Fred Marty - Ondes Primitives

FRED MARTY - Ondes Primitives (Kadima, 2013)
C'est bien sûr peu commun d'entendre des enregistrements en solo d'un contrebassiste, tant on a longtemps cantonné cet instrument au rôle d'accompagnateur. Je ne vais pas dire que c'est inexistant, notamment dans les musiques improvisées et dans le free jazz, il y en a eu des solos et parfois même des duos que l'on doit à Barre Phillips, Dave Holland, Peter Kowald, ou encore Joe Williamson, Claude Tchamitchian et Joël Grip plus récemment - et j'en oublie encore beaucoup. Mais en tout cas, à chaque fois, la même surprise : comment un instrument aussi riche et profond a-t-il pu rester si longtemps dans l'ombre ?

Et nous voici donc à Ondes Primitives, un solo de musique improvisée réalisé par Fred Marty à la contrebasse. Neuf pièces dédiées chacune à une idée, à une propriété sonore de la contrebasse, à une sorte de thème ou à une atmosphère, quand ce n'est pas tout ceci à la fois. Fred Marty approche sa contrebasse non pas de manière abstraite, mais de manière corporelle, voire organique. Le contrebassiste ne se cache pas derrière une myriade de techniques étendues, mais sa touche et son corps restent présents à travers chaque pièce. Ce que propose Fred Marty durant cette petite heure, c'est une suite dédiée à la contrebasse. Une belle suite, bien réalisée : avec sensibilité, rigueur, précision, virtuosité, et une très grande proximité avec l'instrument.

Après, au-delà de l'amour que Fred Marty semble porter  l'instrument, ce dernier propose tout de même un solo de musique improvisée dans ce qu'elle peut avoir de plus rebutant : des formes non-abouties (même si elles paraissent réfléchies, elles n'offrent pas trop d'intérêt), peut-être une croyance trop forte en la spontanéité, et surtout une complaisance dans la virtuosité et l'étalage de savoir-faire. Ca peut plaire à beaucoup d'amateurs d'improvisation libre et de contrebasse, peut-être, mais je trouve que ça manque de variations et d'intérêt au niveau du travail sur les volumes ou les dynamiques (la suite est assez monotone), ainsi que sur les formes adoptées (qui me paraissent inexistantes ou inconséquentes) - même si je l'accorde ce ne sont pas des paramètres forcément faciles à travailler à la contrebasse. Et même si c'est techniquement virtuose et impressionnant de jouer ainsi, je ne trouve pas beaucoup d'intérêt au niveau sonore non plus...

The Necks - Open

THE NECKS - Open (ReR, 2013)
Près de vingt ans d'existence et 17 albums publiés, le groupe australien The Necks a eu le temps de se faire connaître et reconnaître sur toutes les scènes minimalistes, rock, jazz, et expérimentales. Pas besoin de présenter ce trio avec toujours les mêmes personnalités : Chris Abrahams aux piano et claviers, Lloyd Swanton à la basse, et Tony Buck à la batterie.

Le son et le style de The Necks sont uniques et indémmodables : une instrumentation qui fait irrémédiablement penser au jazz, une forme inspirée du rock, et des phrases et des phrasés qui touchent plus directement aux musiques minimalistes. Avec Open, il n'y a pas de grand changement, et en même temps, c'est peut-être un des plus beaux de leurs enregistrements. Ce dernier volume n'a plus grand chose à voir avec le rock, ni avec le jazz, mais à tout à voir avec l'essence de The Necks. Pour cette longue, très longue pièce, le trio s'est épuré au maximum, il s'agit toujours de la répétition d'une idée, mais cette idée met maintenant des dizaines de minutes à se mettre en place. Les trois musiciens prennent leur temps, et toute la beauté de cette pièce réside justement dans cette retenue constante et omniprésente. Pas de précipitation, allons-y lentement, et la tension sera à son comble.

Evidemment, le son d'ensemble est très espacé, puisqu'il faut attendre des minutes et des minutes avant qu'une ligne de basse arrive, avant qu'un pattern se constitue, et je ne parle même pas de la construction des lignes mélodiques. Mais ce n'est pas tant cet espace et cette aération que je trouve beaux. C'est surtout cette manière de gérer la progression, de faire de la retenue le principe de la construction. Le résultat est que sans que l'on s'en aperçoive, on passe d'une basse qui fait une note toutes les trente secondes, accompagnée d'une charleston, à une mélodie polyphonique accompagnée par une batterie polyrythmique, et tout ça sans vraiment s'en rendre compte. Du coup, le moindre changement est un signe précurseur de l'évolution de la pièce, et c'est ainsi que l'attention se maintient toujours durant ces 68 minutes. Il y a beau n'y avoir pas grand chose souvent, mais le peu que l'on entend a toujours son importance, et est vital dans la progression de cette improvisation.

La gestion de la tension à travers une épuration maximale, la maîtrise de l'intensité dans l'écriture minimaliste sont extrêmement bien maîtrisées. Et en plus, il y a ce son cristallin propre à Abrahams, ces sublimes lignes mélodiques modales et sensuelles, l'efficacité et la rondeur de Swanton, la précision et la virtuosité de Tony Buck, autant d'éléments qui ont forgé la réputation de The Necks, qui n'ont pas vraiment changé, mais qui s'affinent de plus en plus et acquièrent au fil des années une beauté de plus en plus subtile et impressionnante. Il faut se laisser emporter par ce long et fin torrent : Open est un moment de grâce peut-être lent et long, mais qui est d'une beauté ravissante et rare.

Junji Hirose - SSI-4

JUNJI HIROSE - SSI-4 (Hitorri, 2013)

Junji Hirose est un improvisateur japonais plus connu en tant que saxophoniste (plusieurs disques en solo ont été publiés entre 1980 et 2010) ou comme membre de Ground Zero et du Shibusashirazu Orchestra. Mais parallèlement à son activité de saxophoniste, Hirose  a également commencé à fabriquer des self-made sound instruments (SSI) dans les années 80 à partir notamment de roues de bicyclettes, de débris métalliques, et autres ordures industrielles.

SSI-4  est ainsi un enregistrement d’une performance basée sur ses installations sonores, une performance réalisée en janvier 2013 au Japon. Une installation d’une multitude de matériaux métalliques qui vont des roues aux ressorts, en passant par une inévitable plaque de tôle et divers objets en aluminium ; chacun de ces objets est amplifié par des micro-contacts soigneusement installés, et Hirose les frotte les uns aux autres, les percute et les gratte durant une heure environ.

Le choix des objets révèle souvent une richesse harmonique et même parfois mélodique complètement inattendue. On sent bien que cette installation a été pensée et travaillée durant près de trois décennies car le son de Junji Hirose est unique, profond et précis. Chaque débris et détritus acquièrent avec cette construction une vie musicale inattendue : une vie parois rythmique, parfois légèrement mélodique (car l’installation doit être légèrement automatisée et des boucles la traversent, c’est du moins l’impression qu’on a), mais surtout sonore. Hirose dévoile toute la richesse harmonique et spectrale de chaque objet, d’une manière profonde, attentive et sensible.

Donc oui, le son de cette installation est vraiment unique, riche et profond, les textures et les grains développés par Hirose sont surprenants. Après, toute l’attention est concentrée sur l’exploration sonique et la réverbération dans l’espace, et Hirose ne développe aucune forme, ne fait pas vraiment attention à l’intensité des sons ou à leur dynamique. Du coup, passée la surprise, l’aspect très riche et mouvant des sons d’un côté, la linéarité et la simplicité de la forme de l’autre, on peut vite se lasser de cette forme qui paraît bien pauvre face à la richesse du contenu. Un disque qui semble relever presque uniquement de l’installation sonore et qui peut paraître musicalement pauvre malgré la profondeur de l’exploration sonore. 

Jaap Blonk - Lifespans

JAAP BLONK - Lifespans (Kontrans, 2013)
Je n'ai toujours suivi que de loin l'activité de Jaap Blonk, poète et artiste sonore néerlandais proche du dadaïsme, de l'improvisation et de la noise. Mais même en suivant de loin, je suis vraiment surpris par ce disque qui sort après quelques années de silence (environ de 2008 à 2012). Avec Lifespans, Jaap Blonk sort du domaine de la performance vocale et semble découvrir l'ère de la synthèse numérique et de la programmation. Je ne sais pas précisément avec quoi il a pu créer cette pièce, mais on dirait une sorte de simulateur de synthétiseur analogique rentré dans un programme chaotique. Des sortes de boucles et d'éléments électroniques s'ajoutent les uns aux autres jusqu'à la nausée. Des boucles très rapides, très très proches de la saturation et de la distorsion du signal, qui s'amoncellent très rapidement au départ. Ce début de disque est très dur, exigeant, les boucles s'enchaînent et s'emmêlent de manière répétitive et aléatoire, de manière très linéaire et statique, et forment un mur de son de plus en plus dense et monolithique. Car les sons ne changent jamais de dynamique, ni d'intensité, ni de volume, tout est modifié uniquement par l'ajout ou le retrait de couches sonores. La première moitié de ce disque est donc bien endurante, on ne pense jamais arriver à la fin, puis des couches disparaissent, l'atmosphère s'espace un peu, la dynamique se tranquilise. Mais les boucles sont toujours là, rapides, nerveuses, agressives, et même si la dynamique est plus calme, la tension et la saturation sont toujours omniprésentes. Un crescendo, un decrescendo, le mouvement est simple et va d'une musique de plus en plus dense jusqu'au climax, qui s'apaise ensuite progressivement. Mais il faut réussir à tenir, et le pari n'est pas gagné pour tout le monde. Un disque à réserver aux amateurs de harsh noise avant tout, d'agression avant-gardiste aussi, et surtout aux masochistes qui réclament des murs de bruits chaotiques en pleine gueule...

