture.
On peut penser beaucoup de choses de cette pièce, on peut se poser beaucoup de questions et émettre de nombreuses hypothèses, et c'est ce qui fait sa force. Mais le plus important reste la beauté qui émerge de ce dialogue hors norme entre le piano et le violon, la beauté de ces bribes mélodiques qui se répètent, se complémentent et s'enrichissent constamment. Plus important que le nombre de questions pouvant ressortir de cette écoute, c'est le nombre d'émotions qu'est capable de susciter cette œuvre unique, magnifique et vraiment touchante.
BRYN HARRISON - Receiving the Approaching Memory (CD, another timbre, 2016) : http://www.anothertimbre.com/harrison_rtam.html