Des minimalistes, Pisaro et des chamanes

Ces dernières semaines ont été fortement marquées par le piano par chez moi. Du piano sous différentes formes entre le duo Anthony Pateras & Erkki Veltheim, le retour de John Tilbury en duo avec Marcus Schmickler ou avec Keith Rowe, Spanish Fighters par AMM, les Obsessions d'Adrian Knight (par Andrew Lee), ainsi que Circles and landscapes de Jürg Frey. Mais les deux disques qui m'ont le plus marqué sont Godbear de Charlemagne Palestine et Pan Fried de Phill Niblock (qu'on trouve sur le disque Touch Food). Même si ces deux disques sont vraiment différents, ils ont au moins deux points communs : l'attrait pour le drone et l'utilisation du piano. Il s'agit de deux œuvres minimalistes pour piano, deux tentatives différentes de produire un bourdon avec un instrument aussi percussif qu'harmonique, de créer des versions du drone qui doivent composer avec les marteaux du piano, avec ses attaques prononcées et inévitables.


Cette caractéristique du piano, c'est justement ce qui va opposer ces deux compositeurs. Les trois pièces qui forment Godbear (enregistrées en 1987, publiées en CD en 1998 et rééditées en vinyle cette année) ont été réalisées dans une église new-yorkaise. Il s'agit d'une performance purement acoustique au cours de laquelle Charlemagne Palestine s'est concentré sur l'aspect percussif du piano. On le sait, ce dernier est un compositeur autodidacte qui a découvert la musique avec le carillon, et on comprend son attrait pour la puissance des marteaux, pour l'intensité des attaques du piano. Car au cours de cet enregistrement, Charlemagne Palestine martèle littéralement le piano. Ses attaques sont dures, rustiques, intenses. Le piano, un instrument à cordes frappées ? A bon entendeur, le compositeur new-yorkais va les frapper ces cordes, sans concession, à un rythme frénétique, en maintenant toujours la cadence, aussi bien au niveau du tempo que de l'intensité.

Godbear est divisé en trois parties de durées moyennes (entre 9 et 20 minutes). Les registres ne sont pas les mêmes pour chaque partie, mais le rythme et la puissance sont constants. Charlemagne Palestine a composé trois pièces où il martèle trois ou quatre notes pendant un certain temps, il en retire une puis en ajoute discrètement une autre tout en restant dans un registre limité. Lentement mais surement, une forme de mélodie semble apparaître. Car il joue sur des registres tonaux. Mais ce qui apparaît surtout à travers ces attaques d'une intensité surprenante, ce sont des spectres d'harmoniques et vibrations qui se mélangent et se déplacent au gré des architectures de la pièce et de l'église. Ainsi, à travers la monotonie et la répétition des attaques d'un côté, et à travers l'apparition des harmoniques, une sorte de bourdon fait doucement surface malgré les mélodies qui se noient dedans, malgré les attaques incessantes qui le constitue et qui restent au premier plan.

Les attaques produisent les harmoniques, la structure rythmique constituent le bourdon, et des mélodies se glissent. Autant d'éléments opposés qui sont nécessaires les uns aux autres. Tout se confronte et se mélange en un moment d'extase harmonique, mélodique et rythmique où tous les éléments qui constituent la musique se retrouvent sur un pied d'égalité, sans rapport de hiérarchie. Un bourdon extatique et organique, magnifique et historique où le piano prend un autre sens.


Sur Pan Fried, Phill Niblock aborde la piano d'une manière presque opposée. Ici il s'agit d'une longue pièce (monumentale) de 70 minutes ininterrompues, réalisées à partir d'enregistrements du pianiste Reinhold Friedl. Ce dernier n'utilise que deux notes, mais sur tous les registres du piano, deux notes répétées à un rythme constant et rapide également, mais avec une attaque beaucoup plus fine. Plusieurs bandes ont été enregistrées et mixées ensuite par Niblock pour produire ses fameux "nuages" sonores.