Coppice - Big Wad Excisions

COPPICE - Big Wad Excisions (Quakebasket, 2013)

Chicago, en 2009, Noé Cuellar et Joseph Kramer fondaient le duo Coppice. Durant ses premières années, cette formation explorait surtout les phénomènes sonores et électriques à travers une installation de micro-contacts et d’interférences électromagnétiques. A ce moment, la musique de Coppice était brute, dure et austère, elle ne ressemblait à rien si ce n’est à de l’improvisation électroacoustique comme seules quelques nouvelles générations d’improvisateurs et de musiciens électroacoustiques savent le faire.   Mais petit à petit, le duo s’est constitué un instrumentarium de plus en plus riche et complexe qui semble les avoir amené dans une autre direction. Ces instruments, ce sont des harmoniums préparés, des mini-oscillateurs DIY, des ghetto-blasters et des cassettes customisés.

Avec cette nouvelle instrumentation, la musique de Coppice a dès lors pris une nouvelle orientation, tout en conservant ses bases. Car le duo chicagoan continue de jouer sur les phénomènes électriques et électromagnétiques, sauf que maintenant, le son provient d’instruments (l’harmonium par exemple sur Big Wad Excisions). La source première est le souffle de l’harmonium, ainsi que les diverses mélodies ou bourdons qu’il peut produire, mais cette vibration électroacoustique est transformée et exposée à des oscillateurs, juxtaposée à des boucles de cassette, modifiée en un souffle électrique, etc. Le son de Coppice est unique, avec ce dispositif improbable qui entremêle instruments préparés, objets de diffusion sonore également modifiés, manipulation électrique et électromagnétique, et boucle.

Et c’est ce nouveau son, plus chaud, plus organique, plus vivant, inouï en somme, très travaillé et recherché, incroyable, une texture et un grain très personnels et vraiment frais et innovants qui ont amené le duo à retravailler la forme. Avec ce dispositif où les boucles ont beaucoup d’importance, et où la présence instrumentale est très forte, le duo s’est vu explorer de nouveaux territoires évidemment plus mélodiques et plus pulsés. On trouve dès lors de superbes (et courtes) mélodies tristes et lancinantes aussi bien que des fragments de beats gras et monstrueux, autant d’éléments inimaginables sur un harmonium. Coppice a su redonner une vie à ces instruments (jamais je n’aurais imaginé entendre un jour des harmoniums sonner comme ça), mais également à la musique expérimentale. Noé Cuellar & Joseph Kramer explorent les propriétés acoustiques des phénomènes électriques et magnétiques, mais avec sensibilité, poésie, et musicalité. Un des rares duo qui a su trouver un son inouï tout en travaillant la forme de manière précise. J’avais adoré leurs premières recherches, mais 2012-2013 marquent l’accomplissement certain de Coppice, il ne s’agit plus seulement d’expérimentations virtuoses, mais d’une musique unique et splendide. 

Opensound

compilation Opensound (Fibrr, 2013)
D'après ce que j'ai compris, mais je ne suis pas sûr d'avoir vraiment compris, Opensound semble être une sorte de rassemblement informel (basé sur le workshop et l'échange) de plusieurs collectifs et d'artistes sonores français, espagnols, et allemands principalement. Le point commun entre tous semble être l'utilisation et la création de logiciels libres et de banques de sons également libres de droit. Un rassemblement autour de puredata et supercollider en somme...

Cette compilation publiée par le label Fibrr (qui est géré par l'association apo33) réunit une dizaine de pièces enregistrées la plupart en live lors d'évènements "opensound", où se trouvaient les collectifs apo33 (France), Granular (Portugal) et NK (Allemagne), mais aussi Audiolab (Espagne), Modus-Arts (Angleterre) et Piksel (Norvège). Parmi tous ces collectifs, on trouvera donc des performances avec Julien Ottavi, Jenny Pickett, Jonathan Gowthorpe, Shu Lea Cheang, Carlos Santos, J Milo Taylor, Yaseen Taylor Cahen, Farahnez Hatam, John Hegre, etc. 

Une compilation de compositions électroniques et de musique pour ordinateur souvent basée sur des archives audio qui peuvent aussi bien être des enregistrements de conférences, des workshops, ou des performances instrumentales. Des compositions abstraites pour la plupart, qui synthétisent et modulent des signaux de manière numérique, des compositions qui travaillent des matériaux virtuels échangés sur plusieurs années. C'est tout un programme très varié qui est proposé ici, avec différentes approches du son, qui vont de la noise à la musique électroacoustique, en passant par des propositions plus conceptuelles et abstraites ou des field-recordings étranges.Le programme disparate de tout un mouvement de la musique électronique, un mouvement engagé dans l'investissement des zones de non-droits ou de liberté virtuelles, dans la programmation de logiciels libres et dans l'exploration de champs sonores en réseau. Tout un programme.

Antoine Chessex - Errances

ANTOINE CHESSEX - Errances (Under, 2013)
Antoine Chessex est un saxophoniste, compositeur et artiste sonore suisse qui a déjà publié plusieurs disques, sous son nom ou parmi les groupes Calcination et Monno. Le label Under vient de publier une de ses oeuvres, une composition pour saxophone ténor basée sur la superposition de prises de son, dans une démarche qui n'est pas sans rappeler Phill Niblock.

Errances est une (trop) courte pièce de 28 minutes, où Antoine Chessex superpose grâce aux techniques de réenregistrement de longues notes de saxophone ténor, ornementées de souffles et de parasites omniprésents. La première partie est basée sur une note, à partir de laquelle Antoine Chessex forme une suite d'accords doux et harmonieux. La composition est linéaire, elle avance de manière uniforme, avec quelques tensions au sein des accords. Il y a un côté très organique dans ces accords, que l'on doit en grande partie à l'importance du souffle et de la salive, rappel constant de la présence humaine en opposition à la construction linéaire, neutre et machinale de ces errances.

Si les dix premières minutes peuvent apparaître douces et harmonieuses, détendues et organiques, la fin de cette pièce est ce qui fait le plus penser à Niblock par contre. Car lors de la seconde partie du disque, les accords se font de plus en plus tendus et de plus en plus proches du cluster. Si Antoine Chessex continue de mettre en avant le côté organique et humain de l'instrument, il s'approche de plus en plus de l'ambiance oppressante des compositions micro-tonales avec tout le jeu sur les vibrations entre les fréquences trop proches, et le jeu de tensions sur les micro-intervales.

Une première partie sur l'aspect organique du saxophone, puis une seconde plutôt axée sur l'aspect organique de l'acoustique. Cette pièce de Chessex révèle un musicien très soucieux de son instrument, de ses propriétés acoustiques, et de l'espace dans lequel tout se révèle. Une belle composition mélodieuse et microtonale, organique et envoutante.

(désolé pour la qualité de la pochette, je n'ai pas trouvé de reproduction de meilleure qualité...)

Estamos Trio - People's Historia

ESTAMOS TRIO - People's Historia (Relative Pitch, 2013)
L'Estamos Ensemble est un collectif de musiciens nord-américains et mexicains fondé par le pianiste et compositeur Thollem McDonas à la fin des années 2000. L'aventure axée sur la collaboration entre les deux pays frontaliers continue avec l'Estamos Trio, ensemble qui rassemble Thollem McDonas au piano, Milo Tamez à la batterie (étendue) et Carmina Escobar à la voix, électronique et field-recordings.

Le trio propose ici douze pièces assez variées, la plupart proches du jazz et du free. Ce n'est pas que je trouve ça mauvais ou inintéressant, mais ce n'est pas vraiment ma tasse de thé... L'Estamos improvise beaucoup, et interprète des partitions de McDonas : c'est parfois complètement spontané et improvisé, d'autres titres sont basés sur des grilles harmoniques, quelques improvisations sont modales, c'est parfois très énergique, d'autres fois plus centré sur le timbre, bref chaque pièce propose quelque chose de différent. Je parlais surtout des instruments ici, mais en contrepoint, Carmina Escobar utilise sa voix de manière lyrique, ou la passe au crible de delay, quand elle ne répond pas aux instruments avec quelques larsens ou field-recordings discrets et abstraits - heureusement l'improvisation vocale avec ces borborygmes et autres clichés se fait assez rare. 

