musiques improvisées en france

La France, hormis entre la fin des années 60 et le milieu des années 70 (voir le livre de Jedediah Sklower pour l'historique du free jazz en France), n'a que rarement été le terrain de prédilection des improvisateurs et des musiciens free. Ce n'est que depuis une dizaine d'années qu'on assiste à une énorme vague de nouveaux improvisateurs, phénomène lié en grande partie également à l'institutionnalisation des musiques improvisées (à travers l'émergence de scènes subventionnées "jazz et musiques improvisées" et surtout la création de "classes" de musiques improvisées dans les conservatoires et écoles de musique. Un phénomène qui me laisse perplexe, car d'un côté on assiste à l'émergence depuis une quinzaine d'années d'une musique improvisée de plus en plus figée pour pouvoir pénétrer les institutions, mais également à de nouvelles propositions car les origines des improvisateurs s e sont aussi élargies et l'improvisation peut aussi gagner en hétérogénéité.

La pianiste Sophie Agnel et le guitariste Olivier Benoit font partie de ces jeunes improvisateurs français qui ont émergé il y a une dizaine d'années. Ils sont cependant apparus juste à temps, quand la musique improvisée se décloisonnait avec l'émergence des outils électroniques, et avant qu'elle ne soit enseignée dans les académies. Ces deux artistes côtoient les institutions françaises depuis de nombreuses années (des clubs officiels à l'orchestre national de jazz que dirige Olivier Benoit et dont fait partie Sophie Agnel), mais ils ont quand même su développer un langage et une musique vraiment innovantes - et ce parfois aux côtés d'artistes passionnants comme Andrea Neumann, Phil Minton, Roger Turner, Joëlle Léandre, Le Quan Ninh, Bertrand Gauguet ou Jérôme Noetinger. 

Dix ans après leur premier disque paru sur In Situ, le duo Agnel/Benoit publie REPS sur la label Césaré. Deux excellentes improvisations car hors-normes et singulières. Le duo n'est pas piégé par l'improvisation non-idiomatique, et il en fait part dès le début avec un ostinato dans les basses du piano. Agnel & Benoit n'hésitent pas en effet à utiliser des patterns rythmiques à certains moments, voire certaines formes de tonalité. Il ne s'agit pas de nier et de rejeter son passé musical. Il ne s'agit pas non plus de vouer un culte à la spontanéité. Il s'agit de créer. D'inventer une forme nouvelle de musique, et d'improvisation.

Pour Sophie Agnel et Olivier Benoit, j'ai l'impression qu'au court de ces deux pièces d'une quinzaine de minutes chacune, l'important était surtout de sculpter le son, la matière sonore. C'est un peu galvaudé d'utiliser cette image du sculpteur, je sais, mais à l'écoute de ce disque, je ne peux m'empêcher d'y penser. Le piano et la guitare forment des masses et des volumes sonores compacts et homogènes souvent. De la matière sonore qui varie en couleurs grâce aux différents modes de jeux (préparation des instruments, techniques traditionnelles ou étendues, jeu rythmique, atonal, ou inversement), qui varie également et surtout en taille et en volume grâce aux différentes intonations, aux attaques, à la tenue des notes ou non, à la densité du discours instrumental, au volume et à l'espace sonores aussi bien sûr.

C'est court comme disque, juste une demi-heure. Je ne sais pas si c'est court ou juste parfait pour ne pas se lasser d'écouter cette musique. Et pourtant, je n'arrête pas de remettre ce disque et je ne m'en lasse pas. J'aimerais en entendre d'autres, car la musique de Sophie Agnel et Olivier Benoit est unique. Le duo parvient à concilier une forme de beauté dans l'improvisation propre aux instrumentistes plutôt avec l'art de sculpter la matière sonore plutôt propre à la musique électroacoustique. Agnel & Benoit ont trouver le juste milieu entre l'expérimentation pure, abstraite et austère et la musicalité belle et douce. De l'improvisation innovante, belle et envoutante en somme.

