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Sergio Merce - en lugar de pensar

 

Troisième disque de Sergio Merce publié sur le label wandelweiser, en lugar de pensar est peut-être un des albums les plus aboutis du saxophoniste argentin. C'est le label Potlatch qui m'avait découvrir ce musicien, qui expérimentait alors le saxophone microtonal de manière minimaliste. Ça a été une sorte de révélation, Merce explorait alors des territoires proches de Phil Niblock, de manière beaucoup plus épurée, subtile et ténue. Je ne me rappelle pas trop les deux autres disques qu'il a ensuite sorti chez wandelweiser, mais ce dernier marque une sorte de point d'aboutissement étonnant.

Sergio Merce n'a pas quitté son saxophone microtonal, qu'il utilise aux côtés de synthétiseurs analogiques et avec un contrôleur électronique à vent. en lugar de pensar est un disque simple, fait de longues mélodies, de longues phrases harmoniques et microtonales qui s'épaississent de manière similaire tout au long de ces 45 minutes. Ça commence avec une basse souvent, une fréquence au bord l'audible, assez forte (on peut aussi avoir affaire à des fréquences médiums, mais on commence toujours avec des fréquences pures, sans grain) ; puis ces fréquences synthétiques s'enrichissent petit à petit d'harmoniques naturelles créées au saxophone, des harmoniques qui selon leur durée peuvent former une sorte de longue mélodie qui paraît naturelle, comme le son du cosmos, tel qu'on se l'imagine. Au fur et à mesure de la première pièce, le grain de chaque phrase ne cesse de s'agrandir, de s'épaissir, jusqu'à atteindre parfois des timbres proches du bruit, du noise, mais sans jamais agresser. La dynamique est toujours douce, sereine, calme et répétitive. 

Il s'agit d'une musique calme, accueillante, qui semble nimbée d'une naturalité et d'une profondeur rares. Il y a quelque chose de très musical mais au-delà de la tonalité et du rythme, qui est plutôt porté par la répétition et les harmoniques. Même au niveau de l'instrumentation, qu'elle soit électronique, acoustique, numérique ou analogique, tous les instruments collaborent dans une osmose parfaite, il n'y a pas de conflit, pas de hiérarchie, on en reconnaît pas tous le temps les sources, à moins d'y prêter l'oreille. Et c'est justement là que l'on reconnaît la force de cette musique qui est au-delà de ses sources, car c'est peut-être lorsque la source sonore nous laisse indifférent que la musique est la plus intéressante. Ici on perçoit tout comme une totalité, on n'a pas envie de savoir comment il fait tel ou tel son, mais seulement de se laisser porter par ces longues et majestueuses bribes de mélodies cosmiques. 

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Sergio Merce - en lugar de pensar (CD, 2020, wandelweiser)

wandelweiser website

Sergio Merce bandcamp

 

 

James Tenney - acoustic phenomena / hymnic sounds

 


1988, James Tenney publie une histoire des consonances et dissonances : deux concepts harmoniques qui engagent notre perception et qui interrogent le système tonal. Parfois avec humour, parfois avec sérieux, James Tenney ne cessera durant ces années de composer sa musique autour de ces questions. Harmonium #2 - for Lou Harrison, tout comme critical band, les deux pièces sélectionnées sur ce disque, semblent ainsi être au cœur de ces interrogations.  Deux compositions pour ensemble instrumental réalisées par l’Open Music GERA, sous la direction de Burkhard Schlothauer, où se succèdent notes et accords tenus jusqu’à un climax central ou final. Ces deux pièces jouent soient sur des accords majeurs qui finissent par créer de la tension selon leur superposition, soit sur des partiels harmoniques qui glissent vers une magnifique nappe lisse et profonde.  Schlothauer et son ensemble réalisent ces deux pièces avec une précision et une finesse flagrante. On peut ressentir les heures de préparation et de plongée dans ces partitions. Chaque instrumentiste semble connaître et maîtriser chaque recoin microtonal et chaque battement de fréquence, et surtout chaque musicien semble prendre du plaisir à s’immerger dans ces pièces, à les partager et à nous y inviter. Et effectivement c’est un plaisir de voyager dans ces sortes de nuages où les consonances douces flirtent avec des dissonances légèrement tendues, où le flot harmonique nous entraîne dans un bain de notes rayonnantes et lumineuses. Pourquoi une note est-elle belle ? Pourquoi un accord suscite tant d’émotions et de perceptions ? James Tenney ne répond pas à ces questions, mais il les met en pratique tout simplement. Il utilise la beauté inhérente à la tonalité et à l’harmonie, en se servant de  leurs dissonances et de leurs systèmes de tension et de détente innés, pour créer des pièces fluides et complexes, des voyages sonores et perceptuels à travers une fondamentale ou un système d’accords simples.

 Extrait audio

 Page wandelweiser

Eva-Maria Houben - Voice with piano

C'est il y a environ quatre ans que j'avais découvert la superbe voix d'Irene Kurka sur un disque consacré simultanément à des oeuvres de John Cage et de Hildegard von Bingen. Au-delà de la surprise de voir ces deux compositeurs que tout semble opposer réunis sur un disque, c'est surtout la voix de Kurka qui m'avait franchement envouté. Et bien sûr, c'est avec autant de plaisir que j'ai reçu cette nouvelle collaboration avec une musicienne tout aussi admirable de mon point de vue : la pianiste et organiste Eva-Maria Houben, grande habituée du label wandelweiser.