Il se passe beaucoup de choses, mais ça manque parfois d'approffondissement, on ne sait pas trop où le trio veut en venir à force d'adopter toutes sortes d'attitudes.  De très bonnes voies sont trouvées, mais on passe trop vite à autre chose, et le changement de direction finit par lasser... Ce n'est pas mauvais mais pas assez radical en somme, dans le sens où on aurait aimé que chaque idée soit explorer de manière plus profonde. Là c'est trop pop, trop lisse et trop facile à mon goût - même si c'est parfois beau et la plupart du temps très bien joué, avec précision et beaucoup d'investissement...

Chris Abrahams & Magda Mayas - Gardener

CHRIS ABRAHAMS & MAGDA MAYAS - gardener (Relative Pitch, 2013)
gardener est la réunion de deux des claviéristes les plus prisés de l'improvisation libre européenne contemporaine : Chris Abrahams et Magda Mayas - deux musiciens qu'on retrouve ici au piano, au clavecin et à l'harmonium. Si c'est la première fois qu'Abrahams publie un disque en duo avec Magda Mayas, ce duo me rappelle celui qu'il avait avec Clare Cooper où les deux musiciens exploraient les possibilités de rencontre entre le synthétiseur dx-7 et un guzheng... La rencontre instrumentale entre Abrahams et Mayas est moins incongrue, d'accord, mais assez surprenante également puisqu'il s'agit la plupart du temps d'un duo entre clavecin et piano - formation instrumentale aussi atypique...

Outre cette forme de duo, on retrouve aussi quelques duos piano/piano et quelques passages pour piano et harmonium, mais c'est surtout la relation entre le piano et le clavecin qui est abordée au cours de ces six pièces - c'est du moins celle qui m'a le plus marqué. Il y a quelques préparations et quelques techniques étendues utilisées de temps en temps, mais l'exploration sonore ne se fait pas tellement à ce niveau, Abrahams et Mayas explorent avant tout l'ambiance et l'atmosphère générées par la rencontre de ces deux claviers. Une atmosphère étrange, et quelque peu anachronique (qu'on retrouve aussi dans le duo Abrahams/Cooper) ; car les deux instruments ne datent pas de la même époque, ne sont pas utilisés dans les mêmes répertoires, et quant au clavecin, je crois que c'est la première fois que j'en entends dans un contexte de free improvisation.

Car même si Abrahams & Mayas sont crédités aux compositions, leur musique ressemble avant tout à de l'improvisation libre, et je pense que les "compositions" font plutôt références à des "compositions instantannées ou spontanées" ou bien à des partitions très ouvertes. Les deux claviéristes jouent de manière très réactive et souvent énergique, l'interaction entre les musiciens et entre les instruments semblent bien être le principe qui guide l'évolution de chaque pièce. Bien sûr, c'est atonal, souvent arythmique aussi, Mayas & Abrahams jouent plutôt sur les variations de dynamiques, d'intensité, de volume ou d'espace. Le dialogue -instantanné - qui se joue entre eux repose sur un jeu d'oppositions, de similitudes, de fractures et de réactivité avant tout.

Si la forme des improvisations n'est pas très fraiche, le choix instrumental l'est à coup sûr et à ce niveau, ce disque est vraiment surprenant et propose une suite de pièces plutôt fraîches. Une suite d'improvisations qui possède un caractère très personnel, et qui est interprétée avec une écoute très proche et réactive, avec un talent et une virtuosité indéniables et flagrants. Un disque qui est surtout intéressant pour l'innovation instrumentale, et qui parvient par ce biais à tout de même explorer des territoires nouveaux et frais. De l'improvisation libre réussie en somme. 

Sabine Ercklentz & Andrea Neumann - LAlienation

ERCKLENTZ/NEUMANN - LAlienation (Herbal International, 2010)
Il y a trois ans, Sabine Ercklentz (trompette & électronique) et Andrea Neumann (inside piano & table de mixage) publiaient Lalienation, un disque qui a fait parlé de lui à ce moment. Car les deux musiciennes proposaient d'une part un disque d'eai accompli, mais non contentes d'arriver au sommet, elles parvenaient en plus à prendre une toute autre direction et à faire un disque plus accessible que les productions habituelles d'improvisation électroacoustique.

Une formule d'eai accomplie tant dans la pratique que dans le dispositif utilisé. Chacune des musiciennes utilise un instrument et l'utilise en tant qu'instrument aussi bien qu'en tant que source sonore abstraite. Sur ces instruments sont placés des micros piezzos reliés soit à des pédales d'effets et des filtres (pour Ercklentz), soit à une table de mixage en larsen (Andrea Neumann). Et durant, ces improvisations (qui ne sont pas tant improvisées que ça d'ailleurs), les textures peuvent aussi bien être instrumentales, complètement électroniques et abstraites, ou abstraites et acoustiques (par le biais de nombreuses préparations sur le piano et d'une foule de techniques étendues à la trompette). Tout se mélange à certains moments, on ne sait plus qui fait quoi, tandis qu'à d'autres moments, la trompette ressort clairement, ou le piano, ou alors on ne sait plus si les instruments sont modifiés par l'électronique ou par les préparations et techniques étendues. Ercklentz & Neumann utilisent le dispositif avec un équilibre harmonieux entre le jeu purement instrumental, l'instrumentation modifiée de manière acoustique, les instruments amplifiés et modifiés par l'électricité, et l'électronique pure. Impossible de qualifier cette musique d'instrumentale, ou d'électronique, tant le dispositif et les techniques sont équilibrés - et c'est en cela que ce disque est un des rares sommets de l'eai je trouve. 

Et l'autre aspect excellent de ce disque relève plutôt du comportement et du caractère des musiciennes face à l'approche électroacoustique. Ercklentz et Neumann ne se plongent dans une exploration austère, abstraite et chiante du son, ni dans un jeu de réactivité suractif et surexcité qui en rajoute à chaque seconde. Les deux musiciennes paraissent avoir pris beaucoup de recul face à ces clichés de l'improvisation, et elles adoptent une disposition plus légère et humoristique face à la musique. Oui, elles explorent parfois les textures électroacoustiques de manière très sérieuse et calme, où l'interaction entre elles-mêmes et leur dispositif ; mais ça ne les empêche pas non plus à de nombreuses reprises de produire des motifs qui groovent, des patterns électro, de détourner les phrasés du jazz ou de jouer avec des glissandi électroniques niais. Neumann & Ercklentz adoptent une position à contre-courant de l'eai, une position de recul et de légèreté face au réductionnisme berlinois qu'elles connaissent (toutes les deux vivaient à Berlin à ce moment je crois), face à l'improvisation libre réactive et énergique, tout en produisant une musique extrêmement talentueuse, profonde, unique et surtout très créative et innovatrice. J'aimerais en effet entendre beaucoup plus de trucs comme ça dans l'improvisation libre et électroacoustique.

Une musique fraîche, innovante, drôle, extrêmement virtuose, talentueuse et précise. Neumann & Ercklentz gère leur dispositif qui allie électronique et instruments avec un équilibre saisissant, puis elles en explorent les propriétés les abstraites (de grains, de textures) et les plus inattendues (avec les passages les plus groove) - le tout sans renier l'humour et la joie propre au partage et à la collaboration. 

Zbigniew Karkowski & Kelly Churko - infallibilism

KARKOWSKI/CHURKO - infallibilism (Herbal International, 2010)
Nous avons ici Zbigniew Karkowski et Kelly Churko, deux habitués de la musique par ordinateur, qui sont réunis pour une suite de quatre pièces enregistrées en live au Japon entre 2008 et 2009. Les deux utilisent apparemment surtout le software kenaxis pour produire leurs sons. Je le note car c'est peut-être aussi l'utilisation de ce logiciel qui rend cette musique aussi instantannée, rapide, et virtuose - je ne sais pas.

En tout cas, les deux musiciens nous livrent ici une suite d'une richesse et d'une virtuosité impressionnantes. La première pièce est un véritable assaut sonore digne de la réputation de Karkowski. Du harsh noise d'une violence et d'une agressivité poignantes, mais qui laisse apparaître par moments des sortes de mélodies et de patterns composés à partir de bruits blancs. C'est singulier et humoristique, en tout cas ça rend cette pièce ultra brutale et complètement saturée plus légère. La suite est composée d'un crescendo fondé sur une tension continue, puis on arrive à l'exploration de basses proches de l'infra et de quasi silence fait tout de même de bruits, avant d'arriver à une dernière partie plus linéaire et envoutante. 

Quelque soit l'intensité des pièces - de la plus calme et espacée à la plus violente et saturée, le duo emploit des textures très granuleuses et abrasives et beaucoup de bruits blancs, tout en sachant très bien varier les textures et réagir rapidement à ce qui se passe. Mais la plupart des sons sortent des ordianteurs tellement saturés qu'on se demande si ce ne sont pas nos enceintes qui viennent de cramer... Un duo plutôt enragé et sombre, qui joue de manière très forte et violente, souvent au-delà des seuils de tolérance, mais qui sait aussi jouer sur les silences et les seuils de perception. En bref, ce duo agresse l'auditeur d'une certaine manière tout en le ménageant et en prenant bien soin de faire attention aux notions de dynamiques, de contrastes, de narration parfois aussi, bref, tout en prenant soin de composer avec le bruit plutôt que de l'envoyer gratuitement jusqu'à la nausée. 