Si ce duo tente de développer un langage personnel principalement basé sur une utilisation singulière des instruments, le Trio à Lunettes développe plutôt sa singularité par le biais de l'écriture. Cette formation rassemble trois jeunes musiciens français qui ont tout l'air de fraîchement sortir d'un conservatoire national de jazz, tout en étant bien sûr très marqué par le free jazz. Sur sur ce premier disque intitulé Les yeux du bouillon, on retrouve Quentin Biardeau aux saxophones, Léo Jassef au piano, et Théo Lanau à la batterie.

Si j'ai l'impression que ces trois musiciens viennent d'un conservatoire, c'est principalement pour l'importance donnée la composition dans ce disque qui se rapproche du jazz et du free jazz. Le Trio à lunettes a composé des morceaux variés, certains très lyriques, jazz et modaux, d'autres plus dansants avec des rythmiques complexes, des contrepoints et des harmonies étranges (et même joués parfois en une sorte d'unisson proche de Braxton), et puis bien sûr, il y a toujours (ou presque pour être honnête) un moment où ça part en improvisation collective.

Les parties improvisées sont souvent énergiques, parfois humoristiques, et toujours jouées avec virtuosité. C'est souvent rapide, dense, mouvementé et puissant, mais ce n'est pas forcément le plus intéressant je trouve. Les improvisations collectives (ou non) forment un très bon contrepoint à l'écriture (en rupture ou en continuité avec les compositions), mais si il n'y avait eu que de l'impro je ne pense pas que j'aurais autant accroché. Car le plus intéressant à mon avis sur Les yeux du bouillon, ce sont surtout les parties écrites (la plupart par le pianiste Léo Jassef). Les pièces varient vraiment dans la forme, dans le contenu, elles peuvent très aériennes et contemplatives, très dansantes et humoristiques, principalement improvisées ou complètement structurées, puissantes et criardes, intellectuelles et complexes. Et ce sont surtout ces différents univers qui me plaisent dans ce trio. Même si ça paraît parfois léger, un peu naïf peut-être, je ne crois pas en même temps que ce soit une musique prétentieuse. Le Trio à Lunettes n'a pas peur de la simplicité quand elle est nécessaire, ni de la légèreté ou de l'humour, et les propositions de ce trio me paraissent toujours honnêtes. Ce n'est pas une révolution c'est sûr, mais c'est joué avec amour et honnêteté, et les propositions sont tout de même bien originales, pour peu qu'on aime le jazz.

Et pour ce qui est de jouer avec passion et honnêteté, le premier à qui je pense dans les improvisateurs français, c'est bien évidemment le batteur Jean-Noël Cognard. Ce percussionniste joue depuis plusieurs décennies une musique qui oscille entre ses différentes passions. Une passion pour le jazz, pour les musiques improvisées européennes, pour le free jazz, mais aussi pour le rock, pour l'improvisation électroacoustique, et j'en oublie. Une passion également pour la production de disques, car pour qui connaît les publications de son label Bloc Thyristors, il est facile de s'apercevoir avec quel soin et quel talent il édite ses disques. Et si vous ne l'aviez pas encore remarqué, procurez donc vous le dernier coffret de vinyles qu'il vient de publier : quatre disques dans un coffret sérigraphié sur un écrin en carton recouvert de tissu, avec un livret contenant de nombreuses photos et un texte de présentation écrit par Philippe Renaud (Improjazz). Un superbe coffret intitulé Choses clandestines qui contient les premiers enregistrements de L'étau, une rencontre inédite entre Jean-Noël Cognard à la batterie, Michel Pilz à la clarinette basse, Keith Tippett au piano et Paul Rogers à la contrebasse.

Les deux premiers disques sont consacrés à des enregistrements en studio des premières tentatives d'improvisation qui ont lieu l'année dernière à Paris. Il s'agit d'une suite d'improvisations jamais très longues dans des formats variés (solo, duo, trio, quartet). Et enfin les deux derniers disques reconstituent une performance live qui a lieu au même moment aux Instants Chavirés. Cette performance est la partie que je préfère sans aucun doute. Ces quatre musiciens n'avaient encore jamais joué tous ensemble, Cognard et Pilz oui, Tippett et Rogers également, mais jamais tous les quatre. Et ce qui est partagé sur ce live, c'est la joie des trouvailles et des retrouvailles (les collaborations entre Tippett et Rogers sont moins courantes depuis que le contrebassiste vit en France), mais aussi l'appréhension de la séparation imminente. D'où l'urgence flagrante qui ressort de cette rencontre qui ne pourra pas être organisée prochainement, peut-être même jamais. C'est ce qui ressort de ce live avant toute chose je trouve : la joie de s'être trouvé ou de s'être retrouvés.

