Bruno Duplant - Chamber and Field Works (2015-2017)

Quand je repense aux premiers enregistrements que j'ai entendu de Bruno Duplant au début des années 2010, lorsqu'il jouait de la contrebasse dans des formations d'improvisation libre à distance, je suis vraiment surpris de voir tout le chemin que ce musicien a parcouru. A cette période je n'aurais jamais imaginé qu'il devienne compositeur, et j'imaginais encore moins que ses pièces seraient réalisées par Taku Sugimoto. (Pareil pour ceux qui ont connu Sugimoto à la fin des années 80, début 90, lorsqu'il faisait de la guitare dans un groupe psyché, qui aurait imaginé qu'il dirigerait un orchestre de chambre quelques décennies plus tard ?) Et pourtant, quelques années et quelques dizaines de disques plus tard, voilà bien trois pièces de Duplant réalisées par un orchestre de chambre japonais (dirigé par Sugimoto) et une pièce mixte jouée par Sugimoto, présentées dans un très beau double CD publié sur another timbre.
Le premier disque regroupe les trois pièces les plus instrumentales, réalisées par le Suidobashi Chamber Ensemble avec Aya Naito au basson et à la voix, Hikaru Yamada à l'électronique, Masahiko Okura aux clarinettes soprano et contrebasse, Taku Sugimoto aux guitare et mandoline, Wakana Ikeda à la flûte et à l'harmonica et Yoko Ikeda au violon et à la viole. Il y a quelque chose de poétique et d'onirique dans ces pièces. Un quelque chose qui laisse songeur, rêveur. Ca ne paraît pas aux premiers instants, mais très vite on se laisse immerger dans ce flot étrange de notes tenues, parfois mélodieuses, parfois grinçantes. De longs sons parfois entrecoupés de bruits, qui ne laissent aucune place au silence et au repos, mais ne sont jamais ni si tendues ni agressives. Il n'y a pas besoin de repos à vrai dire, même si ce ne sont pas des drones et que ces pièces sont toujours en mouvement, il y a une constance dans la dynamique et cette constance suffit à elle-seule à construire une pièce. On se retrouve ainsi avec un ensemble de pièces où les notes glissent, émergent et se noient, dans un tout qui a quelque chose d'aquatique, de marin. Cet aspect marin, c'est l'équilibre très juste entre la constance du mouvement global et l'imprévisibilité de ce qui le constitue (chaque intervention instrumentale en fait). Bruno Duplant semble jouer sur cet équilibre entre linéarité et incertitude, et c'est ce jeu qui nous plonge dans une sorte de rêve éveillé où tout semble familier sans que l'on sache jamais vraiment où nous sommes ou ce qui va arriver.
Quant au deuxième disque, il est complètement différent dans la forme, et pourtant, il fait quand même ressurgir des émotions similaires. Il s'agit ici d'une longue pièce de 45 minutes pour field-recordings et guitare, réalisée par Taku Sugimoto seul. Ce dernier a réalisé cette pièce à partir de longs enregistrements bruts de parcs où se mêlent oiseaux, enfants, sons urbains lointains, machines d'espace vert, etc. Et à travers ces field-recordings, Taku Sugimoto dissémine avec parcimonie des notes de guitares pincées ou frottées, entrecoupées de longs silences, et jouées avec beaucoup de finesse. Alors non ça ne ressemble pas du tout au premier disque, et pourtant on retrouve de nombreux points communs, ceux qui faisaient justement la beauté des premières pièces pour orchestre de chambre. On retrouve cet équilibre étrange dans l'incertitude des enregistrements, dans la durée des silences et des notes, d'un côté, et toujours une constance dans les dynamiques des enregistrements comme de la guitare. Cet équilibre est aussi celui entre la composition et la place laissée au hasard, car les partitions du Duplant laisse une grande marge à Sugimoto afin que ce dernier fasse autant partie du processus de création que le compositeur lui-même.

C'est l'équilibre entre la composition et la réalisation, entre la détermination et l'indétermination, entre le bruit et la musique qui font de ces pièces des pièces qui ressemblent à des morceaux de vie, des pièces vivantes et organiques malgré leur minimalisme. Un équilibre "fragile" et une beauté instrumentale  qui font de ces pièces des instants qui nous plongent dans un état autre, rêveur, "mélancolique" dirait Bruno Duplant.


BRUNO DUPLANT - Chamber and Field Works (2015-2017) (2CD, another timbre, 2018)