Murmer - Framework 1-4

MURMER - framework 1-4 (Herbal International, 2012)
Murmer (Patrick McGinley) est un artiste sonore américain qui réside en Europe depuis une quinzaine d'années maintenant. Son travail est axé sur des enregistrements bruts de sons quotidiens, qu'il parvient à écouter de manière unique. Avec cette série de quatre framework  par exemple, Murmer travaille uniquement à partir de "sons trouvés", des field-recordings qu'il ne retouche pas du tout, et qui sont enregistrés de la manière la plus simple (parfois avec juste un MD). Il enregistre de longues scènes quotidiennes, banales, mais qui n'ont plus rien de reconnaissables à l'arrivée.

Le principe de composition est à peu près le même sur chacune des parties : on trouve deux pièces de 15 minutes environ et deux longues de trente minutes concentrées sur différents thèmes. Les unes explorent les différences de volume sonore, les autres l'espace d'enregistrement, ou encore l'opposition entre les prises de son intérieures et extérieures, etc. Si le premier disque à un aspect plus industriel (avec les bruits de moteur, de machine à écrire, de ventilation), le second utilise plus de sons animaux et naturels (comme le bourdonnement d'insectes, ou le chant de grenouilles et d'oiseaux). Mais peu importe en fait, car finalement, même s'ils sont bruts, les sons disparaissent derrière leurs propriétés sonores et leur dynamique lors de la composition.

C'est assez incroyable comme méthodologie et comme rendu je trouve. Chaque enregistrement est laissé tel quel, Murmer se contente juste d'en superposer un ou deux pour que tout apparaisse différemment - et même si un enregistrement est seul, il parvient toujours à apparaître pour autre chose que ce qu'il signifie. La musique de Murmer apparaît comme des longues compositions abstraites, de purs sons, quand bien même il s'agit à l'origine d'enregistrements aussi reconnaissable que des matchs de sports, des essaims d'abeilles, ou un orage. L'enchaînement des enregistrements est fait de telle manière qu'ils apparaissent tous pour leur propriété sonore avant tout, on sait qu'un enregistrement est utilisé parce qu'il a des caractéristiques lourdes, agressives, douces, graves, aigues, espacées, parce qu'il dégage un sentiment de proximité, d'éloignement, etc, etc. Peu importe ce qu'il signifie, l'enregistrement est toujours traité comme une matière sonore abstraite, et ce traitement le rend abstrait sans aucun besoin de modifications des sons en tant que tel (filtrage, effets, équalisation, etc.), ni de prise de son particulière.

Ces framework présentent un excellent travail de composition proche de la musique concrète et des intérêts que beaucoup de musique expérimentales portent aux notions d'espace. Une vision très particulière et étrange du monde, passée au filtre d'une composition unique des field-recordings qui renie leurs propriétés documentaires.

Eric Cordier - Osorezan

ERIC CORDIER - Osorezan (Herbal International, 2007)
Retour sur Osorezan, un disque marquant au sein du field recording français, qui à sa sortie, marquait l'arrivée, après Eric La Casa et Cédric Peyronnet, d'un nouveau génie de la prise de son hexagonale : l'ancien vielliste Eric Cordier.

Le disque est composé d'une sélection de field recordings réalisés entre 1993 et 2006, en France et au Japon. Les enregistrements sont assemblés et très peu, voire pas du tout, retouchés, car pour les field-recordings, Cordier pense en termes musicaux dès la prise de son, et parvient à créer de la musique avec les sons naturels dès ce moment, par le biais du choix des micros, de leur emplacement, et de leur mouvement durant l'enregistrement. Ainsi avec Cordier, la musique ne se fait pas durant la phase d'édition, mais dès l'enregistrement, ce qui le rapproche de La Casa et fait de lui un homme capable de réaliser des enregistrements uniques - à noter que c'est peut-être aussi du fait de sa fréquente collaboration avec des improvisateurs (Jean-Luc Guionnet, Seijiro Murayama) en tant qu'instrumentiste (vielle à roue) qui l'a amené à travailler ainsi.

Quant à Osorezan, il s'agit d'une suite de cinq pièces magnifiques. La première surtout est très marquante car elle aborde des volcans japonais, et se compose d'enregistrements de gaz qui remue l'eau, d'eau, de vent, et de tous les éléments. Ici surtout, on perçoit l'art de Cordier dans les déplacements, le lien organique qui le lie entre ce qu'il enregistre et sa manière d'enregistrer : il ne s'agit pas que de capter et d'écouter passivement, mais bien d'un dialogue direct et humain avec le milieu saisi. Puis viennent deux pièces plus courtes à partir d'un ferry qui débarque des voitures sur la Seine, et d'un pont japonais durant une petite tempête, deux pièces plus anecdotiques à mon goût.

Retour en France ensuite avec Le feu de Saint-Clair, enregistrement d'une fête estivale dans le nord de la France, à quelques pas du village natif de Cordier. Ici l'enregistrement est composé des préparatifs de la fête, du montage d'un brasier d'une dizaine de mètres à sa mise à feu, en passant par les cloches des églises et les festivités. Un enregistrement plus familial qui se base sur les sons des préparatifs, du bois, des métaux, de l'environnement et de l'ambiance festifs, puis sur le son du feu, sur le calme qu'il suscite. Une prise de son extraordinaire qui, à côté de son aspect documentaire et intime, révèle surtout une richesse sonore et mise en forme savante. Quant à la dernière pièce, il s'agit d'un enregistrement plus énigmatique, austère et abstrait, d'un hameau dans le sud de la France au début de l'été. Un enregistrement endurant et patient, brut, mais qui peut se révéler saisissant dans la richesse minimaliste qui se dévoile avec un peu de concentration.

J'adorais le travail de Cordier à la vielle à roue, et Osorezan a été le premier disque composé de field-recordings que j'écoutais de lui. Même si j'étais un peu déçu à ce moment qu'il quitte cet instrument si rare que j'aime tant, ma déception est vite passée devant ce talent pour la prise de son active, poétique, musicale, mouvementée et savante. Osorezan reste un de mes disques préférés de field-recording actuel : recommandé.

Scott Cazan - Swallow [LP]

SCOTT CAZAN - Swallow (Care of, 2013)
Scott Cazan est un compositeur américain basé à Los Angeles, qui a étudié entre autres avec Pisaro. Il travaille principalement dans le domaine de l'art sonore et de la musique électronique. C'est la première fois de mon côté que j'entends un de ses travaux, donc je ne pourrai pas en dire plus long sur lui, mais en tout cas, avec Swallow, c'est une excellente découverte, et j'attends d'en découvrir plus de ce musicien.

La première face de ce 45 tours présente une pièce où Cazan utilise des larsens de table, des micros, du métal, un violon, et de nombeux enregistrements de cordes (provenant d'Eric km Clark, Stephanie Smith, Aniela Marie Perry, Andrew McIntosh, et Heather Lockie). Il s'agit d'une pièce linéaire basée sur l'archet, sur le frottement des cordes et des métaux, avec comme accompagnement des larsens utilisés comme des sine tones. Même si de nombreux outils électroniques sont présents, on se croirait dans une pièce presque exclusivement instrumentale et acoustique : tout est calqué sur le modèle de l'archet, sur son mouvement, sa dynamique, son intensité et sa texture. Une très belle pièce électroacoustique qui sonne comme un formidable ensemble d'improvisateurs réductionnistes jouant un drone dense et puissant.

La seconde face est encore plus réjouissante. Divisée en deux, elle est composée d'une pièce basée sur des field-recordings quotidiens et des ondes sinusoïdales, et d'une pièce pour bruit blanc et sinusoïdes toujours. Comme le remarquait déjà Brian Olewnick, la première pièce, avec les enregistrements de voix dans une pièce, le côté quotidien et urbain, tout ça mélangé à des sinusoïdes parfaitement intégré au volume, ça ressemble pas mal à du Pisaro - et tant mieux j'ai envie de dire. Quant à la seconde partie, on dirait que Cazan souhaite faire un parallèle entre les bruits quotidiens, les instruments et le bruit pur et dur. Car cette partie est composée comme les autres, les sinusoïdes et les fréquences pures sont intégrées et dialoguent au même niveau que les bruits blancs, de la même manière qu'elles dialoguaient avant avec les instruments ou avec les field-recordings. Mais ici, les bruits utilisés sont intenses, riches, mouvementés : ils prennent d'assaut l'auditeur, mais avec une agressivité poétique j'ai envie de dire, ou avec une violence sensible. Excellent travail en tout cas.

Finalement, tout se joue dans un dialogue entre l'électronique, l'humain, le bruit, les machines et les instruments, où tout le monde a sa place, une place ni plus ni moins importante que celles des autres. Cazan compose avec toutes les sources de manière très équilibrée et harmonieuse de manière à ce que l'écoute ne fasse pas ressentir la différence entre les outils utilisés, et c'est réussi. Hâte d'écouter ses prochains disques.