J'ai passé de nombreuses heures ces derniers mois à écouter ou réécouter des disques qui ont fait la gloire de l'indus entre la fin des années 70 et le début des années 80, et parfois, entre les premières expériences extrêmes de SPK, un album de Whitehouse ou une expérimentation électronique dégeulasse et décalée de Throbbing Gristle, pour me reposer, passer à autre chose de radicalement différent, je mettais Voice with piano. Dans ce contexte, forcément, ces trois compositions d'Eva-Maria Houben jouées par elle-même au piano et Kurka à la voix apparaissaient extrêmement raffraichissantes et d'une pureté religieuse. Mais même en-dehors de ce contexte, en écoutant ce disque pour lui-même, je n'ai trouvé que de la beauté, de la simplicité et une forme de musique entre le lied et la chanson qui n'est pas sans radicalité.

Les accords de Houben sont très épars, voire disséminés, et entre eux, la voix de Kurka chante avec douceur et simplicité des vers (allemands) tendances minimalistes également. On ne s'étonnera pas de la présence très forte du silence toujours. En fait, je pense que sans ce silence, cette musique pourrait être ennuyeuse. C'est le silence qui donne ici toute la force et l'intensité de chaque intervention (autant du piano que de la voix). Même si les réalisations sont fragiles, subtiles et simples, belles et délicates, il semble à chaque écoute que c'est principalement le silence qui confère toute la force de ces réalisations. L'équilibre entre l'absence de sons, les mélodies, le texte et la musique a quelque chose de saisissant, car il relève de la perfection. C'est saisissant comme tout paraît beau et naturel, simple et équilibré.

Ces trois compositions d'Eva-Maria Houben, jouées avec tant de finesse et sans lyrisme excessif, autant par la pianiste que par Irene Kurka, relèvent de la poésie pure, en tant que forme sonore et musicale. Elles nous plongent dans un monde de mots où ces derniers sont autant de sonorités et de signes qu'une partition. Mais c'est également un monde de musique pure où la mélodie n'a pas besoin de développement magistral, juste un point d'orgue réduit à un silence qui fait sens. Des mélodies réduites au strict nécessaire, des vers également réduits, tout ceci pour faire vivre un silence éternel et sensationnel.


EVA-MARIA HOUBEN - Voice with piano (CD, wandelweiser, 2017)


Beat Keller, Tom Johnson, Joseph Kudirka - string trios

Beat Keller, Tom Johnson et Joseph Kudirka, trois compositeurs de deux générations différentes et de deux continents sont réunis autour d'un thème commun : des partitions pour trio à cordes, réalisées ici par le Haiku String Trio, soit Julia Schwob au violon, David Schnee à l'alto, et Nicola Romano au violoncelle.


L'ensemble des pièces présentées ici est teinté de minimalisme, de réduction des moyens, de répétitions et de pauses, mais pas uniquement. Toutes ces pièces sont aussi teintées d'une sorte de romantisme post-moderne. Les mélodies sont lourdes, graves, lentes et sombres, comme dans un film de Bela Tarr. Le Haiku String Trio a choisi un ensemble de compositions qui jouent avec des thèmes sans développement ou des mélodies dissonantes. Mais il ya toujours une recherche sur la musicalité, la tonalité ou l'harmonie. Il ne s'agit pas uniquement, loin de là, de répétitions ou de silences, tout se fait plutôt dans la douceur, dans le calme et la continuité. L'aspect romantique tient aux couleurs portées par ces compositions : elles peignent souvent des tableaux chargés et sombres, menaçants et émotifs.

Elèves de Pisaro ou de Morton Feldman entre autres, ces trois compositeurs seront facilement qualifiés de minimaliste. Bien sûr, il y a une recherche de nouvelles formes simples et claires, une réduction et une simplification de la structure ou de l'harmonie qui sont fortement présentes. Mais ce n'est pas forcément le plus important, même si ces choix contribuent au fort sentiment d'originalité et d'assister à quelque chose d'unique lors de l'écoute de ce disque. Pourtant, le plus marquant dans ce disque reste pour moi la beauté simple de toutes ces phrases, une beauté qu'on retrouve dans la mélancolie du String Trio de Kudirka, la poésie langoureuse des extraits de Networks de Johnson, la puissance organique et écrasante des String Trios de Beat Keller. Toutes ces pièces se suivent et s'emmêlent parfaitement dans une poésie romantique où la nature et les émotions prennent le dessus, où le son devient l'expression pure de sentiments exacerbés, des sentiments qui nous inondent et nous bercent. Recommandé.


BEAT KELLER, TOM JOHNSON, JOSEPH KUDIRKA - string trios (CD, wandelweiser, 2016) : http://www.wandelweiser.de/_e-w-records/_ewr-catalogue/ewr1605.html








Sergio Merce - be nothing


Après un premier essai en solo paru sur Potlatch, Sergio Merce revient avec be nothing : une nouvelle proposition pour saxophone microtonal toujours (un saxophone modifié par lui-même à l'aide d'eau, de gaz et d'air comprimé à la place des mécanismes habituels), accompagné cette fois d'électronique et de synthétiseur analogique. Il y a plus d'instruments que sur son premier solo, mais ça ne veut pas dire que Sergio Merce part dans le noise ou l'impro, au contraire, sa musique est encore plus posée que précédemment, et l'ajout d'instruments lui permet de mieux se concentrer sur chaque son, d'être plus précis et moins contraint pour une musique encore plus fantomatique que la première fois. 



C’est franchement dur de résister à la tentation de comparer ces deux disques. Il y a bien des différences entre Microtonal Saxophone et be nothing, mais ils restent fondamentalement assez proches. Sergio Merce explore le même intérêt pour les superpositions de différentes couches, et surtout pour les intervales microtonaux. Pourtant, be nothing est moins une démonstration de force que son précédent disque. Il ne s’agit plus ici d’une suite de variations offertes par son instrument, le saxophone n’est plus un prétexte à la musique, Sergio Merce semble s’être avant tout concentré sur la structure.