Mais aussi l'amour commun et partagé par chacun pour une musique et pour une manière particulière de l'envisager : l'improvisation libre. Tous ces musiciens participent activement à l'improvisation libre européenne depuis plusieurs décennies maintenant. C'est l'occasion de partager cette passion avec des fins connaisseurs, des musiciens talentueux, mais également comme le dit Philippe Renaud de célébrer les esprits et les musiciens côtoyés par chacun au fil des années. L'occasion de s'adonner librement et passionnément à l'improvisation, à travers différents modes de jeux et différents langages. Jean-Noël Cognard est énergique, puissant, bruitiste même parfois et se plaît à jouer sur la saturation d'évènements, Paul Rogers de son côté continue d'explorer la puissance et la dynamique de sa fameuse contrebasse à sept cordes. Keith Tippett, figure éminente de l'improvisation libre, ne fait pas vraiment partie de l'improvisation non-idiomatique et a su développer un langage très rythmique souvent, un langage percussif en tout cas, mais aussi mélodique et humoristique avec des excursions momentanées et plaisantes dans le monde du blues ou du boogie. Et enfin, Michel Pilz, figure méconnue des clarinettistes européens, continue de jouer avec son phrasé particulier, un phrasé un peu, souvent très jazz, mais surtout énergique, dense, fin.

Il ne s'agit pas d'improvisations abstraites et purement sonores en fait. Les techniques étendues sont très rares, voire inexistantes. Le quartet explore surtout la réactivité de chacun, l'interaction entre les différents personnalités du groupe. Il explore aussi l'énergie et la passion communes, différentes dynamiques possibles, des univers très variés (parfois jazz, parfois beaucoup plus libres, parfois collectifs, parfois intimes). C'est difficile de décrire cette musique. Il s'agit d'improvisation libre comme on en a beaucoup entendu certes. Mais le quartet ne mise certainement pas sur l'originalité ici, même si chacun des musiciens a su développer un langage particulier. Il mise bien plus, enfin je crois, sur une passion partagée pour l'improvisation, il mise aussi peut-être sur l'urgence et l'aspect éphémère de cette rencontre, mais avant tout sur l'amour immodéré de chacun pour l'improvisation, pour la nouveauté des rencontres, et surtout pour l'aspect stimulant et émulant de ces deux (improvisation et nouvelles rencontres).

Et pour finir cet article sur quelques improvisateurs français, j'en profite pour parler de la musique de M.Alexis.M, un trompettiste que je viens juste de découvrir mais qui joue pourtant depuis au moins une dizaine d'années. Après plusieurs années de silence, ce musicien a publié quelques pièces récentes sur son site internet en téléchargement gratuit. Au niveau instrumental, de tout le contenu de la musique en général, M.Alexis.M n'a pas vraiment cherché à développer un langage unique. Il a plutôt assemblé des idiomes divers et variés pour créer un univers propre. A la trompette, j'ai parfois l'impression d'entendre Jac Berrocal avec plus d'effets. Une sorte de souffle lent et posé, parfois lyrique, parfois humoristique ou dansant, qui peut être modifié par des pédales de réverbération ou autres, avec en accompagnement divers sources électroniques. M.Alexis.M utilise effectivement de l'électronique et quelques bidouilles soit pour créer des sortes de rythmiques influencées par les musiques actuelles et électroniques plutôt populaires, soit pour faire des sortes de nappes de field-recordings, soit pour faire juste du bruit. En tout cas, ces matières sonores sont belles et bien préparées, elles sont fixées, et ce sont elles qui déterminent ensuite l'improvisation instrumentale je pense. M.Alexis.M naviguent entre différents genres (musique expérimentale, jazz, électro, improvisation) mais également entre la composition et l'improvisation. Tout est fixé mais rien n'est figé. Il y a bien une base matérielle sonore fixe, mais l'improvisation semble être là pour la modeler. Un travail original, qui contient quelques clichés (notamment dans les effets), mais des clichés qui semblent assumés. Ce n'est pas que j'aime spécialement cette musique, mais je trouve la démarche digne d'intérêt et tant mieux si certains des lecteurs aiment, en tout cas je pense que ça vaut la peine de parler de ce musicien méconnu et d'y jeter une oreille.