Ici les mélodies sont totalement absentes, et les marteaux du piano sont noyés dans le spectre harmonique qui se déploie et broie tout sur son passage au bout de quelques minutes. Les attaques s'évanouissent au profit d'un magnifique et gigantesque nuage d'harmoniques au teintes célestes. Des harmoniques qui envahissent l'espace, qui glissent d'un registre à l'autre et vivent d'elle-même. Les notes comme les attaques sont noyées dans le flot de vibrations et de battements harmoniques, elles sont noyées dans un bourdon magistral composé d'une superposition de couches de deux notes répétées inlassablement sur toute l'étendue du piano. Le registre du piano est déjà vaste, mais ici il est augmenté par toutes les harmoniques qui résonent et se propagent de manière quasiment autonome, le piano devient ainsi un flux spectral, continu, fantomatique, vivant. Il ressemble à une masse sonore continue qui pourrait être le fruit d'une synthèse numérique abstraite et froide, et pourtant, c'est bien d'un piano qu'il s'agit, à la base de cette pièce. Un piano que l'on ne reconnaît plus, un piano dépassé par le son qu'il produit, un piano submergé par ses harmoniques.

Avec Pan Fried, on retrouve la même intensité que sur Godbear, mais produite différemment. Dans l'œuvre de Phill Niblock, c'est la superposition de couches et la masse d'harmoniques qui la produisent, tout en noyant le piano en tant qu'instrument ; contrairement à Charlemagne Palestine qui semble se battre contre le bourdon en martelant frénétiquement le piano pour sans cesse rappeler la source de sa musique. Deux approches radicalement différentes du piano, du minimalisme et du drone, qui mettent en avant deux systèmes musicaux aussi géniaux l'un que l'autre, mais également deux approches opposées des instruments percussifs, l'un intégrant volontiers les attaques, et l'autre camouflant ces dernières dans la masse sonore.


Des semaines marquées par le piano en somme, mais encore une fois, si je devais ne retenir qu'une seule de ces dernières découvertes, ce serait (sans surprise) A mist is a collection of points de Michael Pisaro, qui utilise aussi le piano, de manière également minimaliste , mais dans un tout autre registre que le drone. Quand j'ai sélectionné les quelques disques sur lesquels j'ai écrit dans mon dernier article, j'avais très envie de l'inclure , mais j'avais besoin de l'écouter encore un peu. Finalement, je crois que j'aurais toujours envie de l'écouter. L'activité discographique de Pisaro n'a pas été très intense en 2015, et j'en ai profité pour ressortir la plupart de ses disques (peut-être tous en fait ?). J'avais peut-être arrêté d'écrire, ma passion pour ce compositeur n'avait pas cessé pour autant, et j'aurais toujours besoin de l'écouter, au même titre que Coltrane...


Quand on roule de nuit sur des routes de campagne, en plein hiver, qui n'a pas été surpris, au creux d'un vallon ou en traversant un ruisseau, par un épais brouillard aveuglant ? Un brouillard qui surgit et disparaît aussi vite, pour réapparaître quelques centaines de mètres plus loin. Des murs épais et discontinus qui, au petit matin, deviennent un léger voile qui recouvre tous les champs. Un voile qui altère les couleurs des pâtures et se glissent dans les sous-bois. Il s'agit toujours d'une sorte de nuage terrestre, mais comme ses congénères aériens, il peut prendre une multitude de formes, de la plus opaque à la plus claire, et c'est de ces formes que traite cette composition de Pisaro pour piano, percussion et sine waves, réalisée ici par lui-même, en compagnie de Phillip Bush et Greg Stuart.

Des points à l'agglomération, il y a la collection. Une succession infinie d'états qui vont de la clarté à l'opacité, de la ligne ou du volume aux points individuels. C'est de ces transitions et de ces états que souhaite nous parler Pisaro à travers A mist is a collection of points... Il y a des états clairs : des lignes mélodiques continues au piano accompagnées d'une crotale frottée à l'archet et d'une longue sinusoïde medium. Il y a des états plus opaques : les sinusoïdes apparaissent et les cymbales disparaissent et apparaissent sans raison, elles se font vibrer, le piano est discontinu ou utilise des secondes mineures à la Carpenter, (attention spoiler : des grains de riz tombent sur les cymbales), etc. Et il y a tout ce qu'il y a entre les deux, les combinaisons possibles infinies qui jouent sur la durée, le volume, le timbre, le silence, la superposition des instruments, la tonalité, les ruptures, la continuité, les harmoniques, le tempo, les attaques et les résonances.