Une structure qui lui a permis d’être publié par Wandelweiser peut-être, puisqu’il s’agit d’une longue piste d’une heure où les superpositions de couches sonores sont entrecoupées de longs silences. Quant aux couches en elles-mêmes, elles évoluent progressivement et sont plus riches que sur son précédent solo. Enfin, « riches » d’une certaine manière. Les couches ne sont pas aussi complexes, mais l’électronique et le synthétiseur analogique permettent tout du moins à Sergio Merce d’élargir le registre à certaines fréquences (basses et aigues) qui n’auraient pas été possibles avec le saxophone seulement.

Tous les fragments sonores explorent des intervales qui se frottent, on retrouve souvent des battements harmoniques et des tensions qui confèrent à cette musique quelque chose de spectral et fantomatique, mais aussi de poétique. Sergio Merce joue sur les relations entre les sons, entre les harmoniques, sur les résonances et les durées, sur les répétitions et les oublis, il joue une musique unique faite de fréquences simples aux relations complexes.

Be nothing est vraiment complémentaire à Microtonal Saxophone, si vous avez aimé le premier, vous ne serez pas déçus. Et si vous le n’aviez pas déjà écouté, c’est l’occasion de découvrir ce saxophoniste argentin hors norme avec ces deux disques aussi beaux l’un que l’autre.


SERGIO MERCE - be nothing (CD, wandelweiser, 2016) : http://www.wandelweiser.de/_e-w-records/_ewr-catalogue/ewr1604.html



Guitare à l'honneur 2

Outre Keith Rowe, l’autre guitariste que j’affectionne le plus est Michael Pisaro, même si c’est beaucoup plus pour ses compositions que pour ses qualités d’instrumentiste. De même que John Russell, mais bien évidemment sans utiliser l’improvisation, Pisaro utilise également sa guitare de manière réduite, même très réduite, et ne l’utilise que pour produire une note qui surgit du silence, ou une note submergée par le bruit environnementale. Mais le plus intéressant n’est pas tant l’utilisation que fait Pisaro de la guitare, mais plutôt comment son instrument a influencé ses compositions. A cet égard, les harmony series 11 – 16, publiées sur le label Wandelweiser en 2007, sont un bon exemple de cette marque de la guitare sur les compositions de Pisaro.

Si mes souvenirs sont exacts, les harmony series au complet forment un ensemble d’une petite trentaine de pièces, chacune étant la traduction musicale d’un poème ou d’un extrait littéraire d’écrivains divers (Oswald Egger, Nathalie Sarraute, Lao Tseu, etc.). Les pièces sont très variables dans leur forme et leur structure générale, elles peuvent être pour deux ou une dizaine de musiciens, il y a une en solo, elles peuvent durer quelques minutes (deux ou trois), ou vingt minutes, jusqu’à une ou deux heures je crois. Quoi qu’il en soit, elles ont aussi plusieurs points communs. Tout d’abord, l’utilisation temporairement indéterminée du silence souvent, l’utilisation de notes également indéterminées, ainsi qu’un volume très faible. Ce qui se traduit chez Pisaro par une formule récurrente dans chacune des pièces : « soft, pure and clean ». Et c’est là où l’influence de la guitare se fait le plus ressentir. Pisaro demande aux musiciens d’intégrer à l’environnement sonore des notes et des harmonies pures et simples comme une guitare, des notes qui se traduiront au fil du temps par des sinusoïdes, comme on en entend déjà sur ces réalisations. Quand Pisaro écrit pour des instruments et s’intéresse à l’harmonie, l’influence de la guitare se fait tout de suite ressentir, les attaques doivent êtres claires, le bruit absent, les harmoniques sont restreintes par le volume, le son est droit, pur, stable et mécanique comme lors de la vibration d’une corde, et c’est cette simplicité et cette réduction drastique des moyens qui font toute la beauté de ces pièces.

Pour parler de ce disque, Pisaro présente neuf pièces réalisées à la guitare et aux sinusoïdes, en compagnie de son fidèle collaborateur Greg Stuart(percussions), ainsi que de Kathryn Pisaro (hautbois et cor anglais), Johnny Chang (violon), James Orsher (harmonium), Marc Sabat (violon) et Mark So (piano). Si je voulais parler de ce disque ici, c’est parce que c’est un des rares disques où on entend Pisaro réaliser ses compositions sans field-recordings ni bruits environnementaux. Il est à la guitare pure, ou aux sinusoïdes, en toute simplicité. Les deux plus longues pièces du disque sont d’ailleurs deux duos de Pisaro et sa femme pour des pièces de quinze et vingt minutes où on entend les notes s’enchaîner à des silences et des respirations qui laissent apparaître en filigrane le monde de l’auditeur. Mais ce qui est intéressant, c’est que, hormis sur les pièces en solo de Greg Stuart, on a toujours l’impression d’entendre qu’un seul instrument, même quand les instrumentistes sont cinq. Tout le monde joue de manière « détuné », c’est vraiment « pure, soft and clean », les instruments se différencient à peine des sinusoïdes et ces notes sans timbre s’intègrent parfaitement à l’environnement extérieur grâce à leur simplicité et leur pureté. L’absence de musicalité dans les notes rend le monde musical, et c’est ce qui fait toute la beauté et la poésie de la musique de Pisaro. Des procédés mécaniques et réduits pour enrichir de manière poétique le monde et la musique. Donc oui, encore une fois, je trouve ça merveilleux…
Un autre guitariste qui a délibérément réduit sa palette est Manuel Mota. Manuel Mota fait partie de cette nouvelle génération de guitaristes qui pratiquent une forme d’improvisation libre qu’on pourrait dire appeler « post-réductionniste ».

