Quand je repense aux premières fois où j'ai entendu Steve Lacy, je me dis que j'ai été vraiment con. J'étais passionné de free, et en même temps je rejetais le jazz. Et quand j'entendais ce type reprendre du Monk, je prenais carrément ça pour une trahison aux idéaux du free (même si aujourd'hui je considère Monk comme un des musiciens jazz les plus créatifs, et surtout un de ceux qui a le plus contribué à sortir le jazz de ses impasses, même beaucoup plus que de nombreux musiciens free).
Puis j'ai découvert Saxophone Special qui m'a complètement fait changé d'avis, où l'aspect rugueux et abstrait de Steve Lacy prenait le dessus sur son swing si singulier. Puis (encore), quand j'étudiais le saxo, je me suis consacré quelques temps au soprano, et malgré mon admiration pour Coltrane, Evan Parker et Doneda, c'est bien vers Steve Lacy que je suis revenu pour étudier cet instrument, car je le considérais comme le maître, finalement. Aujourd'hui encore, ce n'est pas forcément comme improvisateur, comme musicien ou comme compositeur que j'admire ce dernier, mais avant tout comme instrumentiste, comme saxophoniste. C'est toujours un plaisir de ressortir des disques comme Scratching the seventies, son duo avec Joëlle Léandre ou sa collaboration avec Mal Waldron, mais rien n'égale un solo de ce musicien, où tout n'est que saxophone, où il n'y a plus rien que le soprano dans toute sa splendeur.
En 1974, Emanem publiait un LP, le premier disque solo de Steve Lacy, enregistré en live au Théâtre du Chêne noir à Avignon, en 1972. Il y a eu plusieurs rééditions de ce concert historique, la dernière date est un CD, toujours publié par Emanem, augmenté d'enregistrements live également (à Berlin en 1974), jusque là inédits. Et l'histoire de ces éditions ne s'arrête pas là, puisque en 2014, Martin Davidson du label Emanem décide de publier encore d'autres bandes de ces concerts à Avignon ainsi que plusieurs autres enregistrements solo live inédits des années 70 sur un deuxième disque : ce sont les volumes 1 et 2 d'Avignon and after. La qualité du son est assez inégale en fonction des enregistrements, mais Steve Lacy reste bien égal à lui-même au fil de ces années.
Comme les saxophonistes cités plus haut, Steve Lacy a la particularité d'avoir un son bien à lui, ainsi qu'un phrasé unique. On le retrouve dans ses compositions aussi ce son, dans le son du groupe, mais c'est encore plus flagrant en solo. Le soprano de Steve Lacy a quelque chose de brut, âpre et rugueux, les attaques sont sèches, le souffle est intense, Steve Lacy joue du soprano comme une percussion parfois. Et je pense que c'est pour ça qu'il a toujours continué à utiliser des phrases syncopées et des rythmiques ternaires, qu'il a conservé le swing qu'il jouait à l'époque où il faisait du post-bop ou du jazz modal. Ce n'est pas pour le swing à proprement parler, mais plutôt pour l'aspect percussif du phrasé bop, et ce n'est certainement pas une coïncidence s'il a interprété pendant tant d'années les standards de Monk, pour qui le piano était avant tout une histoire de placement rythmique et de percussion.
Ces enregistrements retracent l'activité de Steve Lacy pendant une bonne partie des années 70, une période charnière où il s'est complètement investi dans l'improvisation libre, tout en étant toujours très marqué par le jazz (bop, post-bop) et le free. Une époque où il collaborait avec Derek Bailey et Evan Parker tout en composant des morceaux et des thèmes aux accents bop. Et dans tous ces solos, c'est ce qu'on retrouve : un saxophoniste qui a du swing, un saxophoniste qui déboite les phrases et joue tout en syncopes d'un côté, et qui ensuite, sans prévenir, s'envole dans de longues plages d'harmoniques, crache dans son saxo, grogne dedans.
Ce que je trouve extraordinaire chez ce saxophoniste regretté, c'est que le swing et l'abstraction n'étaient pas séparés chez lui, au contraire, ils étaient intimement liés (ce qui me fait penser à Braxton, qui, à cette époque, jouait également très bop par moments, pour ensuite partir sur des territoires beaucoup plus abstraits, mais chez ce dernier, ces deux pôles étaient beaucoup plus opposés - comme chez la plupart des musiciens de Chicago). Le son comme les compositions de Steve Lacy ont quelque chose de rugueux et d'abstrait comme je le disais plus haut, mais aussi, indéniablement, quelque chose de mélodique, de rythmique et de lyrique. Mais ces deux pôles s'entremêlent toujours dans ces solos. Lors de l'exposition des thèmes et lors d'improvisations très swing, Steve Lacy accentue tellement les phrases qu'elles ne deviennent plus qu'une suite d'accents, de ponctuations rythmiques abstraites et brutes. Le swing de Steve Lacy est rude, c'est un swing épuré, où malgré la grille harmonique et les mélodies, les notes s'effacent derrière les attaques. Une sorte de swing rustique et percussif qui devient très vite abstrait. Et l'abstraction, ou les improvisations libres axées sur la texture et les techniques étendues, est l'autre pôle vers lequel dévie constamment Steve Lacy. Mais lors de ces moments, les attaques et les accents sont toujours là, de manière plus discrets, comme des fantômes qui reviennent le hanter. Une sorte de chant est toujours sous-jacent aux expérimentations de Steve Lacy, il a beau grogner, crier, grincer, le fantôme du jazz est toujours dans son soprano, un chant, une mélodie, un rythme apparaît ou se faufile toujours dans ses envolées abstraites.
Et de mon côté, c'est cette faculté à lier si intimement l'abstraction et le swing dans l'improvisation comme la composition, mais surtout dans le saxophone, qui font de Steve Lacy un des plus remarquables sopranes que j'ai entendu. Bien sûr, il y a ce côté nasillard, rude et rustique du soprano, mis en avant par Steve Lacy qui fait de ce dernier un instrumentiste remarquable, mais c'est surtout ce swing abstrait, ce chant rythmique et brut du saxophone, ces expérimentations libres et dansantes qui parsèment ces disques, c'est tout ceci qui me ramène régulièrement à Steve Lacy et à ces solos.
STEVE LACY - Avignon and after volume 1 (CD, Emanem, 2012) : http://www.emanemdisc.com/E5023.html
STEVE LACY - Avignon and after volume 2 (CD, Emanem, 2014) : http://www.emanemdisc.com/E5031.html