Toshiya Tsunoda & Taku Unami - Wovenland

Le Japon, pays des extrêmes, c'est un vrai cliché, oui.  Pourtant, aujourd'hui encore c'est le pays où toutes les limites et les frontières de la musique sont bouleversées. On aurait pu croire que le japanoise atteignait un point de non-retour, mais au contraire, il se trouve toujours des musiciens et des artistes à explorer des territoires extrêmes et totalement inconnus, des idées et des concepts uniques, qui vont encore bien au-delà de l'onkyo. Taku Unami et Toshiya Tsunoda font partie de ces artistes qui ont connu l'exploration sans limite du mur de bruit, qui ont aussi participé à la création d'une réponse à la noise et à la surenchère en utilisant silence et minimalisme. Aujourd'hui, Taku Unami, d'après ce que j'en entends, semble surtout œuvrer dans le domaine d'installations sonores énigmatiques (mais pas uniquement). Quant à Toshiya Tsunoda, si c'est une figure a priori discrète du field-recording, il semble être une influence majeure pour de nombreux artistes, comme peuvent le montrer les diverses collaborations publiées ces dernières années avec Michael Pisaro, et il risque de se révéler une des figures majeures de cette pratique au fil des années.

Le cœur de cette collaboration est le field-recording, mas envisagé d'une manière toute particulière. Le disque s'ouvre et se ferme sur deux pièces de 10 minutes chacune, qui semblent tout à fait "normales" (entre gros guillemets). Il s'agit d'enregistrements réalisés dans un parc chinois, des enregistrements qui brillent par leur simplicité, leur retrait poétique et leur discrétion. Les micros sont placés un peu à l'écart du "cœur de l'action", et l'environnement est envisagé comme un tout où les sons périphériques sont aussi importants que les sons centraux. On reconnaît ici tout l'art de Toshiya Tsunoda, passioné par cette focalisation sur des détails et les accidents, sur l'environnement sonore comme un tout qu'on ne perçoit pas, mais que ce dernier arrive toujours à balancer de manière poétique. Cette ouverture et cette fermeture du disque paraissent toute anodine, toute banale, et c'est tout l'intérêt du travail de Toshiya Tsunoda, rendre le quotidien et l'environnement beaux et musicaux.

Mais c'est entre deux que tout déraille, que l'auditeur se trouve tout retourné et perdu dans une sorte de labyrinthe conceptuel. Il s'agit toujours de field-recordings, oui, toujours d'enregistrements banals, mais de field-recordings tous plus énigmatiques les uns que les autres, comme des field-recordings hachés par le hasard. Le hasard et l'accident tiennent une place prépondérante je pense dans les field-recordings, mais ici, c'est d'une autre nature. Toshiya Tsunoda et Taku Unami semblent laisser la musique se composer elle-même après avoir trouvé une idée. Les deux musiciens jouent un rôle dans le choix des micros, dans les placements, et peut-être dans une certaine forme de montage (et encore), ils jouent encore un rôle en appliquant certaines techniques ou idées à ces enregistrements, mais ensuite, on dirait que quelque soit le résultat, ils le gardent, comme un fait inéluctable. Le geste musical consiste ici en des traitements parfois classiques (ralentissement, accélération), mais dont la longueur et l'immuabilité les rend plus profond qu'on ne s'y attend, parfois plus tordus : comme cette étrange pièce constitué de deux enregistrements qui se déclenchent et se coupent de manière épileptique dès que l'un ou l'autre atteint un certain seuil.

Il y a encore d'autres techniques de composition, de traitement ou d'enregistrement mais je ne pense pas qu'il soit nécessaire de les énumérer car en soit elles ne sont pas si importantes. Le plus important est l'attitude des musiciens par rapport à ces techniques. La technique ici devient un instrument, il s'agit de jouer sur le réel avec ces instruments, de le déformer pour obtenir un objet musical qui s'avère complètement déroutant et énigmatique. La réalité perd son sens ou en acquiert de nouveau, on se retrouve surtout face à la réalité des idées du duo, face à la réalité du duo. Chaque choix, chaque traitement, n'est plus simplement un effet de style, une certaine esthétique, il devient une réalité et un objet musical nouveau.

Même si Wovenland apparaît au premier abord comme un disque de field-recording, il va bien au-delà. C'est une sorte de geste artistique et conceptuel qui dénature la réalité, un geste explose le réel et la musique pour nous emmener dans un monde unique et nouveau. J'aime beaucoup l'aspect déconcertant, labyrinthique et déroutant des dernières productions de Taku Unami, mais ici, allié à la beauté et la précision des enregistrements de Toshiya Tsunoda (qui n'en est pas à son coup d'essai dans ce genre de traitement très singulier des field-recordings), on se re trouve plongé dans un univers fantastique au sens littéral, un univers où le quotidien est bouleversé par des éléments étranges, où le familier cotoie l'étrangeté, et où la musicalité, l'intelligence et la beauté sont loin d'être en reste.


TOSHIYA TSUNODA & TAKU UNAMI - Wovenland (CD, erstwhile, 2018)