Suite et fin de la collaboration entre Graham Lambkin et Jason Lescalleet initiée en 2006 avec The Breadwinner puis Air Supply. Photographs est un double CD qui clôt la trilogie avec un savant effet de miroir. Miroir des deux précédents volumes auxquels font références les titres et la durée de chaque morceau de Photographs, mais aussi et surtout miroir des deux artistes qui utilisent une multitude de sources intimes et personnelles.
Sur les deux disques, Lambkin & Lescalleet utilisent des bandes et des field-recordings - comme d'habitude. Sauf qu'ici, les bandes et les enregistrements révèlent l'intimité des deux musiciens. Il s'agit d'enregistrements effectués sur les lieux de naissance, d'enfance, des lieux où vivent leur famille, des interviews de leurs amis, de leurs parents, etc. Lambkin & Lescalleet invitent les auditeurs dans un long périple autobiographique, un périple entre "musique concrète et audio-vérité" où on se retrouve à plusieurs reprises à se ballader à pied ou en voiture en compagnie des manipulateurs de son, que ce soit chez eux, chez leurs amis, à la plage ou dans une église.
Tout ce processus est très concret et très intime dit comme ça. Et pourtant, la proximité n'est pas là. Car Lambkin & Lescalleet continuent de travailler le son de manière très abstraite, de travailler sa physicalité pure, en-dehors de toute signifiance. Les bandes et les enregistrements sont assemblés de manière narrative certes, mais pas toujours très logiquement, notamment sur le deuxième disque, le plus abstrait et le plus éclaté. Le duo se plonge souvent dans le son lui-même, dans des opérations de filtrages et des superpositions de fréquences. Si la plupart des dialogues (nombreux sur le premier disque) sont laissés intacts, les field-recordings et les bandes sont régulièrement manipulés et distordus de manière abstraite.
Si, pris séparément, les deux disques ne se ressemblent pas tellement : le premier étant plus proche de l'esthétique de Lambkin et de l'audio-vérité, tandis que le second est plus proche de la manipulation abstraite des bandes de Lescalleet ; ensemble, ces deux disques procurent la sensation paradoxale et ambigüe d'une présence évanescente, d'une proximité qui s'éloigne constamment. Les sources sonores utilisées sont rarement aussi intimes et familières, quotidiennes et banales, mais en même temps, leur traitement a quelque chose de froid et austère, elles sont traitées avec une sorte de recul et d'objectivité très froide.
Et comme souvent avec Lambkin et Lescalleet, que ce soit à travers leur travaux en solo ou leur collaboration, on a un sentiment de perte totale. On ne sait jamais trop où on est, ni comment on y est arrivé, ni comment on va s'en sortir. Ce qu'on entend ne pouvait pas être autre chose, mais c'est difficile de savoir pourquoi c'est présent et par quel chemin on y est arrivé. D'habitude, c'était par des collages étranges reliés par une manipulation sonore sombre et mystérieuse que Lambkin et Lescalleet parvenait à procurer cette sensation de perte. Avec Photographs, ils se renouvellent et vont plus loin en traitant leur intimité avec froideur, en s'effacant (en tant que sujets) derrière leur présence et leur savoir-faire toujours renouvelé et inédit.
La trilogie se termine donc avec une composition beaucoup plus intime d'un côté, mais encore et toujours plus perturbante et déstabilisante surtout. Photographs est une sorte d'auto-fiction audio paradoxale : une suite de pièces où la présence des musiciens (en tant que sujets) égale l'absence des musiciens (en tant que narrateurs), quand ce n'est pas l'inverse. Un processus complexe de proximité et d'éloignement, où les musiciens se démultiplient en compositeur omniscient, sujet omniprésent qui s'efface constamment, narrateur impliqué, ingénieur du son éloigné, etc. Lambkin & Lescalleet offrent ici une de leurs oeuvres les plus radicales, les plus complexes, les plus abouties, et bien évidemment : la plus déstabilisante. Recommandé.