EVA-MARIA HOUBEN - Piano Music (Irritable Hedgehog, 2013) |
La dernière publication en date est une réalisation de deux pièces composées par la pianiste et organiste allemande membre de Wandelweiser Eva-Maria Houben : abgemalt et go and stop. La première est une longue pièce de près de quarante minutes, principalement basée sur trois notes mediums qui forment une sorte de mélodie, et une basse dissonante, le tout traversé par de très longs silences. Les travaux de cette compositrice sont principalement axés sur deux paramètres : le timbre et la dynamique de l'orgue et du piano, ainsi que l'évanouissement du son. La musique de Houben est particulière par rapport au reste de Wandelweiser, si le silence est omniprésent, ce n'est pas ce qui intéresse le plus la musicienne. Il n'y a pas de confrontation entre le son et le silence, mais une exploration très profonde de la zone ambigue et flottante qui se situe entre les deux : comment le son dispraît et se noie dans le silence. C'est pourquoi aussi Houben reste très attachée au piano, qui de par sa nature offre une foule de possibilités. La résonance très longue des cordes dans le corps du piano est effectivement du pain béni pour la musicienne. Une pièce basée sur la répétition jamais identique de quelques notes mélodiques, beaucoup de résonances et de silences, où les dynamiques des différents registres sont explorées en fonction de leur attaque et de leur résonance ; le tout avec une très grande attention aux particularités du piano, une grande sensibilité à la zone intermédiaire entre le son et le silence, et avec une écriture très poétique, fluide et envoutante. Remarquable.
Pour go and stop, une pièce écrite il y a environ dix ans, le matériau "musical" initial est également assez simple et très répétitif. Une basse, d'une durée d'une ronde, puis trois accords (riches et lumineux) qui suivent la même progression harmonique mais dont les intervales intérieurs varient, trois accords qui se répètent selon un motif rythmique identique (une noire, deux croches). Un même intérêt est toujours porté aux résonances, aux propriétés du piano, mais également à la répétition, et à la tension. Andrew Lee ne répète pas les accords le même nombre de fois, de même il peut s'arrêter en plein milieu d'une phrase, et la durée qui sépare chaque bloc semble également varier. En rompant les progressions harmoniques assez régulièrement, la partition offre la possibilité de maintenir la tension durant les résonances et les silences, et l'attention de l'auditeur se maintient ainsi très bien durant ces "pauses". Au premier abord, on croirait à un jeu de frustration, car les résolutions sont souvent éliminées, mais en se concentrant avec une nouvelle oreille, on peut percevoir les résonances harmoniques ou le silence comme une forme même de résolution, et aborder ces éléments non en confrontation au son et à l'attaque, mais comme des éléments égaux dans la composition musicale. Aussi beau et lassant qu'une pièce de Feldman à mon avis, cette pièce pour piano est réalisée ici avec une précision et une régularité rigoureuses, tout en lui conférant une grande luminosité et une chaleur émouvante.
JÜRG FREY - Piano Music (Irritable Hedgehog, 2012) |
La première composition de Jürg Frey réalisée par R. Andrew Lee est la Klavierstück 2, une étude pour piano très belle. Au début et à la fin de cette étude, on trouve quelques notes éparses, elles sont attaquées assez doucement et maintenues à un volume pas très fort mais pas faible non plus, sans trop de résonance. Elles paraissent surgir surtout pour mettre en avant le silence omniprésent qui les entoure. Parfois, comme les quatre premières notes qui ouvrent cette pièce, une seule note est répétée ; mais c'est surtout au milieu de la pièce, durant sept minutes, qu'on reconnaît le mieux Jürg Frey. La partie centrale est composée d'un accord répété assez rapidement plus de 400 fois. Et c'est ici que tout devient passionnant. Jürg Frey aime à explorer cette zone étrange où la répétition identique d'un motif, d'un son, ou d'un accord, finit par entraîner une sensation de mouvement ou d'instabilité. A force d'entendre la répétition, on en arrive à croire que l'on perçoit des variations de volume, de vitesse, de hauteur, ou autres. Et là, il faut féliciter le pianiste R. Andrew Lee qui a su réaliser cette oeuvre avec une minutie et une précision nécessaires à cette oeuvre. Car la réalisation des pièces de Frey requiert cette virtuosité pour accéder à ces zones où on explore l'instabilité et l'ambiguité des répétitions. Ces zones étranges où la répétition est tellement lancinante qu'on croit entendre autre chose, quand on ne finit pas par assimiller le son à l'environnement ambiant.
Si elles sont interprétées avec une précision égale, une sensibilité et une sorte de lyrisme poignant, les treize miniatures qui composent Les tréfonds inexplorés des signes m'ont tout de même moins réjoui. Ce genre de musique supporte assez mal les petits formats je trouve, et ici, chaque vignette ne durant jamais plus de dix minutes, c'est souvent dur de vraiment s'immerger dedans. J'y arrive parfois, mais ça me fatigue de devoir tout de suite passer à autre chose. Ceci-dit, prises en elles-même, chaque miniature comporte souvent de l'intérêt. Il y a toujours cette gestion magnifique de la répétition, ces silences énormes qui rendent chaque son aussi poignant, ces zones ambivalentes où sons, silences, phrases mélodiques, accords, notes seules, notes/accords répétés se rejoignent dans un territoire paradoxal où le mouvement provient de l'immobilité.
Malgré cette réserve - formelle - sur Les tréfonds..., je ne peux que conseiller ces deux pièces d'un des plus talentueux compositeur Wandelweiser, superbement réalisées par R. Andrew Lee. Deux oeuvres minimalistes qui jouent à travers la répétition et le silence sur l'exploration paradoxale d'un mouvement sonore né de l'immobilité et de la répétition. Très beau travail de composition et de réalisation.