Différentes générations, différentes approches, différents modes de jeux, différents comportements. A y regarder de près, la musique improvisée en France semble vraiment intéressante aujourd'hui. Peut-être qu'elle a été modifié par les nouvelles institutions, mais elle s'est aussi élargie à de nouveaux horizons qui ne sont pas forcément déplaisants. Des compositions du Trio à lunettes à l'improvisation libre de L'étau en passant par le modelage de la matière sonore du duo Sophie Agnel & Olivier Benoit, ce sont autant d'esthétiques et de propositions fraîches ou non, mais tout de même jouées avec passion, talent, et envie. Et je ne parle ici que des disques que j'ai sous la main actuellement, mais il ne faudrait pas oublier non plus tous les jeunes musiciens qui gravitent autour du label Umlaut, et ceux qui sont plus hors-normes tels que Jean-Luc Guionnet, Pascal Battus, et bien d'autres encore.

SOPHIE AGNEL & OLIVIER BENOIT - REPS (CD, Césaré, 2014) : lien
TRIO A LUNETTES - Les yeux du bouillon (CD, Tricollection, 2014) : lien / bandcamp
L'ETAU - Choses clandestines (coffret 4 LP, Bloc Thyristors, 2013) 
M.ALEXIS.M - Finon 2012-2013 (MP3, autoproduction, 2013) : lien 

Nick Hennies et Marcus Rubio

De mon point de vue, j'ai souvent l'impression que les États-Unis sont le pays qui compte le plus de compositeurs et improvisateurs intéressants. Il y a bien sûr Pisaro, une des plus importantes figures musicales actuelles à mon avis, mais aussi Anne Guthrie que j'admire beaucoup, Lescalleet pour ses manipulations de cassette qui renversent tous les codes établis et les attentes des auditeurs, et j'en oublie certainement. Dans cet article en tout cas, je présenterai seulement deux personnes qui évoluent chacune sur des territoires différents.

Le premier dont je parlerai est Nick Hennies, que j'ai déjà chroniqué à plusieurs reprises ici, et que j'apprécie énormément pour son dernier solo où étaient présentées une pièce de lui-même et des réalisations de pièces de John Cage et de Peter Ablinger. Un autre de ses albums que j'avais également adoré était une réalisation d'une pièce de Jürg Frey. Tout ça pour dire que Nick Hennies est un percussionniste qui utilise principalement le vibraphone, qui joue régulièrement avec Greg Stuart (un des plus proches collaborateurs de Pisaro), et qui s'intéresse beaucoup - comme le montre le listing de ces collaborations et des compositeurs qu"il a joué - aux musiques expérimentales écrites, et notamment aux musique qu'on pourrait appeler minimalistes - à noter d'ailleurs que les États-Unis comptent certainement tous les plus importants compositeurs qui ont pu s'intéresser à cette approche musicale.

Mais bref, passons maintenant au dernier solo de Nick Hennies publié par Quakebasket, le label de Tim Barnes, sobrement intitulé Work. Deux pièces composées par le percussionniste sont présentées sur ce disque. La première se nomme Settle et est une pièce solo pour vibraphone jouée par Nick Hennies lui-même. Il s'agit d'une pièce minimaliste axée notamment sur la répétition et un jeu extraordinairement dense et riche sur la pédale de maintien du son. A un tempo assez rapide et constant, Nick Hennies frappe son vibraphone et laisse les notes résonner. Après chaque attaque, des harmoniques se forment et se mélangent pour former une seconde couche sonore qui se juxtapose aux notes "jouées". Ce qui est impressionnant, c'est la précision avec laquelle l'instrument est abordé ici, et la richesse qui ressort d'une composition en apparence très simple. C'est répétitif, constant, sans faute, certes, mais c'est surtout la seconde couche qui apparaît comme quelque chose de magique et de surtout magnifique.

