Lethe - Dry ice on steel tables (either/OAR, 2011)

J'ai déjà chroniqué Lethe, Kuwayama Kiyoharu de son vrai nom, pour ses deux incroyables duos en compagnie du saxophoniste Masayoshi Urabe. Dry ice on steel tables a également été enregistré en 2003 dans le même hangar abandonné sur le port de Nagoya. Pour qui a écouté les deux duos Kuwayama/Urabe parus chez Intransitive, difficile d'oublier ce vaste espace hautement résonnant. Ici, Lethe est seul, seul au milieu de quatre tables métalliques chauffées par une petite bougie, quatre surfaces sur lesquelles il frotte des pains de glace séchée. Comme d'habitude, tout est entièrement acoustique, il n'y a pas d'effets électroniques, et l'enregistrement n'est pas retravaillé au mastering ou au mixage.

Les performances de Lethe ne passent pas inaperçues, l'espace choisi pour ses qualités acoustiques possède toujours une sorte d'aura mystique ou magique propre à littéralement envouter les spectateurs/auditeurs. C'est peut-être pourquoi Frans de Waard se demande si cette performance ne peut pas être qualifiée ou apparentée à un rite. Personnellement, je n'y crois pas, d'une parce qu'un rite est essentiellement collectif et communautaire, et demande la participation de plusieurs personnes, mais surtout parce qu'il me semble que Lethe fait avant tout de la musique, qu'on peut certes qualifier de non-musique pour faciliter le catalogage, mais qui n'en reste pas moins une organisation sonore du temps, une mise en forme acoustique de la durée.

Pour cette performance, Lethe frotte un à un ses blocs de glace, un grincement surgit et vole et se répercute contre les parois gigantesques du bâtiment portuaire. Lethe possède ce talent qui consiste à créer un son et à donner l'impression que le son vit par lui-même immédiatement après sa production, chaque bruit est produit puis il est comme laissé à son sort déterminé par les propriétés physiques et acoustiques de l'espace résonnant. Mais le son ne vit pas vraiment par lui-même, car c'est toujours Lethe qui choisit bel et bien de le laisser résonner seul et de contempler son évolution à travers l'espace, ou bien de produire plusieurs sons simultanément qui se mélangent et en forment de nouveaux, de produire ces mélanges faits de grincements et de frottements, de résonances qui s'entremêlent, s'entrechoquent et s'évitent selon l'instant. 

En tout cas, cette manière de travailler la résonance est parfaitement adéquate à une mise en forme singulière de la durée, le mélange de nappes sonores et la succession de cris espacés par un silence qui n'en est pas un, un silence rempli de résonances fantomatiques et spectrales, cette structure propose une perception de la durée neuve et singulière, une perception déterminée autant par les caractéristiques spatiales du lieu d'enregistrement que par les caractéristiques acoustiques des sons produits et de l'espace de la performance. Une mise en forme du temps étrange et un timbre unique, puissant, épais et éthéré en même temps, oppressant et évanescent. Car oui, les sons produits par Lethe ne ressemblent évidemment à rien de connu, et même si on pouvait les reconnaitre, cette reconnaissance serait faussée par l'espace au sein duquel ils sont produits. Une performance toujours aussi spectaculaire et originale, où l'extrême sensibilité acoustique permet l'émergence d'une musique extrême et radicale, radicale dans sa forme et extrême dans sa délicatesse. Dry ice on steel tables forme ainsi un long poème acoustique et spatial, une poésie qui résulte encore une fois de l'interdépendance entre l'espace et l'acoustique, car Lethe nous dit encore une fois que si l'espace met en forme le son, l'acoustique peut également rendre présent l'espace, ainsi que la durée.