Machinefabriek - Stroomtoon II

MACHINEFABRIEK - Stroomtoon II (Herbal International, 2013)
Machinefabriek (Rutger Zuydervelt) est un artiste sonore et designer hollandais qui pratique les musiques électroniques et expérimentales depuis une dizaine d'années maintenant. Ce deuxième volume de stroomtoon fait suite à un album publié sur Nuun un an avant. Je ne l'avais pas écouté, je ne sais pas si c'étaient des enregistrements inédits, mais pour ce second volume publié par le label malaisien Herbal international, il s'agit de la réédition de neuf pièces parues initialement entre 2010 et 2012 sur des 45 tours en édition très limitée.

Cette réédition propose plusieurs pièces composées sur plusieurs années donc, et sont assez différentes malgré une ambiance que l'on retrouve au travers de chacune, ce que l'on doit à l'utilisation des mêmes outils (analogiques en majorité). Des pièces assez courtes qui vont de l'abstraction sonore ambient au drone en passant par des morceaux plus electronica à moitié pulsés, ou à moitié mélodiques. Il y a toujours une ambiance un peu sombre, fantomatique ou industrielle, caverneuse aussi et mélancolique, une atmosphère générale qui semble traverser chacune de ces compositions. Les neuf titres proposés n'ont rien de détonant je trouve, mais l'instrumentarium est très bien maîtrisé, c'est très propre, les univers sonores sont assez inventifs et personnels. En bref, neuf compositions électroniques singulières et personnelles, plutôt fraiches et très travaillées, mais qui manquent parfois d'une idée vraiment forte. Je trouve ça pas mal, mais je pense qu'il faut vraiment être fan d'ambient pour complètement savourer/apprécier (même si ça n'en est pas véritablement, beaucoup -trop- de codes propres à l'ambient sont présents).

Thanos Chrysakis, Ken Slaven, James O'Sullivan, Jerry Wigens - Zafiros en el Barro

CHRYSAKIS/SLAVEN/O'SULLIVAN/WIGENS - Zafiros en el Barro (Aural Terrains, 2013)
Toujours à mi-chemin entre la musique contemporaine et l'improvisation libre, le label Aural Terrains propose aujourd'hui un quartet dans cette lignée toujours. Il s'agit ici de Thanos Chrysakis (ordinateur, synthétiseur, radio), Ken Slaven (violon surtout, mais aussi berimbau, autoharp, mbira et breadknife), James O'Sullivan (guitare) et Jerry Wigens (clarinette surtout et mandoline).

Les sept pièces présentées sur Zafiros en el Barro sont un assez bon exemple de ce vers quoi se dirige aujourd'hui l'improvisation libre en tant que mouvement esthétique. Les quatre musiciens mêlent indistinctement et jouent de la même manière ordinateur, électronique et instruments, l'improvisation non-idiomatique côtoie volontiers des phrases héritées du jazz (à la clarinette) ou aux musiques atonales (au violon), on trouve aussi des techniques étendues à la guitare, et les dynamiques varient aussi bien du très faible au très fort, avec une tension omniprésente. Ces variations entre les dynamiques toutes aussi bien maîtrisées est d'ailleurs le point fort de ce disque.

Ce n'est pas vraiment nouveau, ni rabaché, le quartet joue la musique qui lui plaît : de l'improvisation électroacoustique peut-être austère, mais pas tant que ça, qui mélange des influences issues des musiques écrites et populaires en restant autant que possible dans l'esthétique non-idiomatique. Le son global du quartet est assez frais, et les musiciens savent renouveler à chaque improvisation leur univers sonores (personnels sans être vraiment originaux). Je ne trouve pas ce disque extraordinaire mais c'est quand même un exemple réussi de l'improvisation libre actuelle.

Phill Niblock - Touch Five

PHILL NIBLOCK - Touch Five (Touch, 2013) 
Je me rappelle encore la première fois que j'ai écouté Phill Niblock : à l'époque je recherchais des disques avec de la vielle à roue, et j'étais alors tombé sur un des volumes édités par Touch déjà, un disque qui m'avait bouleversé : Touch Works : For hurdy gurdy & voice (avec des samples de Jim O'Rourke à la vielle et de Thomas Bruckner à la voix)Mais parler de la musique de Niblock au-delà du choc émotif qu'il suscite est plutôt difficile je trouve, tant sa musique se joue sur peu. Je pense que tous les lecteurs de ce blog connaissent ce compositeur reconnu pour ses clusters microtonaux et minimalistes. Et se rendent compte que la description de la musique ne suffit pas à décrire l'expérience suscitée par l'écoute. 

Touch Five est un bon exemple de ce cas. Tandis que le premier disque regroupe une pièce pour violoncelle avec Arne Deforce et une pièce pour harpe électrique avec Rhodri Davies, le second regroupe trois fois la même pièce jouée par trois quartets de guitare différents. Chacune des compositions n'adoptent pas les mêmes méthodes, et l'intrumentation varie : pourtant, la musique ne semble pas évoluer, mais elle est quand même toujours différente selon les interprètes et les réalisations, et on ne la ressent jamais de la même manière. 

Tout est affaire de différence et de répétition d'un côté. Phill Niblock fait peut-être toujours la même chose, mais il le fait très bien en tout cas. Toutes les méthodes sont bonnes ainsi pour composer ces magnifiques clusters minimalistes qui explorent le son d'une corde, d'un instrument ou d'un orchestre de la même manière. Sur les deux premières pièces par exemple, Phill Niblock utilise ProTools pour mettre en avant le spectre microtonal dégagé par les deux instruments (le violoncelle puis la harpe). A partir d'une note fondamentale, Phill Niblock construit tout un nuage sonore, une texture dense, massive et hors du commun. Comme le disent les notes, la première pièce, Feedcorn Ear, possède un caractère très lumineux et ouvert, le violoncelle brille de lui-même et s'ouvre de manière presque fantastique à l'expérience de l'écoute. Quant à A Cage of Stars, c'est Rhodri Davies lui-même qui brille de précision et de finesse, tandis que le nuage est ici plus resserré et contrit, il dégage moins de lumière mais est tout aussi intense et envoutant. 

Puis vient le second disque, assez monumental à vrai dire puisqu'il s'agit d'une seule pièce de 23 minutes, Two Lips, jouée trois de suite par trois formations différentes : le Zwerm Guitar Quartet (Kobe van Cauwenberghe, Matthias Koole, Toon Callier et Guy de Bièvre), le Dither Guitar Quartet (Taylor Levine, David Linaburg, Joshua Lopes, James Moore) et enfin le Coh Da Guitar Quartet (David First, Seth Josel, Robert Poss et Susan Stenger). Trois versions d'une partition composée de deux parties, l'une allant d'un sol à un fa dièse, et l'autre d'un sol dièse à un la, sans utiliser de glissando, et sans que la changement de tonalité s'entende non plus. Les musiciens utilisent comme d'habitude des micro-intervales très précis, et nous font naviguer d'une territoire sonore à un autre sans que l'on remarque la progression. On n'est ni dans la dissonance, ni dans la consonance, mais dans un nuage sonore pur, qui évolue de manière organique et progressive, par des frottements imperceptibles. En ce sens, la troisième version est certainement la plus réussie. Les écarts sont très proches, les frottements minimaux, sans compter que c'est la version la plus grave et la plus austère. Grave dans la tessiture, mais aussi dans l'ambiance, proche du statique, tout en évoluant de manière insensible. 

Phill Niblock, fidèle à lui-même, offre ici trois pièces lumineuses, basées sur le nuage sonore qui progresse par microtonalité. C'est puissant, dense, massif, impressionnant, précis, voluptueux et sensible, très virtuose et méticuleux : bref j'adore. 

Burkhard Stangl - Unfinished. For William Turner, painter

STANGL - Unfinished. For William Turner, painter (Touch, 2013)
La scène autrichienne contemporaine a quelque chose de discret et d'omniprésent en même temps. Des musiciens comme le contrebassiste Werner Dafeldecker ou le guitariste Burkhard Stangl savent participer et collaborer avec des artistes qui ont tous des approches très différentes, sans être vraiment sur le devant de la scène. Burkhard Stangl, qui vient de sortir un solo en hommage au peintre Turner, fait partie de ces musiciens qui ont collaboré aussi bien avec Anthony Braxton, Taku Unami, Kevin Drumm, Robert Piotrowicz, Joëlle Léandre, Polwechsel et Christof Kurzmann, ce qui montre déjà l'étendue des esthétiques approchées par ce guitariste très influent pour les musiques improvisées et minimales actuelles. 

Pour ce nouveau solo, Stangl adopte une approche très personnelle et intime de la musique. Je ne suis pas féru des associations entre la peinture et la musique, donc je ne vais tenter de faire des rapprochements entre le guitariste autrichien et le peintre anglais. Seulement, Stangl est apparemment une de ces personnes qui a été bouleversé par les derniers travaux du peintre, sur ces travaux où la peinture se présente pour elle-même, en tant que matière, avant d'être de la lumière ou quoique ce soit. Bref, Stangl joue ici une musique en hommage à un artiste qui l'a profondément ému, qui l'a bouleversé, d'où cette sensation persistante de proximité et d'intimité, d'émotions fortes et de présence. 