Avec Expenditures, Nick Hennies rejoue pratiquement la même chose, une autre pièce de 10 minutes également en solo, jusqu'à ce qu'une formation importante vienne le rejoindre et le soutenir. Les musiciens présents sont Ingebrigt Håker Flaten et Brent Fariss aux contrebasses, Chris Cogburn aux percussion et sine waves, Jon Doyle à la clarinette, Steve Parker au trombone et Travis Weller au violon. Des noms qui sont parfois associés aux musiques improvisées, mais ici pas du tout. Les musiciens, par-dessus le vibraphone en mode toujours répétitif, obsessionnel et axé sur le spectre harmonique, jouent des sortes de mélodies étirées dans une ambiance froide et nostalgique (genre Mohammad) avec parfois quelques sortes de soli improvisés non-idiomatiques en apparence, mais quand même en lien avec les fondamentales joués au vibraphone. Tout un réseau de sons se crée au gré des mélanges et des superpositions entre les différentes couches (répétitives, spectrales et harmoniques, mélodieuses et continues, improvisées et hachées). Et le résultat est une sorte de belle architecture sonore complexe et hybride, riche et simple en même temps. Une superposition de couches hétérogènes qui parvient tout de même à une grande cohérence et une grande unité, où chaque instrument tient son rôle et apporte toujours une profondeur ou un relief supplémentaire à la construction sonore de Nick Hennies.

Voilà un excellent travail qui mêle très bien différents modèles musicaux, un travail cosmopolite et hétérogène qui va bien au-delà du minimalisme, du réductionnisme, de l'improvisation et peut-être même de la composition. Je serais curieux de voir la partition à ce propos pour mieux comprendre ce qui est clairement écrit et la marge de liberté laissée aux différents interprètes. Recommandé en tout cas, pour la beauté de ces compositions, pour la virtuosité de Nick Hennies, et pour la richesse de cette seconde pièce.

Le second jeune musicien dont je souhaiterais parler ici s'appelle Marcus Rubio. (Pour ceux qui me suivent un peu, j'ai publié un de ces disques il y a quelques mois en version digitale sur le label crisis.) Ce dernier, comme Nick Hennies, a également étudié la musique en Californie (à CalArts, où enseigne Pisaro entre autres), et habite aussi au Texas. Il évolue dans des musiques très variées allant du folk au minimalisme en passant par l'improvisation électroacoustique et la noise. Et il y a quelques mois aussi, sur Copy For My Records, l'excellent label de Richard Kammerman (autre jeune musicien américain passionnant), Marcus Rubio a publié un disque intitulé Music for Microphones.

Le titre parle de lui-même. Il s'agit ici d'une suite de sept courtes pièces qui explorent uniquement des micros. Micros chant, pick-ups, neufs, détériorés, en larsen ou non, légèrement accompagnés d'électronique parfois, Marcus Rubio explore ici toutes les possibilités offertes par cet instrument technique. Sur la première pièce, ce dernier joue sur les phénomènes électromagnétiques du micro, et on a fortement l'impression d'entendre un Theremin, sur la quatrième il s'amplifie et se parasite soufflant dans des bouteilles de bières, sur la cinquième, il joue des larsens aigus qu'on connaît tous. Le dispositif est simple et réduit, mais la palette et les atmosphères sont larges, riches. Marcus Rubio explore le micro d'une manière particulière sur chaque pièce, en utilisant un parasite précis, une interaction avec un ampli donné, avec une source sonore particulière. Il s'agit en quelque sorte de minimalisme, dans le dispositif en tout cas, mais les résultats sont très hétérogènes. Marcus Rubio invente un univers à chaque pièce, un univers parfois psychédélique, d'autres fois noise, parfois sombre, parfois rigolo, daté à certains moments, très actuels à d'autres. Bref, le micro est constamment réinventé et régénéré durant cette suite, et l'inventivité technique de Rubio - le nombre de possibilités trouvées dans un dispositif très réduit - étonne et surprend à chaque fois.

