Axel Dörner, Franz Hautzinger, Mazen Kerbaj, Carl Ludwig Hübsch - Ariha Brass Quartet

Trois trompettes et un tuba, attention Dörner, Hautzinger, Kerbaj et Hübsch ont sorti la plomberie lourde. Ca pète, ça crisse, ça hurle ça souffle, ça fait gloup, pschhht, tac...tac tac, krkrkrkr, mfff, .....clop. A ne pas écouter en nettoyant la salle de bain sous risque de confusion. De l'improvisation libre comme ça, c'est vrai que je n'en écoute plus beaucoup, mais là il y a quelque chose qui sort de l'ordinaire : on ne s'ennuie pas !

Une descritpion de la musique et une présentation des musiciens est inutile ici : ceux qui s'intéressent à ces musiques ont déjà entendu ces artistes sur de nombreux disques, et les ont vu dans leurs salles et festivals favoris. Mais je tiens malgré tout à parler de ce disque d'une part parce qu'il est bon, et surtout parce qu'on y retrouve le trompettiste et dessinateur Mazen Kerbaj que j'admire depuis plusieurs années (autant pour ses dessins que pour ses improvisations), et que j'avais découvert pour la première fois je crois avec le puissant Starry Night (voir extrait ici) : un long duo de trompette et de bombardements israéliens sur un balcon libanais...

Mais revenons au Ariha Brass Quartet. Vous l'aurez compris, pas la peine de chercher des rythmes, des mélodies, ni rien d'autre qu'une avalanche de techniques étendues. Voilà, peut-être que j'ai découvert ce disque au bon moment, ou peut-être pas, mais le fait est que je le trouve vraiment bon. Non pas pour la virtuosité dont chacun sait faire preuve ici, c'est justement cette virtuosité qui m'agace souvent. Mais pour la musicalité de ces cinq improvisations : car le quartet parvient à créer des textures aérées, cohérentes, homogènes tout en étant composées de couches assez disparates. Et surtout, le quartet évite les écueils de l'improvisation spontanée qui part dans tous les sens et les dérives réductionnistes minimalistes et creuses.

Tout au long de ces improvisations, le quartet gère une certaine tension toujours égale : qu'ils jouent collectivement, à deux, forts, lentement, agressivement. C'est toujours intense quoi qu'il se passe, et on est toujours en attente de ce qui va arriver. Ce n'est pas que cette musique soit agressive ou forte, ni même chaotique, loin de là, il y a plein de finesse dans le jeu de chacun, plein d'espace pour que chaque son se développe, mais chaque intervention sonore apparaît comme une sorte d'événement, il y a comme un quelque chose de dramatique, de fort. C'est comme si rien n'était laissé au hasard et que tout arrivait au bon moment, et c'est ce qui fait une bonne improvisation selon moi, une musique où les réponses sont adaptées, précises, cohérentes, où le groupe laisse de l'espace à chacun tout en agissant de manière collective. Une musique qui se développe comme une histoire, avec ses accalmies, ses progressions, ses climax, ses tensions et ses détentes, le tout étant de bien doser chacun de ses éléments, et c'est ce que fait le Ariha Brass Quartet justement.

Cette musique n'est pas exempte de clichés (ma chronique non plus), non, mais c'est un cliché de qualité, un des disques que j'aurais envie de conseiller quand on me demande un disque représentatif des musiques improvisées au 21e siècle.


DÖRNER, HAUTZINGER, KERBAJ, HÜBSCH - Ariha Brass Quartet (CD, Al Maslakh, 2015) : http://www.almaslakh.org/catalog_mslkh18.php


Matthew Revert & Vanessa Rossetto - Earnest Rubbish

J'avais découvert Vanessa Rossetto aux alentours de 2010 avec Hwaet et Mineral Orange, mais c'est surtout avec Exotic Exit que je me suis dit qu'il y avait vraiment quelque chose qui sortait de l'ordinaire là. Rossetto fait de la musique électroacoustique, principalement basée sur des field-recordings quotidiens. Ce qui sortait de l'ordinaire, c'était surtout les "sujets" des field-recordings, des enregistrements intimes, banals et bruts, ainsi que la manière de les traiter : un mixage et un découpage subtils mais qui faisaient tout. Quant à Matthew Revert, en-dehors de ses activités d'infographistes et des nombreuses pochettes d'albums qu'il a pu faire, je ne connais pas du tout sa production musicale. Nous voilà donc avec deux jeunes artistes, habitués de Kye, le label de Graham Lambkin, et réunis par erstwhile, pour un duo aussi surprenant que chacune des éditions de ce label.

