Thomas Ankersmit - Perceptual Geography

 Comme sur ses précédents disques, Thomas Ankersmit délivre pour son dernier opus une longue pièce de près de 40 minutes divisée en plusieurs mouvements distincts. On y retrouve des éléments connus comme les grésillements stridents évoquant des insectes ou des courants électriques, les très courts assauts de bruit pas forcément forts mais extrêmement percutant, les fréquences aiguës itératives, les émissions otoacoustiques continues, la spatialisation très mouvementée du son.

Thomas Ankersmit ne semble pas avoir opté pour le renouvellement mais pour un affinement de sa pratique. Ses méthodes de composition ainsi que ses techniques de jeux ne cessent de se préciser pour créer des situations de plus en plus concrètes, des narrations de plus en plus fines et évocatrices. Qu'il utilise des pépiements ou des fourmillements de fréquences aiguës, des flux de masses sourdes et graves, rien n'est gratuit et tout est pensé pour évoquer un espace, une sensation, un mouvement. Ce disque se déroule comme un film d'une certaine manière, ou peut-être comme la carte d'un pays imaginaire si l'on se fie au titre. Thomas Ankersmit déploie de vastes territoires sonores et dessine des lieux qui paraissent à la fois complètement oniriques et imaginaires, et en même temps, ces lieux sont perçus comme réels, présents, s'offrant à nous dans toute leur richesse sonore. 

Toute la force de ce disque réside certainement dans ce lien entre l'imaginaire et le réel. En s'appuyant sur des textures, des timbres et des effets uniques, Ankersmit parvient à peindre une sorte de géographie poétique et onirique, il raconte l'histoire d'un pays qui n'existe pas, que l'on ne peut qu'imaginer. Cependant, le travail sur le son, la temporalité, la spatialisation et la composition est si fin, si intelligent, que cette histoire, ou ce dessin, tous ces tracés sonores qui jouent sur la perception nous amènent à douter de notre perception du réel et de l'imaginaire. On en vient à se plonger dans ce monde où des sonorités uniques s'enchevêtrent, on plonge dans ce monde imaginaire en ayant l'impression d'être dans un monde irréel mais dont la présence est saisissante. 


THOMAS ANKERSMIT - Perceptual Geography (CD, 2021, Shelter Press)

Shelter Press bandcamp

Francisco Meirino - A new instability

 

Chaque disque de Francisco Meirino est à la frontière de la noise et de la musique électroacoustique, il joue sur un fil tendu entre compositions fines et feedbacks bruts, principalement avec des sons d'origines synthétiques et des détournements de matériel analogique, mais toujours en incluant des éléments enregistrés concrets. On aurait pu croire qu'il allait passer le cap avec A new instability, s'orienter vers la musique acousmatique institutionnelle, car il s'agit d'une pièce commandée initialement par le GRM, destinée à une diffusion sur 32 canaux et fondée en grande partie sur des enregistrements (exclusivement, du moins principalement, d'entraînements de kendo). 

Malgré l'omniprésence d'enregistrements et l'origine de la commande Francisco Meirino ne cède pas à la tentation acousmatique moderne de traiter et traiter les sources sonores avec des logiciels pointus de synthèse granulaire et d’échantillonnages extrêmes. Il cumule et superpose des petits bouts d'enregistrements, des cris, des fracas, des sauts, des gestes, il les répète, les spatialise et utilise les synthétiseurs  pour créer de la profondeur et du relief avec différents drones, quelques fréquences extrêmes en hauteur et discrètes en volume, quelques feedbacks ici et là. 

L'utilisation prépondérante d'enregistrements change l'univers sonore que Francisco Meirino explore ces dernières années, mais c'est juste un changement de couleur, dans la forme il continue d'explorer, comme dans ses pièces où la synthèse sonore est beaucoup plus présente, certains recoins sonores où se cachent des tensions qu'on ne soupçonne pas. Il continue de chercher dans des micro-évènements, dans des détails et dans des formes de collage et de superposition les éléments sonores qui dégagent une présence surprenante, une puissance ignorée, comme lorsqu'il pouvait explorer différentes défaillances technologiques. 

A new instability est une pièce de 30 minutes intense et brute, mais surtout surprenante - et pas seulement par rapport à la discogrpahie de Francsico Meirino. Les enregistrements de kendo, leur répétition et leur découpage donnent à cette pièce un caractère brut et frontal, mais la spatialisation de ces enregistrements, leur accumulation en strates qui semblent de plus en plus denses, la superposition avec des sons de synthèses longs et simples ne cessent de nous plonger dans un univers déroutant, mystérieux, comme dans une sorte de rêverie musicale où l'on se perdrait à travers des matières sonores franches, sèches, et puissantes. 

 

FRANCISCO MEIRINO - A new instability (LP, 2021, The Helen Scarsdale Agency)

Helen Scarsdale Agency website 

Francisco Meirino website


Sergio Merce - en lugar de pensar

 

Troisième disque de Sergio Merce publié sur le label wandelweiser, en lugar de pensar est peut-être un des albums les plus aboutis du saxophoniste argentin. C'est le label Potlatch qui m'avait découvrir ce musicien, qui expérimentait alors le saxophone microtonal de manière minimaliste. Ça a été une sorte de révélation, Merce explorait alors des territoires proches de Phil Niblock, de manière beaucoup plus épurée, subtile et ténue. Je ne me rappelle pas trop les deux autres disques qu'il a ensuite sorti chez wandelweiser, mais ce dernier marque une sorte de point d'aboutissement étonnant.

Sergio Merce n'a pas quitté son saxophone microtonal, qu'il utilise aux côtés de synthétiseurs analogiques et avec un contrôleur électronique à vent. en lugar de pensar est un disque simple, fait de longues mélodies, de longues phrases harmoniques et microtonales qui s'épaississent de manière similaire tout au long de ces 45 minutes. Ça commence avec une basse souvent, une fréquence au bord l'audible, assez forte (on peut aussi avoir affaire à des fréquences médiums, mais on commence toujours avec des fréquences pures, sans grain) ; puis ces fréquences synthétiques s'enrichissent petit à petit d'harmoniques naturelles créées au saxophone, des harmoniques qui selon leur durée peuvent former une sorte de longue mélodie qui paraît naturelle, comme le son du cosmos, tel qu'on se l'imagine. Au fur et à mesure de la première pièce, le grain de chaque phrase ne cesse de s'agrandir, de s'épaissir, jusqu'à atteindre parfois des timbres proches du bruit, du noise, mais sans jamais agresser. La dynamique est toujours douce, sereine, calme et répétitive. 

Il s'agit d'une musique calme, accueillante, qui semble nimbée d'une naturalité et d'une profondeur rares. Il y a quelque chose de très musical mais au-delà de la tonalité et du rythme, qui est plutôt porté par la répétition et les harmoniques. Même au niveau de l'instrumentation, qu'elle soit électronique, acoustique, numérique ou analogique, tous les instruments collaborent dans une osmose parfaite, il n'y a pas de conflit, pas de hiérarchie, on en reconnaît pas tous le temps les sources, à moins d'y prêter l'oreille. Et c'est justement là que l'on reconnaît la force de cette musique qui est au-delà de ses sources, car c'est peut-être lorsque la source sonore nous laisse indifférent que la musique est la plus intéressante. Ici on perçoit tout comme une totalité, on n'a pas envie de savoir comment il fait tel ou tel son, mais seulement de se laisser porter par ces longues et majestueuses bribes de mélodies cosmiques. 

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Sergio Merce - en lugar de pensar (CD, 2020, wandelweiser)

wandelweiser website

Sergio Merce bandcamp