Sur Sings par exemple, paru en 2009 sur son propre label, Manuel Mota propose une suite de huit courtes improvisations pour guitare seule. Le guitariste espagnol n’utilise pas ou peu de techniques étendues, quelques harmoniques parfois, quelques désaccordages, et c’est tout. Sur ces improvisations, Manuel Mota joue de manière atonale et souvent arythmique, avec beaucoup d’espace, un peu de silence. D’une certaine manière, ça ressemble à du Derek Bailey, mais en beaucoup plus calme, plus silencieux et mélodieux. De tout ce que j’ai entendu de Manuel Mota, Sings est peut-être le disque où l’influence de Derek Bailey et de Taku Sugimoto se font le mieux ressentir je trouve. Mota improvise de manière libre, il joue ce qui sort, ce qui doit sortir, mais en réduisant sa palette au minimum vital : des notes pincées, uniquement des notes pincées. Mota joue beaucoup sur les attaques, sur la durée des notes, mais peu sur les textures ou les couleurs, ni sur l’intensité ou les volumes. Il propose une suite un peu monotone d’improvisations atonales calmes et spacieuses, mais ce sont surtout la singularité et la personnalité des univers sonores qui sont marquant dans ces improvisations.

Manuel Mota a développé un son simple mais qui lui est propre, il a développé un langage réduit mais très singulier, un langage capable de produire des atmosphères très intimes, singulières, personnelles, et créatives, que l’on reconnaît entre mille.

Quelques années plus tard, dès le début des années 2000, Manuel Mota ne s’est pas à proprement parler réorienter, mais il a légèrement dévié vers une nouvelle voie. Deux de ces derniers disques également publiés sur son label en témoignent, ainsi que l’excellent coffret publié par Dromos il y a environ un an.

Sur ST13 et Blackie, tous les deux édités en CD-r au début des années 2010, Manuel Mota s’est orienté vers une forme d’improvisation plus mélodieuse encore. Ses improvisations sont moins atonales, moins marquées par l’improvisation libre, mais plus par Sugimoto. Il propose ainsi deux soli pour guitare électrique avec un peu de réverbération seulement je crois, une reverb un peu blues qui renforce l’aspect intime et mélancolique de ces superbes pièces. Les deux disques sont proches, c’est pour ça que je parle des deux comme un seul. Manuel Mota a développé un langage qui lui est propre et s’y tient. Il joue une musique qui lui est très personnelle, une musique toujours très espacée, avec des notes tenues le plus longtemps possible et qui s’échappent dans un silence très proche, une musique mélodieuse où, comme chez Feldman d’une certaine manière, la mélodie n’a ni début ni fin, elle n’a que de l’espace entre chacun de ses éléments pour la sculpter. Les silences ne sont pas si nombreux, mais l’interaction est très forte entre le silence et le son, chacun sculpte l’autre, chacun semble comme produire son prochain.

La musique de Manuel Mota est une musique qui ne peut être jouée que par un guitariste, les attaques comme la durée des notes forment la musique même, plus que les notes jouées. Seul cet instrument peut produire cette ambiance, mais en même temps, je crois que seul Mota peut créer cette musique tellement elle est personnelle, sensible, fine, précise et belle. Au premier abord, on peut avoir l’impression d’entendre une musique de film, genre musique pour Jarmusch, mais très vite on se rend compte que cette musique se suffit à elle-même, que ce n’est pas une musique d’ambiance, mais une musique forte, qui renferme plein de sentiments et de sensations, qui possède et véhicule sa propre histoire. Et pour toutes ces raisons, Manuel Mota me semble également faire partie des guitaristes les plus importants de ce début de siècle.

Et en écoutant ces derniers disques de Manuel Mota, c’est assez difficile de ne pas penser à Taku Sugimoto ou Tetuzi Akiyama, deux guitaristes japonais qui ont tous les deux optés pour un mode de jeu réduit au strict minimum. Ces dernières années, Akiyama a longuement développé une forme d’improvisation mélodique et espacée également, avec pas mal de silence, et une absence d’effets ou de techniques étendues. Une forme d’improvisation réductionniste qui a beaucoup plu à la scène expérimentale coréenne et qui a valu à ce dernier une invitation à collaborer pour une petite tournée en Corée, fin 2010.

01, publié par le label coréen dotolim, témoigne ainsi d’une collaboration inédite entre Hong Chulki (platines), Tetuzi Akiyama (guitare) et JinSangtae (disques durs). Hormis durant les dernières minutes de ce disque où on le reconnaît mieux, Tetuzi Akiyama n’utilise pas vraiment son mode de jeu mélodique durant cette improvisation d’une cinquantaine de minutes. Il utilise une guitare acoustique amplifié, et joue beaucoup sur le larsen. Pour cette session, Akiyama joue le jeu des coréens et se fond dans cette ambiance unique dont ils sont les seuls à avoir le secret. Longs larsens basses à la guitare, frottements abrasifs des platines qui se placent souvent en ruptures au niveau de l’intensité, et une installation de disques durs qui produisent des suraigus parfois à la limite de l’audible. Le trio improvise d’une manière qui dépasse l’improvisation non-idiomatique. Il ne s’agit plus de déjouer les idiomes ici, mais de déjouer et de dépasser le musical. Tous les repères mélodiques, rythmiques, structurels, formels, et sonores sont niés au profit d’une pure plongée dans un monde sonore unique. Un univers calme mais agressif, contemplatif mais extrêmement dur. Le trio joue dans les extrêmes, dans l’inouï et parfois l’inaudible. Il joue sur des fréquences simples et dures, sur des textures extrêmes et longues, mais de manière complètement nouvelle et informelle, où toutes les habitudes de la noise, des musiques improvisées comme des musiques minimalistes sont utilisées et détournées au profit d’une musique entièrement neuve, créative et singulière.