Earnest Rubbish est composé de trois pièces assez similaires donc. Rossetto et Revert utilisent principalement des field-recordings très "familiers" : restaurants, salle d'attente, etc. Des enregistrements bruts, sans traitements ou effets apparents, mais très finement sculptés au mixage. Par-dessus ces enregistrements, Rossetto et Revert collent parfois des interventions électroniques ou acoustiques (avec des objets surtout), aussi simples et brutes souvent, ou bien d'autres enregistrements.

Je ne veux pas rentrer dans les détails de composition ou d'instrumentation, rien ne vaut le plaisir de découvrir ces trois pièces magiques et uniques. Mais j'aimerais parler d'une chose qui me paraît vraiment intéressante dans ce disque. Si le troisième morceau intitulé Making A Documentary semble être un hommage au duo Keith Rowe/Graham Lambkin, le premier morceau semble indiquer, de par son titre, une intention fondamentale de cette musique : Secret Celebrity Facebook Accounts. Car toute la force de disque réside certainement dans la faculté de confronter le public et le privé, de mettre en scène l'intime, et de dramatiser le quotidien et le banal. A travers tous ces enregistrements banals, Revert et Rossetto offrent leur point de vue sur le monde, mais en un sens purement esthétique, et aucunement documentaire.

Peu importe ce qui se dit, ce qui se joue et se passe dans ces scènes, dans ces enregistrements, le sens est dirigé de main de maître par le duo de toute façon. Le sens ne vient pas des sujets de l'enregistrement, mais de la composition elle-même. Car Rossetto et Revert se plaisent à faire "grincer" ces scènes, à mettre en avant l'insignifiant et à camoufler le sens des scènes sous des effets électroacoustiques. Le plus fort dans tout ça, c'est la finesse et la subtilité mises à l'œuvre pour composer cette musique, qui situent cette dernière dans un entre-deux inexplicable. On ne sait jamais trop ce qui se passe, ce qu'on entend, ce que les musiciens veulent dire, pourquoi ils ont choisi tel ou tel enregistrement, tel ou tel son, tel ou tel collage. On est toujours entre la musique électroacoustique pure et la musique concrète, entre la sphère privée des musiciens ou des enregistrements, et la sphère publique des enregistrements toujours, ou de l'œuvre musicale, netre l'électronique et l'acoustique aussi, entre l'intimité d'un rendez-vous, et la diffusion massive d'un CD.

Ce que l'on sait, c'est que Vanessa Rossetto et Matthew Revert parviennent à rendre la réalité, la quotidienneté et la banalité complètement extraordinaires, unique, profonde, et magique. Ils parviennent à métamorphoser le réel et à matérialiser leur perception, ce qui est une chose, mais surtout à créer une musique neuve.


MATTHEW REVERT / VANESSA ROSSETTO - Earnest Rubbish (CD, erstwhile, 2016) : http://www.erstwhilerecords.com/catalog/079.html


Daniel Menche - Cave Canem

Habituellement, quand un musicien me plaît, j'ai la facheuse tendance obsessionnelle à vouloir écouter tout ce qu'il a fait, ce qu'il fait et fera. Mais pour certains, ça se passe différemment, je me laisse guider par le hasard, je les écoute quelques semaines, les oublie plusieurs mois, plusieurs années, puis y revient avec plaisir toutjours. C'est le cas de Daniel Menche donc. Sa discographie est massive, et j'ai beaucoup aimé ce que j'ai entendu de lui (à moins que j'en oublié certains qui m'ont déplu), mais pourtant, je ne cherche jamais à en écouter davantage que ce que le hasard ou des envies subites mettent dans ma platine. J'aime beaucoup sa musique, mais je pense que je pourrais vite m'en lasser, alors je l'écoute de temps en temps, je l'apprécie le temps de l'oublier, puis j'y retourne. Du coup, je ne pense pas avoir entendu un disque de ce dernier depuis deux ou trois ans maintenant, mais c'est avec plaisir que je découvre Cave Canem cette année.