Mais déjà, en soi, la musique de Stangl paraît facilement intime : car ce dernier joue seul, il joue sur ses guitares des arpèges épurés, aérés, des arpèges souvent nostalgiques, doux et mélancoliques. Un jeu de guitare pur axé sur les silences et les pauses qui ponctuent chaque arpège, mais aussi sur le dialogue avec des accompagnements réalisés sur cassette (field recordings d'ambiance - vent, eau, etc. - et noise très discrets, légers et atmosphériques). Unfinished est une magnifique suite de trois pièces (inégales en durée - de trois à trente minutes...) qui jouent principalement sur l'ambiance et l'atmosphère. On reconnaît ici et là des influences pop-folk car Stangl joue sur des Gibson, des Ibanez, un ampli Fender avec vibrato ; on reconnaît aussi l'influence de Sugimoto et du réductionnisme pour le jeu sur les silences, sur l'espace qui sépare chaque phrase mélodique et la réintégration des notes dans l'improvisation non-idiomatique. Mais Stangl va au-delà, il va dans la description et la peinture pures d'atmosphères sonores. Ce n'est pas qu'il s'intéresse au timbre ou aux textures, mais plutôt à l'ambiance sonore ressentie.

Et à ce niveau, ces compositions de Stangl sont merveilleuses. Les atmosphères sonores dépeintes par le guitariste sont lumineuses et simples, chaque attaque et chaque silence sont d'une intensité émotionnelle rare. Unfinished est un disque comme on en entend rarement : personnel et inventif ça l'est, émotionnel et évocateur ça l'est aussi, simple et riche, il l'est avant tout. Stangl, après ses passages dans la pop, l'électronique, le drone, le réductionnisme, l'improvisation non-idiomatique, réinvente sa musique en utilisant des éléments glanés au fil des années pour former une oeuvre cohérente et unique. Un hommage magnifique, oui Turner aurait de quoi être fier. Recommandé.

Clayton Thomas

THE AMES ROOM - In St Johann (Gaffer, 2013)
Bon, je ne crois qu'il soit utile de présenter ici The Ames Room, trio avec Clayton Thomas, Will Guthrie et Jean-Luc Guionnet : les publications comme les concerts qu'ils ont fait ces deux ou trois dernières années ont assez fait parler de The Ames Room, en France comme ailleurs, et je pense que la plupart des lecteurs de ce blog ont déjà entendu leur travail. Tout ça pour dire que je ne m'étalerai pas sur ce nouveau disque publié en vinyle, même si c'est je pense le meilleur qu'ils aient enregistré à ce jour.

Par rapport aux précédents, In St Johann est peut-être moins obstiné et moins répétitif. Des répétitions il y en a encore, mais les motifs sont plus courts, ils sont rapidement modifiés, chacun passe plus vite à autre chose. Le trio conserve l'utilisation obstinée de motifs, mais là c'est plus urgent, plus sauvage. Et pourtant, sauvage et urgent, The Ames Room l'a toujours été avec l'alto ultra sec et incisif de Guionnet, l'intensité inépuisable de Will Guthrie, et la basse lourde et entêtante de Clayton Thomas. Sauf qu'ici, à rapidement modifier les patterns, l'urgence est encore plus flagrante. 

Le plus impressionnant avec ce trio, c'est que même dans les périodes de "creux" (lors du duo basse/batterie de quelques dizaines de secondes au début de la deuxième face par exemple), l'intensité est toujours culminante. The Ames Room, c'est l'art de la puissance répétée et inlassable, l'art d'une musique qui se ressemble mais ne se fatigue jamais, un climax continu et une volonté de se donner corps et âme dans le trio, c'est lourd, urgent, et puissant. Le trio ressemble à du free jazz de par l'instrumentation, mais là où le free jazz tendait vers une certaine urgence et une certaine puissance, The Ames Room n'y va pas, il n'y a pas de progression, The Ames Room est en plein dedans et n'a pas besoin de tracer le chemin. The Ames Room reste au point culminant et n'en bougepas, le trio est là où l'intensité est la plus forte, là où la puissance est maximale et inépuisable. Excellent et addictif.

STRIKE - Wood, Wire & Sparks (Monotype, 2013)
Autre trio avec le contrebassiste Clayton Thomas, Strike est une formation australienne menée par le violoniste Jon Rose, avec un second contrebassiste : Mike Majkowski (auteur d'un excellent solo paru il y a un ou deux ans). Wood, Wire & Sparks est le premier enregistrement de cette formation, publié en vinyle encore par le label monotype.

Si l'instrumentation est plutôt originale (deux contrebasses et un violon), et les musiciens chacun aussi virtuose l'un que l'autre, les six improvisations proposées sur ce disque ne m'ont pas plus enchanté que ça. Strike propose de l'improvisation libre à tendance assez réactive et énergique, qui explore les différentes dynamiques et possibilités des cordes (pizzicatto, archet, jeu rythmique, contrebasse frappée, préparations sur les instruments, jeu mélodique, longues harmoniques, etc.). C'est impressionnant de virtuosité et le trio sait explorer chaque instrument à fond, mais j'ai l'impression qu'ils en font souvent trop. Hormis peut-être sur la dernière pièce qui offre un peu de répit, de silence, d'espace, et d'air, et même des bribes fantomatiques de mélodie - chaque improvisation joue sur l'interaction entre les trois musiciens, sur la distinction prononcée des voix, et on est vite saturé d'informations, d'autant que la plupart du temps, le trio joue avec puissance et énergie et forme une musique joyeusement chaotique faite de surprises constantes. Une musique qui pourra plaire aux amateurs d'improvisation libre très énergique et réactive, violente et virtuose ; il faut aimer les démonstrations de force en somme - et le violon aussi (dont l'usage en improvisation libre n'est pas si évident...).

THE ASTRONOMICAL UNIT - Super Earth (Gligg, 2013)
Dernier projet autour du contrebassiste australien résidant aujourd'hui à Berlin, The Astronomical Unit est un trio qui regroupe trois membres actifs de l'improvisation libre européenne : Clayton Thomas toujours, à la contrebasse, Matthias Müller au trombone, et Christian Marien à la batterie. 

Cette fois, c'est un CD, un disque qui comprend deux longues pistes d'une vingtaine et d'une trentaine de minutes. Les deux improvisations sont composées de manière similaires. On part de quelque chose d'assez abstrait, avec une pulsation sous-jacente à la batterie, des notes très longues à la contrebasse et des interventions discrètes du trombone. Et petit à petit, le groupe prend forme, le dialogue s'établit, la structure et la cohésion apparaissent de plus en plus clairement. Si chaque début ne propose que peu de repères musicaux traditionnels et s'apparente à de l'improvisation libre pas très éloignée du réductionnisme, au fur et à mesure, ça devient de plus en plus énergique, la pulsation est de plus en plus marquée et présente, soutenue par la contrebasse, avec un trombone qui n'est pas loin de swinguer. Et on arrive très vite à quelque chose de lourd, de gras, comme un bon morceau de post-hardcore ou de hip-hop, mais fait par un trio basse/batterie/trombone. The Astronomical Unit propose de la musique improvisée, mais sans exclure des rythmiques et des patterns puissants, dansants, et jouissifs. De l'impro libre toujours, mais aussi joyeuse et dansante, chaude et dynamique, pulsée et aguichante. Bon travail, je suis curieux d'entendre la suite de ce trio en tout cas. 

Je profite de ces chroniques consacrées à Clayton Thomas pour rapidement parler du dernier hors-série du son du grisli. Le site est connu pour ses nombreuses chroniques quotidiennes à propos de musiques improvisées et expérimentales, écrites par Guillaume Belhomme, Guillaume Tarche, Pierre Cécile, Luc Bouquet, et d'autres. De temps en temps, et aujourd'hui pour la onzième fois apparemment, le site publie une version papier intitulée hors-série. Chaque hors-série est consacré à un instrument, et c'est aujourd'hui au tour des contrebassistes d'être à l'honneur. J'en parle ici, car aux côtés de Barre Philips, Joëlle Léandre, William Parker, Peter Kowald, Barry Guy et Werner Dafeldecker, on retrouve le jeune Clayton Thomas encore. 

La revue propose une suite de portraits de chacun des musiciens, des portraits dithyrambiques, plus ou moins axés selon les écrivains sur la biographie des musiciens, sur leur collaboration, sur des caractéristiques ésthétiques ou des particularités historiques. Outre ces courts protraits, plusieurs chroniques de disques sélectionnées sur le site du son du grisli sont proposées à la suite de chaque présentation, des chroniques qui reflètent l'importance des musiciens aussi bien que l'enthousiasme des chroniqueurs. La sélection des contrebassistes est intéressante car elle présente un large éventail des possibilités esthétiques présentées par les musiciens : on passe des musiciens historiques tel que Barre Philips au jeune virtuose acclamé qu'est Clayton Thomas, on passe de ceux qui ont fait leurs armes dans le free jazz et le jazz à ceux qui ont été plus proches de la musique contemporaine, et les passerelles entre chacun de ces mondes sont bien mises en avant. Intéressant.

monotype LP

AKIYAMA/CARTER/KIEFER - The Darkened Mirror (Monotype/CatSun, 2013)
Peut-être que le catalogue de Monotype est parfois inégal, mais en tout cas, ce qui est vraiment plaisant, c'est son énorme diversité. De Mimeo à Cremaster, de Dave Philips à Francisco Lopez, de Jean-Luc Guionnet à Alfredo Costa Monteiro, en passant par Lydia Lunch, Eugene Robinson, Jason Kahn, Eugène Chadbourne, Alessandro Bosetti, Kim Cascone ou Lasse Marhaug, on ne sait jamais trop à quoi s'attendre, et c'est ce qui fait la richesse de ce label, très bon pour documenter sur une grande variété de courants expérimentaux actuels. Ainsi, dernièrement, le label polonais publiait en vinyle une rencontre inattendue entre trois guitaristes très différents : Tetuzi Akiyama, Tom Carter et Christian Kiefer.