Une longue improvisation comme seuls ces trois musiciens pouvaient la faire, où les instruments ne se distinguent pas des machines, où une machine aussi inhabituelle qu’un disque dur ne se reconnaît pas plus qu’un instrument aussi conventionnel qu’une guitare sèche. Une improvisation, je le répète, très dure et calme, spacieuse et abrasive, mais qui dénote vraiment des productions noise, impro ou minimalistes actuelles.

west coast soundings

Je parlais ci-dessous de la diversité des productions du label wandelweiser, qui vont de la musique électroacoustique à l'improvisation type wandelweiser en passant par l'opéra et les compositions post-sérielles. Volontairement, j'oubliais une compilation que le label vient de publier, qui pourrait également illustrer cette diversité. Je n'en ai pas parlé car elle est un peu trop spécifique je pense, puisque ce double disque intitulé west coast soundings s'intéresse principalement à Michael Pisaro et James Tenney, ainsi qu'aux jeunes compositeurs américains influencés par le travail de ces deux compositeurs. Ainsi aux côtés des deux musiciens déjà cités, on retrouve également Mark So, Michael Winter, Chris Kallmyer, Tashi Wada, Liam Mooney, Scott Cazan, Laura Steeberge, Catherine Lamb, Quentin Tolimieri, et Casey Anderson. Quant aux interprètes, il s'agit de Frank Gratkowski, Seth Josel, Hans W. Koch, Anton Lukoszevieze, et Lucia Mense. Ces cinq musiciensn en quelques jours, parfois en compagnie des compositeurs, ont donc enregistrés une pièce de chacun de ces compositeurs durant le mois de juin 2013 à Cologne.

Cette compilation est partie de l'idée de fêter le centenaire de John Cage, mais tous les participants se sont vite mis d'accord pour dire qu'il était peut-être plus intéressant de se consacrer aux nouvelles musiques expérimentales, aux nouvelles générations et aux nouveaux musiciens, et de ne pas jouer Cage, ce qui est certainement l'idée qui aurait le plus plut à Cage lui-même, puisqu'il était aussi intéressé par les conséquences de sa musique sur les nouvelles générations, autant que par les différentes réalisations possibles de sa musique, en corrélation immédiate justement avec comment les nouvelles générations se l'appropriaient.En tout cas, même si c'est un plaisir d'écouter de nouvelles performances de Cage, c'est tout aussi heureux de découvrir de nouveaux compositeurs ou de nouvelles pièces de certains déjà connus, et je suis plutôt ravi de ce changement d'initiative.

Je n'ai pas très envie de parler de chaque pièce séparément, je pense qu'il vaut mieux laisser la surprise en fait. Très peu de pièces dépassent les dix minutes sur ces disques, et comme sur n'importe quelle compilation, ça peut être très frustrant de n'entendre que cinq minutes d'un compositeur. Je préfère donc laisser la voie entièrement libre à une écoute la plus fraîche possible. Mais pour le dire rapidement, on retrouve de nombreuses compositions pour notes tenues, souvent instrumentales avec parfois un peu d'électronique. Il n'y a pas beaucoup de silence, les volumes ne sont jamais très forts, quelque fois le bruit est présent à travers des enregistrements, et quelques surprises comme une pièce pour radio, une étrange valse dissonante et une pièce  pour des triangles et de la glace parcourent cette compilation. Et quant aux compositions elles-mêmes, elles sont souvent assez minimales, ouvertes, parfois graphiques, mais s'orientent toutes de manière diverse. Mention spéciale en tout cas pour Mark So, Tashi Wada, Scott Cazan, Catherine Lamb,et Quentin Tolimieri qui ont tous proposé des œuvres singulières, belles, et riches. Mention spéciale également à chaque musicien, car toutes ces pièces sont réalisées avec brio, finesse, sensibilité, et réflexion.

Une très bonne occasion de se plonger dans les nouvelles musiques expérimentales américaines, la sélection des pièces et des compositeurs est judicieuse et intelligente, elle est certes orientée mais c'est pleinement assumé en même temps. En tout cas ce disque est le bienvenue pour promouvoir un peu de jeunes artistes très prometteurs qui n'en sont pas à leur premier essai et qui restent sous-estimé, tels ceux que je viens de mentionner.

compilation -  west coast soundings (2CD, Wandelweiser, 2014) : lien

wandelweiser

Voilà plusieurs années qu'on entend de plus en plus parler de wandelweiser, aussi bien en mal qu'en bien d'ailleurs, car les détracteurs ne manquent pas. Le collectif est souvent assimilé à une utilisation immodérée du silence, de la répétition, de l'environnement extérieur et des volumes faibles. Pourtant, quand on regarde le catalogue Wandelweiser géré par Antoine Beuger, qui ne regroupe pas uniquement des membres du collectif, on s'aperçoit qu'il y a bien plus que ça, que la musique autour de ce collectif est bien plus riche qu'elle ne le laisse penser. Quelques exemples parmi les nouveaux disques proposées cette année par Beuger, qui regroupent des pièces improvisées, un opéra, une œuvre électronique, et des pièces instrumentales écrites.

Si la plupart des travaux présentés par le label wandelweiser regroupe des compositions, je ne suis pas sûr du tout que ce soit le cas pour 120112. Ce disque est un duo composé de Rasmus Borg au piano et de Henrik Munkeby Nørstebø au trombone, et si je ne connais pas le premier, tout ce que j'ai entendu jusqu'à présent du tromboniste appartenait clairement au domaine de l'improvisation (hormis peut-être sur son Solo qui présentait parfois quelques lignes qui semblaient écrites au sein des improvisations).

Tout ça pour dire que je ne sais pas si c'est réellement écrit ou complètement composé, mais je crois tout de même que les trois pièces présentées ici sont des réalisations d'idées d'improvisation très restrictives. Durant cinquante minutes divisées en trois prises de son effectuées le même jour Borg et Nørstebø ne jouent que deux notes, ils ne jouent qu'une quinte dans le registre le plus grave de leur instrument. Deux notes longues et tenues, mais rondes et riches grâce aux propriétés de ce registre. Car choisir le grave et la tenue du son n'est pas un choix anodin. C'est ce qui permet également aux notes de peindre au fil de leur tenue un très large panel d'harmoniques, c'est ce qui permet à chaque son de s'élargir en fonction de son volume (qui varie entre pp et p) et de son attaque - douce la plupart du temps.