Des quelques souvenirs que j'en ai, j'ai l'impression que Daniel Menche utilise presque toujours la même formule, mais en changeant les instruments. Sur Cave Canem, Daniel Menche propose donc (encore j'ai envie de dire) une sorte de drone aux rythmiques tribales, accompagné d'effets électroniques. Un bourdon, une rythmique lancinante, des sonorités exotico-ésotériques, et de la noise, voilà les quatre couches qui composent chacune des trois pièces présentées sur ce "disque" (je le mets entre guillemets puisque c'est une édition uniquement digitale).

Daniel Menche utilise ici une slide guitar avec une seule corde, un vibraphone, une batterie et de l'électronique. La guitare en guise de tampura pour le bourdon harmonique, le vibraphone en guise de gamelan, la batterie réduite aux toms basses pour les rythmiques tribales, et de l'électronique discret pour accentuer le tout, surtout les spectres harmoniques mais également pour donner une effet plus agressif et abrasif.

Voilà les quelques ingrédients de Daniel Menche pour nous faire un drone bien tribal, à moitié rock, à moitié noise, un drone planant et abrasif, exotique aussi. Une recette originale pour une musique plaisante. Je ne trouve pas ce disque fantastique, le détournement et l'utilisation des instruments est "facile" en quelque sorte, mais j'apprécie cet aspect noise mystico-tribal, et on se laisse facilement prendre au jeu de ce voyage lumineux, abrasif, et lourd fait d'accélérations, de crescendo, de saturations et de superpositions.


DANIEL MENCHE - Cave Canem (téléchargement, autoproduction, 2016) : https://danielmenche.bandcamp.com/album/cave-canem



The Recedents - Zombie bloodbath on the isle of dogs

Il y a une quinzaine de jours, j'écrivais une chronique sur quelques solo de Steve Lacy, et me revoici aujourd'hui à écouter Lol Coxhill, une autre grande figure du saxophone soprano (mais pas seulement), décédé il y a maintenant quatre ans. Enfin, je n'écoute pas vraiment Lol Coxhill, mais plutôt The Recedents, un projet auquel il a participé avec Roger Turner et Mike Cooper. Un gros coffret consacré à ce trio est récemment sorti, et c'est aisni que j'ai découvert ce groupe méconnu, actif pendant trois décennies, mais comptant seulement deux publications : Barbecue Strut en 1987 et Zombie bloodbath on the isle of dogs en 1991....


Si ce "dernier" est mon préféré, c'est certainement parce qu'il est le moins free jazz, et peut-être le plus libre paradoxalement. Ici, The Recedents n'hésite pas à jouer du reggae, quelques riffs exotiques propres à Cooper, à partir dans des explorations de synthés les plus cheaps possibles, avant de proposer un morceau rock, bien rock, ou de laisser Coxhill exprimer tout son lyrisme sur une ligne de basse groove et sombre. The Recedents est peut-être le chaînon manquant entre Zappa et Mr Bungle, ou entre Devo et Naked City, ou peut-être n'est-ce que l'équivalent "free jazz" de ces groupes qui se jouent des genres et les déconstruisent en les parodiant.

Mais peut-être que The Recedents n'a rien à voir avec une histoire d'affiliation et d'influence. Ce groupe peut aussi être tout simplement l'histoire de trois musiciens qui se rencontrent, trois musiciens qui aiment le surf rock, le garage, le free jazz, Marvel, James Ellroy, la musique hawaïenne, dada, et qui détestent les barrières et les frontières. Du coup, ils se rencontrent et se réunissent et assemblent leur talent et leur imagination pour proposer une musique nouvelle.