A vrai dire, je ne connais que le premier de ce trio, Akiyama, un des plus importants acteurs des scènes onkyo et réductionniste, qui a considérablement renouvelé la musique improvisée et la guitare aux côtés de Sugimoto avec la réintégration des notes (et des mélodies), ainsi que du silence. Quant à Carter et Kiefer, ce sont deux guitaristes américains apparemment moins proches de la musique improvisée que de l'ethnomusicologie américaine et du blues.

Le résultat de cette rencontre est une sorte de blues/folk dissonant et décalé vraiment bon. Akiyama amène la simplicité et l'ascétisme de l'improvisation onkyo ; Carter approche sa guitare avec une pédale fuzz très propre et marqué, entre blues et psyché ; et Kiefer, à la guitare ou au banjo, promène le trio sur des rythmiques et des accompagnements folk primitifs. La musique proposée sur ces neuf pièces a quelque chose de bancal et d'incertain, mais c'est ce qui fait son charme. On ne sait jamais trop ce qui se passe, comment, ce qui est recherché, etc. D'un côté, des trames sont écrites, mais une grande part est laissée à des improvisations tout de même discrètes (il ne s'agit pas de gros soli quoi). De manière générale aussi, c'est tonal et mélodique, mais il y en a toujours un qui est à côté (surtout Carter avec sa guitare psyché, mais également les quelques notes d'Akiyama). Souvent, j'ai du mal avec la guitare (hormis pour les groupes de punk/hardcore/crust/grind évidemment), surtout dans la musique improvisée non-idiomatique. Mais là, du fait que les guitares sont volontairement idiomatiques, et qu'elles sont jouées avec virtuosité et beaucoup de connaissance et de maîtrise, je me laisse très facilement bercé par ces sortes de chansons sans chant, par ce folk décalé et dissonant, par ces improvisations qui n'hésitent pas utiliser des idiomes connus pour les transformer en quelque chose de vraiment personnel. Bref, un disque à écouter, conseillé aussi bien aux amateurs du mouvement onkyo qu'aux fans de Jandek ou de Captain Beefheart.

WOOLEY/YEH/CHEN/CARTER - NCAT (Monotype, 2013)
Et en parlant de vinyles vraiment bizarres publiés par ce label, il ne faudrait pas passer à côté de ce quartet autrement surprenant avec Nate Wooley (trompette), C. Spencer Yeh (violon, voix), Audrey Chen (violoncelle, voix) et Todd Carter (mixage). Si cette formation était restée au stade d'un trio d'improvisation libre pour les intrumentistes uniquement, tout se serait bien passé j'ai envie de dire. On aurait eu de la musique improvisée avec des harmoniques aux cordes, des souffles à la trompette, des techniques étendues noisy et une forme organique interactive. 

Mais Todd Carter est arrivé, et là ça se complique et ça devient aussi bien intéressant. Je ne connaissais pas ce "musicien" avant, qui a l'air d'être surtout productif en tant qu'ingénieur du son en fait. En tout cas, le travail qu'il a accompli sur ce disque est assez incroyable et remarquable. Wooley, Yeh et Chen lui ont envoyé des enregistrements de leurs improvisations pour qu'il les mixe, et le résultat fut alors complètement inattendu. Il semble avoir considéré ces enregistrements comme une matière sonore quelconque, brute ; il ne semble pas avoir considéré le côté réactif de l'improvisation, ni sa forme de narration, ni son aspect organique. Todd Carter a mixé ce matériau sonore comme si c'était des field-recordings : les instruments sont fortement équalisés, modifiés, et remixés de manière improbable. Il en a fait une vraie composition électroacoustique en somme. Ce qui est étonnant, c'est que l'aspect organique des instruments et l'urgence de l'improvisation transparaissent tout de même à travers le mixage, sous la forme d'une composition électroacoustique narrative et personnelle. Car le mixage de Todd Carter laisse surgir les interventions les plus expressives, les plus sauvages, renforce également des sortes de bourdon, et compose avec tous ces éléments des pièces sombres, étranges, fantomatiques, des pièces qui racontent des histoires obscures, graves, oppressantes. 

Un quartet très original qui parvient à assembler la forme et le contenu de l'improvisation libre comme de la composition électroacoustique : narratif, urgent, organique, dense et savant. Très bon travail de ce quartet. 

R. Andrew Lee

EVA-MARIA HOUBEN - Piano Music (Irritable Hedgehog, 2013)
R. Andrew Lee est un pianiste américain qui fait partie de l'équipe du label Irritable Hedgehog aux côtés du compositeur David D. McIntire. Il a déjà proposé plusieurs réalisations de pièces minimalistes contemporaines sur ce label, dont quelques unes composées par des membres de Wandelweiser. Parmi elles, deux disques intitulés simplement Piano Music, consacrés l'un à Jürg Frey, et l'autre à Eva-Maria Houben, sur lesquels j'écris ces lignes...

La dernière publication en date est une réalisation de deux pièces composées par la pianiste et organiste allemande membre de Wandelweiser Eva-Maria Houben : abgemalt et go and stop. La première est une longue pièce de près de quarante minutes, principalement basée sur trois notes mediums qui forment une sorte de mélodie, et une basse dissonante, le tout traversé par de très longs silences. Les travaux de cette compositrice sont principalement axés sur deux paramètres : le timbre et la dynamique de l'orgue et du piano, ainsi que l'évanouissement du son. La musique de Houben est particulière par rapport au reste de Wandelweiser, si le silence est omniprésent, ce n'est pas ce qui intéresse le plus la musicienne. Il n'y a pas de confrontation entre le son et le silence, mais une exploration très profonde de la zone ambigue et flottante qui se situe entre les deux : comment le son dispraît et se noie dans le silence. C'est pourquoi aussi Houben reste très attachée au piano, qui de par sa nature offre une foule de possibilités. La résonance très longue des cordes dans le corps du piano est effectivement du pain béni pour la musicienne. Une pièce basée sur la répétition jamais identique de quelques notes mélodiques, beaucoup de résonances et de silences, où les dynamiques des différents registres sont explorées en fonction de leur attaque et de leur résonance ; le tout avec une très grande attention aux particularités du piano, une grande sensibilité à la zone intermédiaire entre le son et le silence, et avec une écriture très poétique, fluide et envoutante. Remarquable.

Pour go and stop, une pièce écrite il y a environ dix ans, le matériau "musical" initial est également assez simple et très répétitif. Une basse, d'une durée d'une ronde, puis trois accords (riches et lumineux) qui suivent la même progression harmonique mais dont les intervales intérieurs varient, trois accords qui se  répètent selon un motif rythmique identique (une noire, deux croches). Un même intérêt est toujours porté aux résonances, aux propriétés du piano, mais également à la répétition, et à la tension. Andrew Lee ne répète pas les accords le même nombre de fois, de même il peut s'arrêter en plein milieu d'une phrase, et la durée qui sépare chaque bloc semble également varier. En rompant les progressions harmoniques assez régulièrement, la partition offre la possibilité de maintenir la tension durant les résonances et les silences, et l'attention de l'auditeur se maintient ainsi très bien durant ces "pauses". Au premier abord, on croirait à un jeu de frustration, car les résolutions sont souvent éliminées, mais en se concentrant avec une nouvelle oreille, on peut percevoir les résonances harmoniques ou le silence comme une forme même de résolution, et aborder ces éléments non en confrontation au son et à l'attaque, mais comme des éléments égaux dans la composition musicale. Aussi beau et lassant qu'une pièce de Feldman à mon avis, cette pièce pour piano est réalisée ici avec une précision et une régularité rigoureuses, tout en lui conférant une grande luminosité et une chaleur émouvante.

JÜRG FREY - Piano Music (Irritable Hedgehog, 2012)
Paru il y a environ un an, l'autre disque de R. Andrew Lee consacré à un compositeur de Wandelweiser - Jürg Frey en l'occurence - est également intitulé Piano Music. Aussi, il est composé d'une longue pièce d'une quarantaine de minutes (Les tréfonds inexplorés des signes) et d'une autre de quinze minutes (Klavierstück 2). Il y a encore quelques similitudes assez formelles avec le disque consacré à Eva-Maria Houben concernant l'utilisation du silence et de la répétition mais parlons plutôt ce qui les distingue, car ça n'a pas grand chose à voir.