Il y aurait encore bien d'autres musiciens dont il faudrait parler, certains ont déjà été chroniqués ici, d'autres le seront plus tard, et d'autres encore seront certainement oubliés pour toujours. Mais ça me paraissait important de commencer par signaler déjà deux facettes de la musique américaine, car ce sont tous les deux des musiciens qui ont un univers propre et singulier, qui évoluent sur des territoires aussi personnels qu'innovants, et qui me paraissent pour cela-même dignes d'intérêt.

NICK HENNIES - Work (CD/digital, Quakebasket, 2014) : bandcamp
MARCUS RUBIO - Music for Microphones (CD, Copy For Your Records, 2014) : lien / bandcamp

soufflants en solo

Dans l'imaginaire, le saxophone surtout, mais aussi d'autres instruments à vent - notamment dans les cuivres, sont souvent associés à l'incandescence, à la puissance, à l'organique. C'est sûr, le timbre, le souffle qui le traverse, tout ça, c'est proche du cri humain. Donc bien sûr, au début ça donne envie de jouer fort, le plus fort possible, genre Mats Gustafsson et Ken Vandermark, mais aussi Pharaoh Sanders & Albert Ayler. Mais voilà, le problème, le même que pour les guitaristes, c'est que le saxophone commence à avoir son histoire, une histoire chargée, et surtout saturée de cris en tous genres depuis Coltrane. Les techniques n'ont pas changé pour tout le monde (je pense ici à Daunik Lazro qui a su inventer un langage propre en conservant des techniques assez traditionnelles, mais le langage des saxophonistes contemporains (et autres bois) tente d'évoluer sur d'autres horizons. Certains abandonnent leur instrument (Marc Baron récemment, Alessandro Bosseti, et d'autres), d'autres l'accouplent à d'autres instruments (synthé modulaire et saxo pour Thomas Ankersmit, saxo et électronique pour Bryan Eubanks), d'autres encore tentent de modifier ou de préparer l'instrument (Sergio Merce, Lucio Capece) et certains, innombrables, travaillent toutes les techniques étendues possibles et imaginables (d'Evan Parker à Michel Doneda en passant par John Butcher et Christine Abdelnour, on ne va pas tous les nommer...). Tout ça pour dire qu'il paraît aujourd'hui y avoir autant d'impasses que de propositions nouvelles. Certains s'engouffrent dans la tradition avec plaisir et parviennent à créer leur propre musique, d'autres réinventent l'instrument et cherchent des propositions qui doivent impérativement paraître nouvelles, autant de propositions que de soufflants j'imagine, et vu qu'ils sont aujourd'hui légion, je voulais parler de certains propositions récentes.

J'aimerais commencer cette série de chroniques avec un des plus surprenants solo de saxophone que j'ai entendu depuis longtemps. Il s'agit de Carriage of the Voice de l'artiste australienne Rosalind Hall, que j'entends ici pour la première fois. Pour cet album très court (vingt minutes) qui fait suite à une résidence, Rosalind Hall a cherché comment explorer l'espace pouvait servir d'extension à son corps - à travers le son bien sûr. Ainsi, elle a exploré l'espace de la performance pendant plusieurs jours, l'a arpenté et a conçu, suite à ses investigations, une installation de haut-parleurs en larsen gérés par des pédales de volume et d'équalisation seulement. Quant au saxophone lui-même, un alto, il est truffé de microphones tout comme l'instrumentiste elle-même. Ce n'est pas le saxophone à proprement parler qui est considéré comme une extension du corps ici, mais l'espace. Bien sûr, l'espace est travaillé par le saxophone pour se lier au corps, mais c'est avant tout le lieu qui sert d'extension au corps dans cette démarche.