Pisaro joue avec tous ces paramètres pour composer trois pièces qui forment trois univers bien distincts, qui forment trois passages d'un état à un autre. Les musiciens sont partout et nulle part à la fois, chaque son semble sortir de nulle part, tout semble chaotique et étonnament cohérent à la fois. On ne s'étonne pas des phrases atonales rapides au piano après les longues notes résonantes, ni des grains de riz sur les cymbales après les crotales délicatement frottées. Le brouillard est ce qu'il est : totalement imprévisible mais toujours pareil, toujours identifiable en tant que tel en tout cas. Il reste une agglomération de gouttes, même si la composition n'est jamais identique. Et A mist... est justement composé de cette manière : des éléments identifiables (piano, percussion et ondes sinusoïdales) qui forment un groupe toujours identique, mais selon des combinaisons imprévisibles. Et quand le chaos forme la cohérence, quand la clarté forme l'opacité, quand les unités forment la collectivité, on est face à une maîtrise de la composition indéniable.


Une nature chaotique transposée en musique, un univers imaginaire retranscrit en sonorités n'est pas l'apanage de Pisaro, c'est une pratique ancestrale que l'on retrouve également dans les rituels chamaniques, avec des moyens parfois rudimentaires et minimalistes aussi. Au contraire de la transe de possession, la transe chamanique raconte le "voyage" du chamane (un voyage dans les mondes inférieurs ou supérieurs). C'est une transe volontaire et consciente, où le chamane (parfois accompagné "d'esprits auxiliaires"), qui fait lui-même la musique, retranscrit ce qu'il voit. Si sa transcription est musicale, elle est également sonore en un sens plus large, et visuelle : il raconte et imite ce qu'il voit et rencontre, d'où les innombrables bruitages, onomatopées, et cris que l'on peut entendre dans de nombreux rituels (mais également les danses et les gestes). Lors d'un voyage au Vénézuéla en 1978, David Toop a justement été saisi par l'absence d'instruments lors des rituels et chansons chamaniques des Yanomami. Ces chamanes n'utilisent que leur corps, uniquement leur voix, pour accomplir leur rituel. Le corps du chamane a lui seul peut modifier le monde (guérir les malades, invoquer la pluie ou l'arrêt de la pluie, etc). Il a enregistré plusieurs heures de cette musique du corps sur bande, qui ont été publiées une première fois au début des années 80, et réédité récemment en LP ou en version plus complète de 2CD par Sub Rosa, avec un livret de 40 pages dans les deux cas, écrit par David Toop, à propos de son voyage et du contexte des enregistrements.


Lost shadows : In defence of the soul est une collection de sept rituels et chansons Yanomami, et de deux field-recordings centrés sur les animaux nocturnes amazoniens. On retrouve certaines chansons populaires et mélodiques interprétées par tous les habitants (ou par certains groupes), qui observent des règles propres aux musiques rituelles et religieuses (la monotonie, la répétition, le rythme et le timbre incantatoires), magnifiques dans leur simplicité et dans la puissance de groupe, mais qui ne sont pas aussi étonnantes que les rites chamaniques collectifs. Tayari-Teri, qui ouvre ce double CD, est justement un enregistrement d'un de ces rituels. C'est le plus long (près de 45 minutes) et sans aucun doute le plus suprenant et le plus "magique". On est loin ici des chansons et des incantations, ce ne sont que des corps qui s'expriment. Le chant intervient quelque fois, mais il est souvent proche du parlé. Les mélodies sont rares, voire absentes, aucun instrument n'aide aux rites, les rythmes sont confus et ne cessent de se modifier. Ce qui est formidable avec la musique chamanique est qu'elle est la transe même, et non un déclencheur. La transe se manifeste dans la musique : cet état second, proche de l'hystérie pour certains, qui dépase les tabous sociaux et l'ordre tribal devient de la musique. Il ne faut pas chercher les crescendo et les accelerando propres à la musique de possession, ici la musique est celle du musicien qui est en transe et voyage dans un autre monde. Sa musique est celle de son voyage, son corps raconte sa vision, son corps devient langage. Peut-être qu'il est aidé par l'alcool, certaines drogues ou du tabac, mais le chamane va beaucoup plus loin que le rock psychédélique. C'est une musique composée de cris, d'onomatopées, de crachats, de chants, de bruitages rudimentaires, d'imitations d'animaux et de paroles. On imagine aisément les danses brusques et déchirées qui peuvent accompagner ces récits, où la musique est extrême et dépasse les capacités du corps. La musique va ici au-delà des capacités du corps, au-delà des conventions et des codes esthétiques parce qu'elle est le récit d'un voyage dans l'au-delà, un récit débridé de l'imaginaire collectif. La musique n'est pas primitive mais devient l'au-delà : une musique de l'au-delà social et esthétique, ce que de notre côté, nous nommons avant-garde. 