La première composition de Jürg Frey réalisée par R. Andrew Lee est la Klavierstück 2, une étude pour piano très belle. Au début et à la fin de cette étude, on trouve quelques notes éparses, elles sont attaquées assez doucement et maintenues à un volume pas très fort mais pas faible non plus, sans trop de résonance. Elles paraissent surgir surtout pour mettre en avant le silence omniprésent qui les entoure. Parfois, comme les quatre premières notes qui ouvrent cette pièce, une seule note est répétée ; mais c'est surtout au milieu de la pièce, durant sept minutes, qu'on reconnaît le mieux Jürg Frey. La partie centrale est composée d'un accord répété assez rapidement plus de 400 fois. Et c'est ici que tout devient passionnant. Jürg Frey aime à explorer cette zone étrange où la répétition identique d'un motif, d'un son, ou d'un accord, finit par entraîner une sensation de mouvement ou d'instabilité. A force d'entendre la répétition, on en arrive à croire que l'on perçoit des variations de volume, de vitesse, de hauteur, ou autres. Et là, il faut féliciter le pianiste R. Andrew Lee qui a su réaliser cette oeuvre avec une minutie et une précision nécessaires à cette oeuvre. Car la réalisation des pièces de Frey requiert cette virtuosité pour accéder à ces zones où on explore l'instabilité et l'ambiguité des répétitions. Ces zones étranges où la répétition est tellement lancinante qu'on croit entendre autre chose, quand on ne finit pas par assimiller le son à l'environnement ambiant.

Si elles sont interprétées avec une précision égale, une sensibilité et une sorte de lyrisme poignant, les treize miniatures qui composent Les tréfonds inexplorés des signes m'ont tout de même moins réjoui. Ce genre de musique supporte assez mal les petits formats je trouve, et ici, chaque vignette ne durant jamais plus de dix minutes, c'est souvent dur de vraiment s'immerger dedans. J'y arrive parfois, mais ça me fatigue de devoir tout de suite passer à autre chose. Ceci-dit, prises en elles-même, chaque miniature comporte souvent de l'intérêt. Il y a toujours cette gestion magnifique de la répétition, ces silences énormes qui rendent chaque son aussi poignant, ces zones ambivalentes où sons, silences, phrases mélodiques, accords, notes seules, notes/accords répétés se rejoignent dans un territoire paradoxal où le mouvement provient de l'immobilité.

Malgré cette réserve - formelle - sur Les tréfonds..., je ne peux que conseiller ces deux pièces d'un des plus talentueux compositeur Wandelweiser, superbement réalisées par R. Andrew Lee. Deux oeuvres minimalistes qui jouent à travers la répétition et le silence sur l'exploration paradoxale d'un mouvement sonore né de l'immobilité et de la répétition. Très beau travail de composition et de réalisation.

David D. McIntire - Landscape of Descent

DAVID D. MCINTIRE - Landscape of Descent (Irritable Hedgehog, 2013)
David D. McIntire est un compositeur américain qui a fondé le label Irritable Hedgehog, un organe de diffusion des musiques minimaliste, post-minimaliste et électroacoustique. C'est sur son propre label qu'une de ses compositions récentes a été récemment publiée, une pièce électroacoustique intitulée Landscape of Descent.

En quelques mots, cette oeuvre est une longue composition d'une heure basée uniquement sur des enregistrements de cloches de noël. McIntire a composé cette pièce de manière assez linéaire, il n'y a jamais d'interruptions brusques, mais ce n'est pas statique. La pièce évolue progressivement d'un territoire sonore (et psychologique) à un autre, d'un paysage sombre à un paysage aéré par exemple. Ces évolutions se font toujours de manière douce et progressive, les filtres sont légèrement accentués, les équaliseurs ou la réverbération s'imposent lentement mais surement. Le titre est assez révélateur à cet égard, il s'agit bien de paysages sonores particuliers qui sont dessinés tout au long de cette pièce, mais la descente et la notion de mouvement sont tout aussi importantes que les paysages. McIntire a su composé ici un équilibre entre les différents territoires soniques et le mouvement qui les relie : chaque paysage a un caractère fort et prononcé, et on passe de l'un à l'autre sans s'en rendre compte, insensiblement. 

Voilà pour esquisser la forme. Quant au contenu, c'est un peu plus difficile d'en parler. McIntire a donc utilisé des enregistrements de cloches de noël comme je le disais plus haut. La plupart du temps, on ne les reconnait pas nettement, au mieux on distingue seulement qu'une sorte de cloche est percutée par moments. Ces enregistrements sont ensuite mis en boucles, équalisés, flitrés, modifiés, des effets s'ajoutent, etc. Et le résultat est une sorte de masse sonore mystérieuse, un magma parfois léger, parfois très dense et oppressant, mais toujours légèrement mouvant. Les sons entendus semblent provenir d'une dimension parallèle, on les reconnait légèrement mais on sait qu'on ne pourra jamais les entendre tels quels dans la réalité, dans notre réalité. Du coup, les sons engendrés dans cette composition paraissent oniriques, flottants, mystérieux, en un ou deux mots : personnels et intimes ; comme une sorte d'association d'idées à partir de ses cloches. McIntire a créé ici un univers sonore fantasmagorique, qui laisse parfois rêveur, qui peut effrayer ou oppresser aussi, mais qui est toujours intrigant et beau de par sa personnalité et son fort caractère. 

Très belle composition électroacoustique et superbe réalisation de ce jeune compositeur. 

The Noiser solo & duo

THE NOISER - The Black Symphony (Monochrome Vision, 2013)
The Noiser est le nom de scène de Julien Ottavi, artiste sonore nantais, membre entre autres de Formanex et pizMO. Si le surnom d'Ottavi en dit long sur l'esthétique, le titre de ce nouveau solo - The Black Symphony -  renseigne aussi sur la forme adoptée. Des murs de bruit blanc statique ou en mouvement, du harsh noise pur et brut, des fréquences extrêmes, on en a, et ce dès l'introduction. Ca commence fort, très fort, avec une courte pièce en forme d'assaut sonore. C'est après que ça se complique.

The Noiser propose en effet une suite de 13 pièces avec des titres semblables aux mouvements d'une symphonie, des titres qui renseignent sur la vitesse et le caractère de chacune des parties. Mais ici ce n'est pas tellement le tempo qui change - ce n'est pas pulsé - mais plutôt l'intensité et le volume qui varient selon les parties. Si certaines pièces sont comme on l'imagine très fortes, massives et intenses, d'autres parties sont beaucoup plus calmes, parfois proches de l'ambient, voire certaines carrément silencieuses, etc. Ottavi aka The Noiser propose une sorte de thème & variations sur le noise. Une suite où le noise est traité sous toutes ses formes, où les parasites se superposent en une architecture complexe et agressive, où le bruit forme un lent crescendo, où le silence se confronte au bruit, des variations sur les bruits ambient, sur le bruit calme, sur la puissance, la douceur, et autres caractères que le noise peut revêtir.

The Black Symphony est une variation sur les différentes possibilités du harsh noise, qui vont du silence numérique pur au mur de son brut. Une variation inégale qui s'apparente plus à un collage qu'à une suite, jouissive et réjouissante surtout pour les parties les plus furieuses, les plus intenses et les plus agressives.

KK NULL & THE NOISER - sans titre (Monotype, 2013)
Après plusieurs années de collaboration, le chanteur et guitariste de Zeni Geva, KK Null (ordinateur, voix, kaoss pad), et The Noiser (machines, voix, kaoss pad), publient leur premier disque. Un enregistrement composé de sept plages courtes (moins de cinq mintes souvent) et d'une longue pièce de 25 minutes environ qui semble basée sur les miniatures précédentes. La musique proposée par le duo est une sorte de nouveau power-electronic, du harsh gabber kaos core en quelque sorte (parce que oui le pad est omniprésent et se fait nettement ressentir).

Ottavi aka The Noiser propose ici encore des murs de bruit blanc, des larsens, des fréquences qui se frottent et agressent, tandis que KK Null envoie des gros beats déconstruits entre gabber et breakcore bien lourd. Que faire à une époque où harsh noise et musiques électroniques épuisent de nombreux auditeurs ? Un duo comme ça : une collaboration fertile entre deux musiciens qui mettent la puissance, l'intensité et la fureur du harsh noise au service d'une sorte de breakcore agressif, violent et jouissif. La collaboration entre KK Null et The Noiser est vraiment jouissive : des collages de samples qui vont du piano contemporain aux percussions traditionnelles asiatiques en passant par des rythmiques techno bien grasses, samples et voix passés au filtre d'un pad survolté qui démonte tout en un mur de bruit. Le duo propose une sorte de harsh pulsé qui par certains aspects (pour la puissance) fait penser à la collaboration de Merzbow et Alec Empire (ou Marc Hurtado et Vomir plus récemment), mais encore à certains improvisateurs adeptes du collage et des platines comme erikM ou dieb13.

Une musique furieuse et puissante, lourde et grasse, animée par des gros beats monstrueux, soutenue par du noise agressif, dense et intense, qui ne cesse de se renouveler et de bouger. C'est rapide, puissant, lourd, déchainé. Très bon.