Rosalind Hall produit des sons pas très forts, mais fortement amplifiés, des notes parfois, son souffle ou sa gorge à d'autres moments, quand ce n'est pas la réverbération seulement ou l'espace lui-même. Elle a su produire un très beau solo en utilisant le saxophone principalement avec des notes tenues et mélodieuses, de manière tout de même très abstraite à cause de l'amplification très physique de l'instrument, du corps et du lieu. Le résultat se situe quelque part entre le duo Aki Onda & Akio SUzuki et une performance de Masayoshi Urabe. D'un côté, le saxophone utilise pleinement l'espace comme corps résonant, mais de l'autre il le fait de manière discrète, afin de laisser l'espace chanter par lui-même, et c'est ce qui fait toute la beauté de cet enregistrement.

Achim Esher est un autre saxophoniste qui vient de voir paraître son premier disque également. Un premier solo intitulé an W. Lüdi, qui est une suite de dix improvisations réalisées aux saxophones alto et baryton. La démarche d'Escher est à l'opposé de celle de Hall. Ici il s'agit d'improvisations brutes, pour saxophones seuls, dix formes différentes de cris, composées dans l'instant, sans réflexion préalable sur le lieu ni la forme. Dix improvisations très spontanées et enregistrées de manière assez crade.

C'est typiquement le genre de disque que je ne trouve pas excellent parce que j'ai l'impression d'avoir entendu ce genre de choses mille fois (on est effectivement pas très loin d'un solo brutal de Gustafsson ou d'un solo de Daunik Lazro en moins lyrique), mais que j'apprécie toujours au-delà de ce que j'en pense. Car c'est peut-être pas très original, mais je préfère des fois quelqu'un qui joue comme il l'entend, quitte à avoir un phrasé redondant, mais qui joue de manière sincère et passionnée. Et Achim Escher fait partie de ces gens je pense qui jouent parce qu'ils ont quelque chose à dire. Quelque chose de dur, de sale aussi parfois, quelque chose qui reste en travers de la gorge et qui doit sortir coûte que coûte. Et ça donne une suite d'improvisations violentes, brutes, puissantes et incandescentes comme on les aime... ou pas. Tant pis pour l'originalité, mais ça fait toujours plaisir d'entendre aussi quelqu'un jouer avec ses tripes.

Achim Escher propose donc un langage convenu, qui mélange la spontanéité de l'improvisation libre et la puissance du punk, pour une suite d'improvisations furieuses. Déjà fait certes, mais de mon côté, toujours appréciable.

En ce mois de juin paraît également un disque solo de l'improvisateur français Jean-Luc Petit. Ce dernier est un musicien somme toute assez discret, mais bel et bien talentueux pourtant, qui a déjà collaboré avec d'autres musiciens français tels zVeep, Benjamin Duboc ou Matthias Pontevia. Sur Matière des souffles, on le retrouve en solo donc, au saxophone baryton et à la clarinette contrebasse. Les deux premières improvisations sont jouées au sax, et les trois dernières à la clarinette, deux sessions enregistrées dans deux églises différentes par Duboc et Pontevia justement.

Jean-Luc Petit n'est pas conceptuel, ni punk. Il vient certainement du jazz et il l'assume pleinement. Il en conserve le lyrisme parfois, les phrasés ternaires aussi à d'autres moments, mais surtout l'aspect libertaire de l'improvisation. Car ce qui plaît à ce soufflant avant tout, c'est de souffler dans ses instruments, en toute liberté, sans souci des codes esthétiques, des barrières et des frontières stylistiques, de manière aussi bien négative que positive (c'est-à-dire qu'il peut utiliser des codes sans les rejeter, tout aussi bien que s'aventurer sur des territoires beaucoup plus personnels). Jean-Luc Petit propose une suite d'improvisations libres qui ne jouent pas uniquement sur la spontanéité et une limitation non-idiomatique. Il joue sur certains modes (harmoniques) par moments, sur l'exploration d'une attaque ou d'une particularité sonore de certains registres de la clarinette à d'autres, et ainsi de suite. Dans tous les cas, Jean-Luc Petit joue de manière précise, belle, il joue avec sensibilité et émotion. Il s'agit ici d'une musique puissante sans être forte, puissante parce que pleine d'émotions, parce qu'elle véhicule une vive sensation de liberté et de créativité, et c'est aussi jouissif sans pourtant être très original encore une fois, mais jouissif cette fois de manière beaucoup plus sensible et chantée. Il ne s'agit pas d'un cri éructé, mais d'un chant, d'un chant subtil et sensible.