Cette musique est une suite inclassable de free rock pulsé et dynamique, d'explorations sonores avec des effets simples, d'hommages aux musiques de films, à la BD, de jazz, et de bien d'autres choses. Une musique qui swingue, qui groove, qui est drôle parfois, mais qui fait peur aussi, qui est ensoleillée avant de devenir sombre. The Recedents est une rencontre historique qui raconte la musique d'une époque, d'une génération : celle d'un jazz libéré et d'un rock éclaté. L'histoire de trois musiciens qui savent jouer comme on dit, mais qui, avant de jouer les virtuoses, veulent jouer leur musique : celle qui les ont bercer, celle qui les ont fait rire, celle qu'ils aiment jouer ou celle qu'ils aiment écouter. Une musique qui fait éclater les barrières, qui décloisonnent les genres, mais avec de l'humour, de la joie, et du talent.


THE RECEDENTS - Zombie bloodbath on the isle of dogs (CD, Nato, 1991) : http://www.natomusic.fr/catalogue/musique-jazz/cd/nato-disque.php?id=127



Christian Wolff & Michael Pisaro - Looking Around

Pas besoin de présenter Christian Wolff et Michael Pisaro j'imagine, et j'imagine également que la plupart des lecteurs de cette page sont aussi au courant de la sortie de Looking Around. Un disque qui réunit deux figures aussi importantes des musiques expérimentales américaines, non, ça ne passe pas inaperçu. Et bien sûr, ça attise la curiosité, on s'imagine plein de trucs avant de l'écouter, et même si on sait que le label erstwhile, en arrangeant ces rencontres surprenantes, et en sortant toujours ce qu'on n'attend pas, on sait que ce disque risque d'être à côté de nos attentes, mais malgré tout, rien ne nous y prépare vraiment.


La première écoute est sans aucun doute la plus étonnante. Un piano (Wolff), une guitare (Pisaro), plus quelques objets parfois (sifflets, pierres), sans effets, sans électricité, sans silence, sans techniques étendues (très peu en tout cas), qui font quoi ? qui semblent improviser. Et oui, la première fois que j'ai entendu ce disque, j'ai bien eu l'impression d'entendre un disque d'improvisation libre assez daté. Le plus étonnant dans ce disque est certainement son air familier : on a l'impression d'entendre les prémisses du réductionnisme, du Sugimoto avant l'heure... mais 20 ans plus tard, ou encore les récentes publications d'AMM en duo (c'est l'effet du sifflet qui interrompt le piano ça, ça me fait tout de suite penser à Tilbury et ses appeaux). Il n'y a pas vraiment de silence, mais c'est assez espacé, le rythme est souvent absent, les improvisations sont généralement atonales même si on peut ressentir quelques fondamentales de temps à autres, et le duo se permet quelques explorations sonores à l'intérieur du piano, ou avec un ebow.

Quelle est la part d'improvisation, de composition, d'indétermination, de hasard ? C'est ce qu'on se demande, car même si ce disque sonne familier, il y a quelque chose qui fait dire qu'on est face à autre chose que de l'improvisation libre. Ca y fait penser, sans aucun doute, mais ça ne ressemble à rien en particulier (sauf peut-être aux improvisations de Wolff...). Ceci-dit, je n'ai pas de réponses précises après une douzaine d'écoutes. De mon côté, ça me paraît structuré dans une certaine mesure, je pense que certains modes de jeux, certaines sonorités, et d'autres paramètres vagues et ouverts ont du être prédéterminés sur certaines périodes, à moins qu'ils n'aient écrit une partition graphique, ou que ce soit une composition ouverte. Mais ces méthodes peuvent se retrouver dans beaucoup "d'improvisations libres" également donc ce n'est pas vraiment ça qui fait la différence je pense. Ce qui fait la différence à mon avis, n'importe qui peut le voir avant même d'écouter ce disque, c'est que Wolff et Pisaro n'ont pas la même histoire, la même expérience et les même intérêts que Derek Bailey et Schlippenbach.... C'est la personnalité musicale de ces deux musiciens qui fait que leur musique est autre. C'est leur expérience d'explorations complètement différentes, de réflexions esthétiques sans rapport qui font que leurs improvisations ne sonnent pas complètement comme de l'improvisation (en tant qu'esthétique).