Je n'ai pas vraiment saisi la structure adoptée par ce duo : les notes sont jouées à intervalles irréguliers, parfois seules, parfois suivies de leur pair, en solo ou en duo. Il n'y a pas beaucoup de silences, mais beaucoup d'espaces entre les notes, un espace superbement rempli par toutes les harmoniques de chaque note. Les timbres se confondent parfois, la dynamique des notes jouées simultanément est précisément similaire pour les deux instrumentistes. A noter aussi que la prise de son a été réalisée en studio, et qu'on n'entend donc aucun sons extérieurs, juste la pureté de ces quelques notes qui résonnent à chaque fois de manière toujours plus poétique. Une très belle exploration de la rencontre des registres graves du piano et du trombone au sein d'une dyade poétique. Et si c'est surprenant de voir Nørstebø sur le catalogue wandelweiser a priori, ce duo avait néanmoins toute sa place ici, il rentre parfaitement dans les "codes" wandelweiser, que ce soit écrit ou non d'ailleurs. De plus, il est vraiment beau et réjouissant.

Avec das wetter in offenbach, ce sont Thomas Stiegler - membre du collectif wandelweiser, et Hannes Seidl qui proposent une pièce électronique de 40 minutes pour field-recordings et sinusoïdes. Des enregistrements quotidiens de halls, de parcs, de villes, d'oiseaux, et quelques sinusoïdes qui viennent les ponctuer. Bien évidemment, dit comme ça, ça ressemble beaucoup à du Pisaro, et pourtant pas tellement, car il n'y a pas la connivence entre les deux éléments, jusque dans le mixage, je pense que tout est fait pour les opposer.

D'ailleurs je dis sinusoïdes mais les fréquences utilisées ne sont pas aussi simples. La plupart du temps, il s'agit d'une sorte de quinte, et les deux notes sont jouées simultanément en glissando, l'une vers le bas et l'autre vers le haut. Il y a donc une confrontation à l'intérieur même des sinusoïdes. On trouve donc des confrontations entre les éléments électroniques utilisées, mais aussi une rupture vraiment surprenante. Aux alentours de 35 minutes surgit un court enregistrement de techno house complètement renversant par exemple.

Mais avec ces éléments, Stiegler & Seidl ont composé une longue pièce fleuve très belle à un volume assez fort et sans silence. D'où cette impression de forme fleuve, qui ne vient pas uniquement des enregistrements d'eau... Enregistrées entre 2009 et 2010 à Offenbach, chaque partie est mixée et éditée avec soin, il n'y a pas de ruptures claires entre chacune (hormis la fameuse partie "house" bien sûr). Tout se suit avec naturel, avec fluidité, comme dans le quotidien. Seules les fréquences en dyade viennent perturber cette quotidienneté poétique en introduisant une note d'étrangeté et de musicalité.

L'écoute de ce disque met dans un état vraiment étrange, on y cherche sa place, on y cherche la forme, on y cherche un sens. C'est une véritable expérience musicale (plus que sonore), et une expérience très belle.

Peter Streiff est un autre compositeur que j'entends ici pour la première fois.  Le label wandelweiser propose ici un disque intitulé works for piano, une suite de dix pièces réalisées par Urs Peter Schneider, un pianiste proche du compositeur.

Je n'émettrai pas vraiment de jugement sur ce disque car je ne suis pas trop rentré dedans. Je ne trouve pas ça mauvais, mais je n'aime pas vraiment non plus, en tout cas, il n'y a pas eu le petit truc/déclic qui a fait que je m'y plonge vraiment. Ce pourquoi je ne peux pas vraiment dire quelque chose dessus. Je l'ai écouté, mais sans trop chercher à comprendre la forme, le sens, car je n'ai pas trouvé une idée forte qui m'aurait poussé à m'immerger dans ce disque.

Quoiqu'il en soit, pour présenter ce disque en bref, il s'agit d'une suite qui est assez loin des productions habituelles de wandelweiser. Ce n'est que rarement silencieux, hormis sur les Three piano studies, ni répétitif. On a souvent l'impression d'entendre de la musique "moderne". Les formes utilisées ne sautent pas aux oreilles, c'est parfois tonal, parfois complètement atonal, parfois volontairement éclaté, et parfois structuré, en tout cas c'est écrit, semble-t-il, avec beaucoup de précision et de maturation, tout semble très réfléchi. Mais comme je l'ai déjà dit, je ne sais pas, il n'y a pas eu le truc qui a fait que j'ai eu envie de me plonger dedans, et je suis resté assez distant de ce disque à chaque écoute, donc je ne peux en dire en plus. Je conseillerais tout de même d'y jeter une oreille je ne pense pas que ce soit de la "mauvaise musique", l'univers est plutôt original, les compositions semblent vraiment murement réfléchies, mais en tout cas ce n'est pas pour moi.

Mais Urs Peter Schneider, pianiste sur le précédent disque, est également un des plus grands compositeurs "post-sériels" suisses. Et le label wandelweiser vient de publier quatre de ses compositions sur un double disque intitulé Kompositionen 1973-1986. Certes, ce ne sont pas des compositions récentes, mais qu'importe, je suis vraiment heureux qu'elles soient enfin réalisées et publiées sur disque, et notamment l'opéra Sternstunde, une sublime œuvre pour voix parlée, chantée et percussion. Durant 60 minutes, on entend deux cloches, deux chanteurs et trois "parleurs". Il s'agit d'une composition atonale qui est réalisée sur plusieurs couches horizontales. Les cloches jouent la pulsation, le chant n'est basé que sur une note et un rythme, et les voix parlées ne modulent également que rarement, toujours sur le même ton et légèrement en contretemps. Il s'agit donc d'une composition très lancinante et répétitive, ponctuée seulement par du bruit blanc qui intervient quatre ou cinq fois, progressivement jusqu'à recouvrir les instruments durant quelques secondes. L'atmosphère est indescriptible, il y a quelque chose de résolument ancien et médiéval, comme un chant polyphonique, et quelque chose de résolument moderne et contemporain. Mais ce n'est ni complètement moderne ni complètement ancien. Schneider maîtrise les codes et jouent avec de manière à les équilibrer, il les utilise pour créer son propre univers qui ne rentre dans aucune école. Voici donc une œuvre vraiment géniale, belle, originale, intelligente et précise, renversante. Une des plus belles pièces écrites que j'ai entendu depuis longtemps.

