Asher.Zax & Dave Phillips - Colonial War and Mental Disorders

 

Quelques voix lointaines dans une salle, des stridulations d'insectes, des craquements électroniques. Meira Asher apparaît, avec sa voix ténébreuse, enragée, toujours aussi engagée, corps et voix, toujours aussi puissante, turbulente. Et très vite, le calme s'instaure, le trio retient l'attention, et le récit commence, accompagné à l'électronique par Dave Phillips et Eran Sachs. Un récit basé sur les écrits de Frantz Fanon, quand ce dernier analysait la situation algérienne durant sa colonisation, et qui touche au quotidien de Meira Asher et Eran Sachs, puisque ces derniers résident en Israël. Sur fond de longues nappes stridentes discrètes qui envahissent l'espace petit à petit, d'étranges feedbacks, de voix et d'enregistrements ralentis, de basses profondes qui prennent d'assaut, de ruptures dynamiques, Meira Asher récite, chante, hurle la manière dont la réalité et la conscience elles-mêmes sont altérées par le colonialisme. 

Rarement les techniques électroacoustiques et les effets psychoacoustiques auront été aussi bien mis au service d'un véritable appel à la solidarité et à la lutte, à une dénonciation aussi forte et viscérale de l'occupation. Le trio Asher.Zax & Phillips propose ici une musique immersive, intense, d'une puissance rare, très bien structurée. Il nous délivre ici une performance rare, sombre, faite de questions qui dérangent, de faits qui hantent, de sons qui angoissent. Mais surtout, le trio manie les formes avec brio, sachant créer des moments de tension incroyablement puissants, des tensions qui se relâchent toujours au bon moment afin de toujours maintenir l'attention à son meilleur niveau, afin de créer un rythme et une dynamique à cette performance qui restent vivants, organiques. Une musique de sons et d'images qui s'entrechoquent, de questionnements et de sensations qui s'entrelacent. Fantastique.


Asher.Zax & Dave Phillips - Colonial War and Mental Disorders

Raash records - cassette - 2020




Bruno Duplant / Frédéric Tentelier - nocturnes (3 études)


nocturnes est un receuil de trois études composées pour l'artiste et musicien Frédéric Tentelier. Trois études réalisées sur un Fender Rhodes et enregistrées à domicile. Des fragments de mélodies lumineuses et des accords sombres s'enchevêtrent dans un jeu de résonances et de maintien des notes. L'impression laissée par ces trois pièces est celle d'une avancée timide, à petit pas, sans jamais savoir où l'on va mettre les pieds. Dans les territoires aigus, les notes sont souvent simples et épurées, tandis que les basses sont souvent des accords plus sombres et complexes avec des résonances supplémentaires  inattendues, le tout joué à un tempo très lent. Ce qui fait la beauté de ces pièces et de cette longue traversée, c'est le maintien des notes qui fait que les mélodies glissent les unes sur les autres par moment, ou se frottent dans un battement harmonique à cause d'une résonance. On ne sait jamais trop dans quel territoire sonore on avance, si ça sera tendu, ou relaxé, ou en suspension. 

Cette notion de suspension que l'on trouve dans le maintien des résonances, c'est aussi celle qui préside la temporalité de ces pièces. On avance lentement dans un paysage teinté de mélancolie ou de nostalgie (évidemment le timbre d'un Rhodes aide beaucoup à obtenir cet effet). Chaque évènement, chaque note, chaque mélodie semble flotter dans l'espace, tous les éléments sonores semblent suspendus à une temporalité autre, la temporalité d'un rêve, d'un souvenir, d'un désir. Le toucher délicat de Frédéric Tentelier, fait d'attaques minimes et très douces, de "sustains" surprenants, ainsi que l'enregistrement qui met en avant le déplacement des fréquences et leur modulation à travers l'espace ne font que renforcer ce sentiment de flottement et de suspension.

Et à propos d'enregistrement, il faut aussi souligner que ce dernier laisse apparaître les déplacements des fréquences dans l'espace, mais également la physicalité du performeur. On peut entendre divers cliquetis et quelques bruits qui laissent penser que tout a été réalisé en une prise unique, une prise éprouvante sans retour en arrière possible, et cette mise en avant du processus d'enregistrement et de réalisation de la performance ne fait qu'ajouter encore un peu de tension à ces trois pièces. 

En résumé, voici 3 études où se marient à merveille la subtilité de la mise en forme, la précision de la réalisation, la poésie mélancolique de la composition, la tension inhérente à certaines fréquences, la physicalité du son et de la performance, sans oublier la beauté timbrale du Rhodes.  

 

BRUNO DUPLANT / FREDERIC TENTELIER - nocturnes (3 études) 

Inexhaustible Editions - CD - 2020

 

James Tenney - acoustic phenomena / hymnic sounds

 


