Si SEC_ et Dave Phillips sont deux artistes que j’admire
énormément mais qui n’ont pas grand-chose en commun, je profite de la sortie de
leur première collaboration pour parler de quelques unes des dernières
productions du jeune maître italien du Revox et d’un des plus grands monstres
du field-recording activiste et psychoacoustique.
Dave Phillips est un artiste que j’admire beaucoup mais que
j’écoute peu. J’ai peu de disques de lui, et je ne les ai pas beaucoup écoutés.
Mais ils m’ont tous profondément marqué, tellement marqué que je n’ose plus les
remettre, car j’ai l’impression qu’aucun moment n’est adéquat à l’écoute de ces
disques. Et comme les autres disques de Dave Phillips, je crois que la
compilation homo animalis finira aussi dans une colonne de disque, et ne
sera réécouté qu’une fois tous les deux ans peut-être…
Mais attention, ceci n’est pas une critique. Le problème de
la musique de Dave Phillips, c’est qu’elle est trop réussie. Et comme tous ces
artistes qui s’intéressent à la psychoacoustique, et qui maîtrisent vraiment
les effets psychologiques du son, et bien c’est souvent difficile de les
écouter car leur musique est agressive et dérangeante, oppressante et
inquiétante. Et on n’a pas tous les jours envie de se retrouver dans cet état, il
y a déjà assez d’éléments dans notre vie pour nous y plonger contre notre gré…
Tout ça pour dire que si j’ai rarement envie d’écouter Dave Phillips, c’est que
l’expérience proposée est souvent trop forte, car sa musique est vraiment
extrême.
Pour parler de homo
animalis, il s’agit d’un double CD qui regroupe des enregistrements publiés
entre 2007 et 2011, principalement en cassette et épuisés depuis longtemps,
retravaillés par Dave Phillips entre 2012 et 2014. Comme sur beaucoup de
disques de DP, la première source de ces enregistrements est la voix. La voix
au sens large, celle des humains aussi bien que celle des animaux. Dans le
livret que contient cette compilation, Dave Phillips propose un long texte
relatif à sa conception de l’homo animalis, une espèce en devenir qui aurait
aboli la différence entre nature et culture, entre l’homme et l’animal, espèce
extérieure au capitalisme qui trouverait sa place dans l’univers, et non en
opposition, une espèce pas si éloignée peut-être de l’homo gemeinwesen de
Jacques Camatte. Mais surtout, pour homo
animalis, pour l’espèce comme pour la musique de Dave Phillips, ce qu’il est
important de noter, c’est que la première voie de communication dans l’univers,
c’est bien le son. C’est par le son que les différentes espèces communiquent
entre elles, c’est par le son que le geai prévient chaque espèce de l’arrivée
d’un danger, que chaque espèce se protège, se rassemble, communique en bref.
C’est par le son que la communication peut être distante, peut dépasser les espèces
(plus que les postures en tout cas, moins compréhensibles entre différentes
espèces). C’est ainsi que tout naturellement Dave Phillips s’est retrouvé à
enregistrer la voix du monde, la sienne, celle de l’homme, celle des animaux et
celle de la nature principalement, même si d’autres éléments interviennent
parfois (un carillon, un piano, des objets « culturels » et
industriels).
Dave Phillips utilise la voix universelle des animaux
(humains compris) principalement. Il l’utilise pour la mettre en scène et
exposer ainsi la terreur de chacun, son mal-être ou son oppression. Car
l’univers qui s’exprime de manière sonique dans les pièces présentées par Dave
Phillips est un univers à l’agonie, un univers en déroute totale qui court à sa
perte. Dave Phillips met en scène le son pour faire parler sa peur, son
angoisse, et sa perte de repère. Je fais exprès de parler de mise en scène car
sa musique est très théâtrale. Dave Phillips n’y va pas de main morte, il met
en scène le monde de manière à ne faire ressortir que ses faces les plus
sombres et les plus sordides. Plus que des voix, ce sont des cris que l’on
entend ; cris de toutes sortes, de peur de la mort, de rage, d’effroi,
d’angoisse, collés les uns aux autres pour composer une symphonie lugubre et polyphonique
d’un monde à l’agonie.
Il s’agit donc de field-recordings mis en scène. Des
enregistrements naturels traités de manière théâtrale. Une polyphonie d’animaux
torturés, d’humains effrayés, sur fond de nappes dissonantes et tendues. La
musique de Dave Phillips est une des musiques les plus puissantes que j’ai
entendues. Une musique angoissante, terrifiante, oppressante, et puissante. Et
c’est pour ça donc que j’ai du mal à l’écouter, elle est si réussie qu’on peut
difficilement avoir envie de l’écouter, sauf d’une manière un peu masochiste,
ou un peu avec la même volonté qu’en regardant un documentaire morbide sur les
tortures ou un film d’épouvante, ou les deux mélangés… En tout cas, cette
compilation ne contient aucun temps mort, et ne propose que des pièces
« magnifiques » ! Ce n’est pas beau, c’est flippant, c’est
sombre, c’est même glauque parfois, l’atmosphère est moite et obscure, mais
c’est ce qui fait que ces pièces sont géniales. Hautement recommandé.
Et si
je parle également de SEC_ dans cet
article, c’est qu’il vient de publier une collaboration entre Dave Phillips et
son duo Aspec(t), intitulée Medusa.