Les autres témoignages sonores sont plus "musicaux". On retrouve parfois quelques bruitages, quelques cris, mais dans l'ensemble, le rythme est plus stable, les structures plus claires, les mélodies plus présentes et la voix est plus chantée que parlée. Les chœurs juvénils (féminins ou masculins) sont organisés en versets mélodiques chantés par un soliste auquel le chœur répond comme dans les répons lithurgiques. Les mélodies ont des aspects très répétitifs et incantatoires et possèdent également ce charme magique et envoutant des cérémonies chamaniques. 

Ce qui est aussi intéressant dans ces enregistrements c'est leur caractère non-musical. David Toop était peut-être équipé d'un matériel rudimentaire, mais tant mieux. Ainsi on peut entendre les enfants qui assistent de loin aux cérémonies, les animaux de passage ou commensaux, les familles extérieures, bref la vie du village lors des cérémonies et des fêtes. Je ne suis pas sûr que ces "incidents" soient d'un grand intérêt ethnographique ou éthologique, mais de mon côté, je trouve que ça a une grande importance esthétique (et historique). Car intégrer l'environnement à la performance est une autre des préoccupations majeures contemporaines (et occidentales), ce qui place ce disque dans un autre champs que le pur document éthnomusicologique.

(Je me suis beaucoup basé pour écrire cette chronique sur un livre essentiel d'éthnomusicologie que je ne saurais assez recommandé : La musique et la transe  de Gilbert Rouget. Il date maintenant de plus de trente ans, je ne sais pas s'il y a eu des avancées plus récentes dans le domaine, mais ce livre est le plus éclairant que j'ai lu sur les relations entre la musique et la transe.)


CHARLEMAGNE PALESTINE - Godbear (LP, Black Truffle, 2016, réédition) : http://www.blacktrufflerecords.com/
PHILL NIBLOCK - Touch Food (2xCD, Touch, 2003) : http://www.touchmusic.org.uk/catalogue/to59_phill_niblock_touch_food.html
MICHAEL PISARO - A mist is a collection of points (CD, New World, 2015) : http://www.newworldrecords.org/album.cgi?rm=view&album_id=93994
DAVID TOOP - Lost Shadows : In defence of the souls - Yanomami shamanism, songs, ritual, 1978 (2xCD, Sub Rosa, 2015, réédition) : http://www.subrosa.net/en/catalogue/le-coeur-du-monde/david-toop-yanomami-shamanism-songs-ritual-1978--lost-shadows-in-defence-of-the-soul.html

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C'est étrange de revenir sur cette page après une année d'absence. J'ai pensé à totalement arrêter les chroniques au début, puis en fait j'ai seulement arrêté ce blog et continué à écrire sur Revue & Corrigée, mais finalement, c'est plus fort que moi, je ne peux pas m'empêcher de relancer cette page car il y a toujours de nombreux disques que j'ai envie de partager ici. Il y a un an, je me sentais submergé de promos : je passais plusieurs heures par jour à en écouter, j'écrivais des chroniques presque tous les jours, finissant de plus en plus souvent par perdre le plaisir de l'écoute et de l'écriture. Le plaisir de l'écoute je l'ai vite retrouvé, presque imméditement en fait, une fois que les découvertes musiciales n'étaient plus orientées par les promos ; quant à celui de l'écriture, ça a été un peu plus long.

Pour le moment je pense continuer cette page, avec pour nouveauté, un changement de rythme surtout. Je ne pense pas publier autant de chroniques qu'avant, mais plutôt n'écrire qu'un article sur les quelques disques qui m'ont marqué dans les dernières semaines. Je voudrais ne parler que des disques vraiment marquant dorénavant, et non pas de tout ce que je reçois. Ca ne sert à rien de tout noyer dans un flux de chroniques promotionnelles et élogieuses ininterrompues, je préfère me concentrer uniquement sur ces disques dont je me souviens, que j'ai envie de réécouter, et non pas sur tous ces disques qui ne sont pas mauvais mais que j'oublie très rapidement et qui prennent la poussière dans un carton oublié pendant des années... De plus, je ne chroniquerai peut-être pas que des nouveautés, comme ici, mais aussi les disques plus anciens que je découvre ou redécouvre toujours, comme une sorte de journal d'écoutes.