Wolff et Pisaro proposent ici deux pièces ouvertes à des explorations instrumentales personnelles. Un jeu sur l'attaque, sur les résonances, sur le silence, sur les mélodies et l'atonalité, sur le "bruit" des instruments après la musique électroacoustique, mais aussi sur le temps. Ils utilisent tous les deux un langage instrumental qu'ils développent pour l'occasion (ou qui s'inspirent d'improvisateurs), mais aussi un langage qu'ils utilisent dans leurs travaux usuels. Tout ceci n'est pas évident à décrire, car il se passe beaucoup de choses dans ces deux pièces de 28 minutes et 10 secondes. Sans rentrer dans les détails, Looking Around fourmille de choses parfois très convenues venant de Pisaro ou de Wolff, mais inattendues dans ce cadre, quand ce n'est pas l'inverse : des modes de jeu qu'on n'aurait jamais imaginés venant de l'un comme de l'autre, mais qui nous sont familiers dans un contexte d'improvisation. Quoiqu'il en soit, oui il se passe une foule de choses durant cette heure, des choses toujours à la frontière de l'inattendu et du familier, du commun et du déroutant. On connaît cette musique, mais on ne s'y attend pas, et on ne sait jamais vraiment comment elle va se dérouler. Elle rebute et elle attire en même temps : elle déroute par son aspect familier, mais on n'y revient toujours avec l'impression d'avoir râter quelque chose qu'on veut saisir, d'avoir oublié quelque chose, et on se laisse bercer à nouveau par cette étrange familiarité.

CHRISTIAN WOLFF / MICHAEL PISARO : Looking Around (CD, erstwhile, 2016) : http://www.erstwhilerecords.com/catalog/080.html


Steve Lacy - Avignon and after

Quand je repense aux premières fois où j'ai entendu Steve Lacy, je me dis que j'ai été vraiment con. J'étais passionné de free, et en même temps je rejetais le jazz. Et quand j'entendais ce type reprendre du Monk, je prenais carrément ça pour une trahison aux idéaux du free (même si aujourd'hui je considère Monk comme un des musiciens jazz les plus créatifs, et surtout un de ceux qui a le plus contribué à sortir le jazz de ses impasses, même beaucoup plus que de nombreux musiciens free).

Puis j'ai découvert Saxophone Special qui m'a complètement fait changé d'avis, où l'aspect rugueux et abstrait de Steve Lacy prenait le dessus sur son swing si singulier. Puis (encore), quand j'étudiais le saxo, je me suis consacré quelques temps au soprano, et malgré mon admiration pour Coltrane, Evan Parker et Doneda, c'est bien vers Steve Lacy que je suis revenu pour étudier cet instrument, car je le considérais comme le maître, finalement. Aujourd'hui encore, ce n'est pas forcément comme improvisateur, comme musicien ou comme compositeur que j'admire ce dernier, mais avant tout comme instrumentiste, comme saxophoniste. C'est toujours un plaisir de ressortir des disques comme Scratching the seventies, son duo avec Joëlle Léandre ou sa collaboration avec Mal Waldron, mais rien n'égale un solo de ce musicien, où tout n'est que saxophone, où il n'y a plus rien que le soprano dans toute sa splendeur.


En 1974, Emanem publiait un LP, le premier disque solo de Steve Lacy, enregistré en live au Théâtre du Chêne noir à Avignon, en 1972. Il y a eu plusieurs rééditions de ce concert historique, la dernière date est un CD, toujours publié par Emanem, augmenté d'enregistrements live également (à Berlin en 1974), jusque là inédits. Et l'histoire de ces éditions ne s'arrête pas là, puisque en 2014, Martin Davidson du label Emanem décide de publier encore d'autres bandes de ces concerts à Avignon ainsi que plusieurs autres enregistrements solo live inédits des années 70 sur un deuxième disque : ce sont les volumes 1 et 2 d'Avignon and after. La qualité du son est assez inégale en fonction des enregistrements, mais Steve Lacy reste bien égal à lui-même au fil de ces années.