On retrouve donc SEC_ au Revox, à
l’électronique et peut-être au synthé ou à l’ordi, Mario Gabola au saxophone acoustique ou en feedback, plus quelques
objets percussifs, et Dave Phillips
aux field-recordings.
La pochette n’indique pas les instruments et les outils
utilisés, je ne suis pas très sûr de ce que j’avance. Elle n’indique pas
grand-chose d’ailleurs, hormis le titre des 23 pistes qui composent ce disque,
et surtout que les matériaux initiaux ont été enregistrés à Naples en 2011,
puis qu’ils ont été « disséqués et réassemblés » entre janvier et mai
2013, à Zürich (où réside Dave Phillips) et à Naples (d’où vient le duo
italien). Je ne suis donc pas sûr que les trois musiciens aient joués ensemble
en live lors de ces enregistrements de 2011, mais la composition de ce disque
s’est apparemment faite à distance en 2013.
Quoi qu’il en soit, le résultat est surprenant. On distingue
toutes les personnalités, personne n’a essayé de « copier »
l’esthétique de l’autre, ni de la mettre en avant, chacun fait ce qu’il fait
d’habitude, et le fait très bien. On navigue donc entre le field-recording
psychoacoustique, l’improvisation électroacoustique, la noise et la musique
concrète sans discontinuité. Ce qui est surprenant, par-dessus-tout, c’est que
l’entreprise était risquée car ces différentes esthétiques n’ont pas
grand-chose à voir, et pourtant, elles collent très bien ensemble – ce qui, à
mon avis, est surtout du au long travail de remaniement à distance et en studio
des enregistrements initiaux.
Concrètement, de quoi s’agit-il ? Pour ceux qui
connaissent SEC_, Mario Gabola et Dave Phillips, ce n’est pas difficile de
s’imaginer la rencontre, ils font tous ce qu’ils font d’habitude, mais
l’assemblage reste tout de même étonnant à mon avis. Mais pour ceux qui ne les
connaissent pas tous, sachez que ce disque offre un cocktail explosif de
courtes vignettes sonores composées de cris bestiaux, de voix transformées
(accélérées, découpées, hachées, etc.) par le biais de bandes magnétiques,
d’explosions impromptues de bruit harsh, et de techniques étendues et
électroacoustiques au saxophone. Un disque qui navigue avec aisance entre des
compositions très calmes et continues, d’autres qui opposent les explosions de
bruit et d’improvisations au Revox aux enregistrements de terrains sombres et
continus, ou aux sons concrets de Gabola (percussifs ou instrumentaux).
Le trio propose des pièces ultra violentes et déstructurées,
d’autres plus calmes et linéaires, des pièces concrètes, d’autres totalement
abstraites et bruitistes, mais avec toujours une grande attention au son et une
inventivité sonore surprenantes. Car tous ces musiciens ont un langage qui leur
est propres, un langage créatif, puissant, extrême, et ils vont tous très bien
ensemble.
Pour
finir, je voudrais parler ici d’une courte cassette (une face de sept minutes
et une de neuf) du duo Olivier Di Placido
& SEC_ qui a déjà publié un
excellent vinyle sur bocian il y a quelques temps. Le premier est crédité aux
guitare électrique, pickups et feedback, tandis que le second utilise une table
de mixage bouclée sur elle-même et manipulée sur bandes, des samples et de la
voix, ainsi que son fameux Revox.
Au premier abord, peut-être que le langage de SEC_ peut
paraître assez commun. Et pourtant, je n’arrive pas à m’empêcher de le trouver
très singulier et recherché. La manipulation de samples sur bande magnétique et
les larsens de table sont des procédés communs sans aucun doute, mais SEC_ a
une manière bien particulière d’utiliser ces outils. Il y a quelque chose qui
me fait parfois penser à Kevin Drumm qui utilise sans distinction des outils
analogiques et numériques, bruitistes et instrumentaux. SEC_ mélange aussi très
bien les outils et les sources, les approches très dures et spontanées, et plus
calmes et formelles. Ca ressemble à de la noise très violente, complètement
improvisée, mais il y a un souci du détail et de la forme qui est très fort dans
sa musique.
Son duo avec Olivier Di Placido est assez révélateur de tout
ça. La guitare est utilisée comme une source de bruit, elle produit des
bourdons indistincts, des nappes abrasives et continues qui peuvent parfois
éclater. Chez SEC_, les ruptures sont constantes, on passe d’un larsen subtil à
une explosion de bruit sans s’y attendre, d’un sample de cochons à du pur bruit
blanc très harsh en un rien de temps.
Mare Duro est une
cassette courte, mais marquante. On y retrouve deux pièces qui jouent sur les
ruptures constantes et toujours inattendues entre un calme contemplatif et
monotone et des explosions déconstruites et surpuissantes. Deux pièces qui
révèlent encore une fois le talent et la précision de SEC_ comme d’Olivier Di
Placido : une attention constante aux textures, aux timbres et à la forme,
aux ruptures de tension et aux dynamiques hautement contrastées, aux contrastes
vertigineux même. C’est court, puissant, et virtuose ; on en
redemanderait. Du très bon travail.
DAVE PHILLIPS – homo animalis (2CD, schlimpfluch
associates, 2014) : lien
DAVE PHILLIPS & ASPEC(T) – Medusa (CD, Noise-Below/Excrete Music, 2014) : lien
OLIVIER DI PLACIDO
& SEC_ - Mare Duro (cassette,
Noise-Below, 2014) : lien