Hormis cet "opéra", on trouve également deux courtes pièces d'environ cinq minutes qui ouvrent et ferment chacun des disques, la première pour piano et la dernière pour orgue Hammond. La première, Zeitgehöft, complètement atonale, est plus éclatée et utilise le silence, mais également de nombreuses variations d'attaque et d'intensité. Tandis que la dernière, Augenhöle, utilise un volume très faible constant, de nombreux silences, et des accords harmoniques. Et le second disque est également l'occasion de (re)découvrir Meridian, une autre très longue pièce d'une heure pour piano, violon, percussion et cuivre. Il s'agit certainement d'une œuvre sans instrumentation précise à l'origine, peut-être écrite en partition graphique. Je ne sais pas trop. En tout cas, il s'agit d'une pièce vraiment atonale, avec des cuivres et cordes qui jouent de longues notes tenues dissonantes, quelques cordes pincées plus rythmiques, et un piano aussi percussif et percutant que les percussions. La forme est insaisissable, opaque, on ne comprend pas trop la direction mais on la ressent plus - comme une partition déterminée et ouverte en même temps. Les volumes comme la densité de l'orchestre sont très variables et malléables, et l'intérêt de cette pièce réside principalement dans la gestion de l'espace, du silence et des tensions.

Un très beau disque en somme, vivement recommandé pour le magnifique Sternstunde, mais également pour découvrir ce compositeur atypique et singulier (si comme moi vous ne le connaissez pas encore), plein d'idées et d'intelligence, injustement mésestimé.

RASMUS BORG/HENRIK MUNKEBY NORSTEBO - 120112 (CD, Wandelweiser, 2014) : lien
THOMAS STIEGLER/HANNES SEIDL - das wetter in offenbach (CD, Wandelweiser, 2014) : lien
PETER STREIFF - Works for piano (CD, Wandelweiser, 2014) : lien
URS PETER SCHNEIDER - Kompositionen 1973-1986 (2CD, Wandelweiser, 2014) : lien

Michael Pisaro - Transparent City

PISARO - Transparent City
(volumes 1&2)
(Wandelweiser, 2007)
Il y a dix ans, Michael Pisaro venait depuis peu de quitter Chicago pour s'installer en Californie. Sans pour autant l'utiliser concrètement dans les réalisations de ses pièces, le son de l'environnement était présent dans l'oeuvre de Pisaro, ce dernier lui portait déjà de l'intérêt. Cependant, à partir de ce moment, l'utilisation concrète de sons quotidiens enregistrés deviendra presque systématique, et ce notamment dans les enregistrements destinés à la publication, dans la plupart des réalisations destinées à être écoutées en disque. 

Entre 2004 et 2006, Pisaro a commencé à réaliser toute une série de field-recordings. Il s'agissait à chaque fois d'une prise de son simple réalisée à Los Angeles, dans un seul lieu, à des endroits stratégiques pour que rien ne ressorte, des endroits sans centre, des espaces flous sur lesquels Pisaro pointait un micro sans déplacement. De cette série d'enregistrements est née Transparent City, deux double CD monumentaux et épiques dans leur durée : ils dépassent les 4 heures et quarante minutes en effet. Chaque disque est composé d'une suite de six pièces de douze minutes : 10 minutes d'un enregistrement qui n'est pas édité, et deux minutes de silence. 

Les enregistrements retracent des non-évènements, captent des non-lieux, ils sont d'une quotidienneté et d'une banalité déroutantes. Ainsi, si on les écoute au volume conseillé, il est souvent difficile de distinguer ce disque de l'environnement sonore propre aux auditeurs. Du traffic urbain, le souffle du vent, quelques insectes et oiseaux, des conversations lointaines, le ressac de la mer, un restaurant, une salle de réunion, le traffic aérien lointain, etc. Pisaro nous plonge ici dans le quotidien le plus brut, un quotidien sans marques distinctives, un quotidien universel tel qu'on peut l'entendre chaque jour. Comme document sonore, c'est inintéressant : l'environnement est extrêmement banal et la prise de son est loin d'être de grande qualité. J'oubliais de dire que Pisaro utilise également quelques ondes sinusoïdales qu'il "glisse" dans ces enregistrements. Une intervention qui loin de mettre en valeur les enregistrements, fait plutôt office d'accompagnement et de fond sonore. 

PISARO - Transparent City
(volumes 3&4)
(Wandelweiser, 2007)
Mais étonnamment, je trouve tout de même cette série excellente. Car tout ce que je viens de dire pourrait avoir l'air d'être une critique, et pourtant non. Car d'un côté, il y a la durée. Ca peut mettre du temps, mais on finit par jouer le jeu, et ces disques peuvent nous accompagner une partie de la journée. Parfois on les oublie, parfois on se concentre, mais l'écoute est toujours dérangée. Quand on les oublie, tout se mélange : l'environnement diffusé et celui de l'auditeur. Et quand on se concentre, l'absence de repères mlusicaux traditionnels, d'intérêt sonore, et de formes, tout ceci nous pousse à chercher loin, toujours plus loin, la manière dont il faut écouter. Et c'est ce qui fait la richesse de cette suite épique je trouve. Transparent City est une véritable provocation à la perturbation de l'écoute. Comme si Pisaro nous demandait de chercher, vite, très vite, une solution à la manière dont on doit, ou peut, écouter la musique, le son, l'environnement sonore.