Et à l'heure où j'écris ces lignes, je suis encore en train d'écouter un de ces disques qui m'ont donné envie de reprendre cette page, et par lequel j'ai envie de commencer : Songs of a dying species de Dave Phillips. Il s'agit d'un CDR publié en tirage très limité (90 exemplaires) par le label portugais Noisendo (qui a également édité le dernier Joe Panzner, également recommandé). Evidemment, il est trop tard pour se procurer le CD, mais pour les intéressés, SOADS reste toujours disponible sur bandcamp (voir lien ci-dessous).



Au cours de ses tournées en Asie, Dave Phillips a enregistré les témoignages sonores des derniers "hommes sauvages" (entendre par là les derniers hommes les plus extérieurs au système capitaliste et au mondialisme j'imagine). Ainsi, principalement en Indonésie, mais aussi à Taïwan, au Japon, en Chine, au Vietnam, en Thaïlande, en Corée du Sud, mais également en Israel, en Russie et en Suisse, Dave Phillips a compilé différentes traces musicales séculaires. Toutes les qualités d'un excellent musicien utilisant les field-recordings appliquées à l'éthnomusicologie. Dave Phillips utilise ici des enregistrements de rituels religieux, de cérémonies civiles, de défilés populaires, d'événements sportifs, de marchés alimentaires, etc. Il s'agit d'études éthnographiques en quelque sorte, mais plus encore.

Car Dave Phillips possède l'art du montage, de l'enregistrement et du mixage, en plus d'être un grand spécialiste des effets psychoacoustiques. Avec toutes ces qualités, il a su capter et laisser percevoir ce que ces enregistrements célèbrent, impliquent émotionnellement, mais aussi leur trace historique et la présence humaine. Des enregistrements au cœur des hommes, au cœur du son, au cœur de l'histoire. Gâce au montage et à l'assemblage, c'est aussi Dave Phillips qui raconte une histoire, son histoire et la nôtre. C'est celle de la musique et de l'homme, du lien affectif et social qui unit les humains au son. L'histoire de la musique et du son comme expression fondamentale et dénuée de tabous. La musique humaine permet d'exprimer une situation affective et/ou sociale dans toute sa pureté, sans être noyée dans les conventions. La musique de l'homme primitif ou "sauvage" est l'expression pure de sentiments, de croyances, de foi, avant l'établissement de codes esthétiques dictés par la valeur marchande.

SOADS collectionne ces traces pures de la musique et de l'homme originels. Du chant orgiaque des foules aux psalmodies intimes des moines, des cornes qui résonnent comme le cri d'une ville entière aux percussions polyrythmiques, Dave Phillips saisit une multitude de formes et raconte l'histoire d'une humanité qui a besoin de la musique pour s'exprimer, et qui parvient à toujours inventer une forme esthétique adaptée à chaque situation (historique, géographique, politique, émotionnelle, etc).


En parlant de ces génies de la manipulation d'enregistrements, dans un tout autre style, je viens de ressortir Les 120 jours de Michel Chion, Lionel Marchetti et Jérôme Noetinger, en apprenant la sortie de Filarium de ce même trio. Et quand j'entends cette suite de pièces composées il y a déjà près de vingt ans (entre 1997 et 1998), j'ai franchement hâte d'écouter leur nouvelle collaboration.


Les 120 jours, ce sont 17 pièces réparties sur deux CD. Une suite totalement hétéroclite d'extraits de films, d'interviews, de musiques, de déclarations ministérielles, d'émissions radiophoniques, de concerts classiques, d'enregistrements de terrain, et de bidouillage électronique. A l'époque, le trio nommait cette nouvelle esthétique le "détournement concret". Car oui il s'agit de musique concrète au sens où le trio manipule les sons par le biais de l'électricité. Le terme de détournement provient du fait que le premier matériau sur lequel travaille le trio est d'origine populaire et audiovisuelle. Ce ne sont pas des tournages sonores ou des prises de son qui sont travaillées (même s'il y en a) mais principalement des extraits et des citations de la culture de masse (du film de guerre à NAS en passant par le journal télévisé). Tous ces matériaux ont été échangés, assemblés et travaillés indépendamment par chaque musicien pour constituer une grande fresque aux accents dadaïstes et situationnistes sous forme de "citation-collage" ou de "détournement concret". Bandes et enregistrements sont superposés, ralentis, accélérés, fracturés, répétés, mais presque toujours reconnaissables : le détournement nécessite en effet que l'on puisse reconnaître la source. Parallèlement, certains passages se font plus abstraits et l'électricité prend le dessus de manière rudimentaire avec des larsens de micro par exemple.