Comme les saxophonistes cités plus haut, Steve Lacy a la particularité d'avoir un son bien à lui, ainsi qu'un phrasé unique. On le retrouve dans ses compositions aussi ce son, dans le son du groupe, mais c'est encore plus flagrant en solo. Le soprano de Steve Lacy a quelque chose de brut, âpre et rugueux, les attaques sont sèches, le souffle est intense, Steve Lacy joue du soprano comme une percussion parfois. Et je pense que c'est pour ça qu'il a toujours continué à utiliser des phrases syncopées et des rythmiques ternaires, qu'il a conservé le swing qu'il jouait à l'époque où il faisait du post-bop ou du jazz modal. Ce n'est pas pour le swing à proprement parler, mais plutôt pour l'aspect percussif du phrasé bop, et ce n'est certainement pas une coïncidence s'il a interprété pendant tant d'années les standards de Monk, pour qui le piano était avant tout une histoire de placement rythmique et de percussion.


Ces enregistrements retracent l'activité de Steve Lacy pendant une bonne partie des années 70, une période charnière où il s'est complètement investi dans l'improvisation libre, tout en étant toujours très marqué par le jazz (bop, post-bop) et le free. Une époque où il collaborait avec Derek Bailey et Evan Parker tout en composant des morceaux et des thèmes aux accents bop. Et dans tous ces solos, c'est ce qu'on retrouve : un saxophoniste qui a du swing, un saxophoniste qui déboite les phrases et joue tout en syncopes d'un côté, et qui ensuite, sans prévenir, s'envole dans de longues plages d'harmoniques, crache dans son saxo, grogne dedans.

Ce que je trouve extraordinaire chez ce saxophoniste regretté, c'est que le swing et l'abstraction n'étaient pas séparés chez lui, au contraire, ils étaient intimement liés (ce qui me fait penser à Braxton, qui, à cette époque, jouait également très bop par moments, pour ensuite partir sur des territoires beaucoup plus abstraits, mais chez ce dernier, ces deux pôles étaient beaucoup plus opposés - comme chez la plupart des musiciens de Chicago). Le son comme les compositions de Steve Lacy ont quelque chose de rugueux et d'abstrait comme je le disais plus haut, mais aussi, indéniablement, quelque chose de mélodique, de rythmique et de lyrique. Mais ces deux pôles s'entremêlent toujours dans ces solos. Lors de l'exposition des thèmes et lors d'improvisations très swing, Steve Lacy accentue tellement les phrases qu'elles ne deviennent plus qu'une suite d'accents, de ponctuations rythmiques abstraites et brutes. Le swing de Steve Lacy est rude, c'est un swing épuré, où malgré la grille harmonique et les mélodies, les notes s'effacent derrière les attaques. Une sorte de swing rustique et percussif qui devient très vite abstrait. Et l'abstraction, ou les improvisations libres axées sur la texture et les techniques étendues, est l'autre pôle vers lequel dévie constamment Steve Lacy. Mais lors de ces moments, les attaques et les accents sont toujours là, de manière plus discrets, comme des fantômes qui reviennent le hanter. Une sorte de chant est toujours sous-jacent aux expérimentations de Steve Lacy, il a beau grogner, crier, grincer, le fantôme du jazz est toujours dans son soprano, un chant, une mélodie, un rythme apparaît ou se faufile toujours dans ses envolées abstraites.

Et de mon côté, c'est cette faculté à lier si intimement l'abstraction et le swing dans l'improvisation comme la composition, mais surtout dans le saxophone, qui font de Steve Lacy un des plus remarquables sopranes que j'ai entendu. Bien sûr, il y a ce côté nasillard, rude et rustique du soprano, mis en avant par Steve Lacy qui fait de ce dernier un instrumentiste remarquable, mais c'est surtout ce swing abstrait, ce chant rythmique et brut du saxophone, ces expérimentations libres et dansantes qui parsèment ces disques, c'est tout ceci qui me ramène régulièrement à Steve Lacy et à ces solos.


STEVE LACY - Avignon and after volume 1 (CD, Emanem, 2012) : http://www.emanemdisc.com/E5023.html
STEVE LACY - Avignon and after volume 2 (CD, Emanem, 2014) : http://www.emanemdisc.com/E5031.html