Il ne s'agit pas de composition avec le bruit, ni de remise en forme de la réalité acoustique, même si l'insertion de sinusoïdes s'approche de cette démarche (insertion toujours très juste et belle soit dit en passant), mais plutôt de questionnement sur l'écoute, d'une volonté de la déranger, de la remetre en question et de la perturber. Comment écouter le monde, la musique, et plus précisément les musiques minimales et extrêmes. Pisaro apporte un élément de questionnement supplémentaire plus que de réponse à cette interrogation en proposant cette suite épique, radicale, et austère. Pour l'instant, c'est certainement le travail le plus extrême et le plus radical que j'ai pu entendre de Michael Pisaro : une oeuvre perturbante, dérangeante, et monumentale. 

Stefan Thut - drei, 1-21

STEFAN THUT - drei, 1-21 (Wandelweiser, 2013)
A partir du début des années 2000, Stefan Thut a entamé une série de partitions nommées en fonction du nombre d'interprètes, un peu à la manière des dernières oeuvres de Cage. De un performer à sept, en passant par les plus indéterminées : some et many... Il s'agit à chaque fois de partitions très ouvertes, complètement indéterminées, avec quelques indications écrites (limitées en gros à la restriction du volume sonore), plus une sorte de fil conducteur à suivre (composé de lettres, de traits, etc.) lors du déroulement de la performance, sans indication de durée, de forme, etc. Pourquoi pas, donc, réaliser cette partition à distance, j'imagine sans que les performers aient connaissances de ce que les autres peuvent jouer ? C'est le parti pris de Johnny Chang (violon), Jürg Frey (clarinette) et Sam Sfirri (mélodica) qui ont enregistré cette réalisation entre la Suisse et les Etats-Unis, sur un intervalle d'une année, et ont également choisi de réaliser chaque partie sur une durée de 3 minutes (parti pris certainement liée à la "structure" des pièces autant qu'à la contrainte de pouvoir insérer chaque partie dans un disque).

Les 21 parties de drei sont composées de la même manière : chaque membre du trio se voit attribuer deux blocs de traits à jouer (entre un et trois). C'est la reproduction que l'on peut trouver à l'intérieur de la pochette en tout cas, et je ne sais pas si la pièce originale comporte des indications écrites supplémentaires. En tout cas, le trio joue cette partition uniquement avec des notes, simples, sensibles et régulières. Des notes plus ou moins longues, qui durent entre trois et vingt secondes peut-être, séparées par de longs silences. L'espace sonore est délicatement sculpté par les notes, le silence semble comme creusé par les interventions, à moins que ce ne soit les interventions qui ne soient sculptées par le silence. Il est difficile de séparer les deux, car dans ces partitions, c'est certainement la durée qui sépare chaque son qui importe le plus.

Et le trio fait justement attention à ceci : les interventions sonores sont monotones, discrètes et délicates, pour justement ne pas trop se mettre en avant, pour que ce soit au contraire la durée entre chacune des interventions sonores qui soit au premier plan. Une réalisation très précise dans la mesure où chaque son est toujours égal aux autres en volume et en intensité, et que l'interaction entre les sons est oubliée et niée au profit de l'interaction entre les sons et le silence. C'est beau, fin, précis, et exigeant.

Beat Keller & Reza Khota play 11 Microexercises by Christian Wolff

BEAT KELLER & REZA KHOTA - 11 Microexercises by Christian Wolff (Wandelweiser, 2013)
En 2006, Christian Wolff écrivait la série des Microexercises avec pour contrainte de ne pas utiliser plus de cent notes par exercices. Je crois qu'une vingtaine de pièces ont ainsi été écrites, la plupart du temps sans indication d'instruments. Pour changer, il s'agit uniquement de pièces courtes, des durées de moins de dix minutes semblent en effet induites par la contrainte du nombre de notes. En 2013, les deux guitaristes Beat Keller et Reza Khota ont décidé de réaliser onze de ces Microexercises pour les éditions Wandelweiser.

Je ne connais pas du tout ces musiciens, mais apparemment, ils viennent plutôt des milieux jazz, rock et conservatoire. On peut le lire sur leurs sites, mais surtout, ils le laissent clairement entendre. Beat Keller & Reza Khota jouent en effet ces Microexercises en introduisant de nombreux idiomes (phrasés et accentuations plutôt jazz, fuzz et vibrato aux intonations rock et psyché). C'est étrange de se dire qu'on est en train d'écouter des pièces de Wolff à vrai dire : on dirait plutôt une suite de courts morceaux de jazz/rock vaguement expérimental, avec quelques drones par-ci par-là, et quelques arpèges atonaux. Mais voilà, quand on écrit des partitions ouvertes ou indéterminés, c'est une des possibilités qui est laissée aux musiciens, c'est le "risque" comme certains pourraient le penser.

Khota & Keller prennent ici le parti de réaliser ces pièces en intégrant leur expérience musicale, aussi idiomatique soit elle. Et c'est certainement pas un mauvais parti pris je pense : plutôt que de jouer ces partitions comme des exutoires puisque tout est permis, Khota & Keller les jouent avec sérieux, avec leurs bagages, leurs histoires, leurs goûts pour certaines formes musicales et certaines sonorités. Ca ne ressemble pas du tout à ce qu'on a l'habitude d'entendre de la part de Wolff, et tant mieux j'ai envie de dire, car Keller & Khota réalisent ces exercices en étant fidèles à la partition d'une certaine manière (puisqu'ils ne s'occupent pas de comment "Wolff  doit sonner"), et fidèles à eux-mêmes, ce qui est une certane manière de respecter ce genre de composition aussi.