1988, James Tenney publie une histoire des consonances et dissonances : deux concepts harmoniques qui engagent notre perception et qui interrogent le système tonal. Parfois avec humour, parfois avec sérieux, James Tenney ne cessera durant ces années de composer sa musique autour de ces questions. Harmonium #2 - for Lou Harrison, tout comme critical band, les deux pièces sélectionnées sur ce disque, semblent ainsi être au cœur de ces interrogations.  Deux compositions pour ensemble instrumental réalisées par l’Open Music GERA, sous la direction de Burkhard Schlothauer, où se succèdent notes et accords tenus jusqu’à un climax central ou final. Ces deux pièces jouent soient sur des accords majeurs qui finissent par créer de la tension selon leur superposition, soit sur des partiels harmoniques qui glissent vers une magnifique nappe lisse et profonde.  Schlothauer et son ensemble réalisent ces deux pièces avec une précision et une finesse flagrante. On peut ressentir les heures de préparation et de plongée dans ces partitions. Chaque instrumentiste semble connaître et maîtriser chaque recoin microtonal et chaque battement de fréquence, et surtout chaque musicien semble prendre du plaisir à s’immerger dans ces pièces, à les partager et à nous y inviter. Et effectivement c’est un plaisir de voyager dans ces sortes de nuages où les consonances douces flirtent avec des dissonances légèrement tendues, où le flot harmonique nous entraîne dans un bain de notes rayonnantes et lumineuses. Pourquoi une note est-elle belle ? Pourquoi un accord suscite tant d’émotions et de perceptions ? James Tenney ne répond pas à ces questions, mais il les met en pratique tout simplement. Il utilise la beauté inhérente à la tonalité et à l’harmonie, en se servant de  leurs dissonances et de leurs systèmes de tension et de détente innés, pour créer des pièces fluides et complexes, des voyages sonores et perceptuels à travers une fondamentale ou un système d’accords simples.

 Extrait audio

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Jean-Philippe Gross - Curling



Ca fait longtemps que je n'ai pas écrit une chronique, sur ce blog ou ailleurs. Je ne comptais pas vraiment recommencer - et ce n'est toujours pas d'actualité - mais voilà, il a fallu que je tombe sur ce disque. Curling fait partie de ces disques qui marquent, auxquels on revient sans cesse et qu'on a envie de partager. Un disque unique et mémorable, et c'est pourquoi je tenais à écrire quelques lignes dessus.Je ne vais pas faire un top 10 de la décennie ou de l'année, non. Le plus marquant pour moi, ça a été Perhaps a favorable organic moment d'Anne Guthrie, sorti en 2011, et je voudrais placer Curling de Jean-Philippe Gross à ses côtés, car je pense que neuf ans plus tard, il ne sera pas oublié non plus.

L'idée de ce disque est très simple, elle est réduite au minumum, et c'est cette simplicité qui fait sa force en partie. Jean-Philippe Gross a composé un drone fin et subtil avec deux ondes qui évoluent et se modulent lentement au fil des vingt minutes de l'unique pièce qui compose ce disque. Ce drone est simplement magnifique, il évolue tranquillement, de manière un peu aléatoire et calme, les modulations varient de manière subtile, il est toujours présent comme une trame, mais une trame qui a sa propre force, pas comme un cadre ou une illustration, plutôt comme un aplat qui possèderait une lumière poétique et intense. Mais aussi beau et envoutant soit ce drone, ce qui fait l'originalité et la force de ce disque, c'est surtout l'enregistrement qui le jouxte.

Dans le domaine des field recordings, il y a beaucoup de sujets qui reviennent (des éléments industriels, animaux, urbains), mais ici Jean-Philippe Gross utilise l'enregistrement d'un match de curling, chose franchement pas commune... Comme beaucoup, je ne connais strictement rien à ce sport, et vue que les joueurs parlent (et hurlent) en anglais, je ne comprends vraiment pas ce qui peut se passer durant ces vingt minutes. J'ai des images qui reviennent parfois, quand j'avais encore une télé et que j'avais des insomnies pendant les JO, mais c'est vraiment flou... Mais je pense que c'est cette incompréhension et cette absence de repère qui engendrent une narration extrêmement forte dans ce disque. Le disque suit un fil narratif, celui d'un match de curling, mais étant donné qu'on ne sait pas ce qu'il se passe, on ne peut qu'imaginer, c'est à nous de faire notre film et c'est là que ce disque devient magique.

Les joueurs s'avisent de certaines choses, en crient d'autres avec une intensité incroyable, le public applaudit, tout ceci au même niveau que le drone fantomatique et omniprésent. L'atmosphère est unique, un film incroyable se déroule dans notre tête, guidé par nos oreilles. Tout possède un air quelque peu familier et très lointain en même temps, tout semble pouvoir basculer dans un monde incertain à tout moment. On est dans un vrai cinéma pour l'oreille, mais très loin de tous les clichés de la musique électroacoustique, on est dans un musique unique, personnelle, et merveilleuse.

Il y aurait certainement beaucoup à dire sur cette pièce si courte qu'on ne cesse de la relancer. Mais ça fait longtemps que je n'ai pas écrit. Je ne sais pas maintenant que je ferais une autre chronique, mais si je dois attendre un disque aussi étonnant, aussi fort et beau, il risque de se passer encore quelques années. En attendant, je ne vous recommanderais jamais assez ce disque.

Et puisque j'y suis, j'en profite pour également parler de Reflex, la deuxième publication sur ce nouveau label créé par Jean-Philippe Gross. Je n'ai pas autant aimé ce disque mais il vaut quand même le détour. Il s'agit du regroupement de nombreuses pièces réalisées durant environ huit ans je crois, toutes réalisées à partir d'un synthétiseur modulaire Serge. Quand il y a beaucoup de pièces assez courtes réalisées à partir d'un système modulaire, on a vite l'impression de tomber dans un recueil d'études pour l'instrument. J'ai eu un peu cette impression au début, surtout à cause de la courte durée de chacune des pièces. Mais passée cette impression, on plonge vite dans un univers incroyable fait de modulations très subtiles, d'explorations soniques très intenses, proches aussi bien de la noise que de la poésie. Jean-Pilippe Gross a composé et enregistré ici une suite de pièces qui laissent apercevoir la richesse des synthétiseurs Serge d'une part, mais surtout les capacités de s'aventurer dans des territoires sonores originaux et dans des constructions personnelles, loin de nombreux clichés. A écouter.