Cette œuvre est longue, très riche, avec de multiples couches qui se révèlent à chaque écoute. Les sources sont massives, hétéroclites, il y en a à profusion et pour tous les goûts, toutes les cultures ; de plus, chacune de ces sources est travaillée différemment en fonction de chacun des artistes présents. Et pourtant, ce qui marque dans ce disque, c'est l'unité et la cohésion qui y règnent. L'unité de sens, la cohésion narrative, chaque musicien travaille différemment certes, mais les trois semblent se diriger dans la même direction : vers la dérision, l'humour, la virtuosité, vers la distanciation des sources, le renouvellement de la musique concrète. De plus toutes ces pièces se succèdent avec une cohérence impressionnante, on glisse d'un paysage à un autre, d'un univers à l'autre sans s'en rendre compte, parfois en plusieurs minutes, parfois en quelques secondes. La surprise est constante, et chaque seconde en contient son lot, mais pourtant, le tout se maintient en une totalité cohérente, dans une unité profonde. Et dernière chose, peut-être pas la plus remarquable au premier abord, mais qu'il faut vraiment noter, c'est qu'après presque 20 ans, ce disque n'a pas pris une ride. Il ne sonne pas comme un disque des années 90, ni comme un disque des années 60, il sonne comme un disque unique, qui aurait tout aussi bien pu être enregistré cette année. Unique car il s'est développé avec de vraies idées, avec la réunion de trois esprits créatifs, et pas seulement avec certaines technologies. Une leçon électroacoustique magistrale.


Et pour finir, j'aimerais parler d'un autre artiste français majeur, qui a d'ailleurs collaboré avec Michel Chion il y a quelques années : Ghédalia Tazartès. Le label Bisou vient de publier un LP de ce géant de la chanson expérimental, mais je ne parlerais ici que de Jeanne, publié en 2007.


Si Ghédalia Tazartès, qui a débuté sa carrière à la fin des années 70, est surtout connu pour s'approprier et inventer des idiomes de musiques traditionnelles, les neuf pièces qui composent Jeanne ne sont pas vraiment dans ce registre. La plupart a été composé pour une pièce de théâtre, il s'agit d'une bande-son avec quelques morceaux instrumentaux qui sont là pour poser des ambiances : sombres, mystérieuses, et à tendance ambient pour la plupart. Sinon ce disque est très marqué par le rock, un rock déjanté, décalé, un rock chanté en onomatopées ou en vers surréalistes et comiques. Du surf rock au psyché en passant par les slows et le blues, Jeanne  nous entraîne dans un univers improbable où Ghédalia Tazartès éructe de manière primitive, pleure sans gêne dans un lamento, se lamente, grogne, prie et parfois même, chante.


Comme souvent chez Ghédalia Tazartès, cette suite de pièces est brute, primitive. Les quelques effets sur la guitare ou la voix sont rudimentaires. Mais ce qui envoute tout de suite, c'est la liberté de cet artiste de génie. Une liberté qui le range dans une sorte de rock-ambient brut, une musique personnelle, sans limite, sans code, sans influence. Cette formidable bande-son nous entraîne ainsi dans des territoires entre la folie et la parodie. On ne sait plus ce qui relève de la folie, de la comédie, du génie, et de la liberté, on est dans un territoire autre.


DAVE PHILLIPS - Songs of a dying species (CDR, Noisendo, 2015) : https://dave-phillips.bandcamp.com/album/songs-of-a-dying-species
MICHEL CHION, LIONEL MARCHETTI, JEROME NOETINGER - Les 120 jours (2CD, Fringes, 2004) 
GHEDALIA TAZARTES - Jeanne (CD, Vand'œuvre, 2007) : http://centremalraux.com/disques/fiche.php?id=162