Xavier Charles est une autre personnalité beaucoup plus reconnue au niveau international dans le domaine de l'improvisation libre, et plus particulièrement au sein des scènes réductionniste (je sais que c'est réducteur, mais bon...) et eai. Ce clarinettiste a multiplié les collaborations avec des figures éminentes de l'improvisation libre telles que Otomo Yoshihide, John Butcher et bien d'autres. Très présent dans bon nombre de festivals et salles de concerts sur tous les continents, on ne le voit pas si souvent publier des travaux, et encore moins en solo. C'est le label Unsounds, géré par Andy Moor, Isabelle Vigier et Yannis Kyriakides, qui vient donc de publier un nouveau solo de ce clarinettiste, intitulé 12 clarinets in a fridge.

C'est la première fois que j'écoute un solo de Xavier Charles, donc je ne peux pas comparer avec ses précédents disques. Mais quoiqu'il en soit, j'avais quand même mes attentes, et je dois dire qu'elles ont été bien déçues... mais pas en mal. Xavier Charles propose avec ce solo une suite de cinq pièces que je n'aurais jamais attendu de ce musicien. Il ne s'agit plus du tout d'improvisation électroacoustique ni de réductionnisme, mais d'une sorte de musique concrète mixte. Selon les notes d'intention de XC, ce dernier compose sa musique régulièrement dans sa cuisine, il a ainsi décidé d'enregistrer et d'utiliser les sons qui l'environnent lors de ses réflexions sur la musique pour composer une musique concrète sur laquelle il rajoute aussi des parties instrumentales. La clarinette ici est une superposition de plusieurs couches de notes et de sons tenus. Une présence instrumentale qui n'est pas plus importante que les bruits de frigo ou de machine à laver (hormis sur la quatrième piste). Il ne s'agit vraiment plus d'improvisation, mais surtout d'un travail très fin et précis de mixage et de collage des différentes couches (instrumentales et environnementales) pour composer une musique mixte de bruits harmonieux et d'instruments bruitistes, ou l'inverse puisque tout semble être mis sur le même plan. Le travail sur la clarinette est le fruit de longues années de recherches sur les timbres, mais il n'est pas vraiment mis en avant ici. XC s'éloigne de l'instrument pour se rapprocher du travail d'ingénieur et travailler le son dans une dimension plus technologique et composée qu’instantanée et instrumentale. Un travail intéressant sur les processus de production de la musique, sur les dialogues possibles entre les instruments et l'environnement, sur l'intimité, et le travail de mixage.

Autant de réponses possibles au devenir du travail sur les bois en quelque sorte. Il y a des impasses et des propositions désuètes certes, mais certains s'y engouffrent et parfois avec succès.  Mais ce sont aussi ces mêmes impasses qui amènent les instrumentistes à se reconsidérer, dans leur rapport à la musique ou à l'instrument, mais également à l'histoire et à eux-mêmes. En tout cas, ne jamais désespérer, ces instruments ont encore un large avenir devant eux à mon avis... enfin je l'espère.

ROSALIND HALL - Carriage of the Voice (CDr, Avant Whatever, 2014) : lien
ACHIM ESCHER - an W. Lüdi (CD, Veto, 2014) : lien
JEAN-LUC PETIT - Matière des souffles (CD, Improvising Beings, 2014)
XAVIER CHARLES - 12 clarinets in a fridge (CD/digital, Unsounds, 2014) : lien

Marc Baron - Hidden Tapes

Le label potlatch est connu pour être un des meilleurs labels certainement dans le domaine des musiques improvisées, même si elles tendent aujourd'hui à l'être de moins en moins. Ces derniers temps en tout cas, on a retrouvé de nombreux musiciens axés vers une musique de plus en plus minimalistes et/ou réductionnistes tels Alfredo Costa Monteiro, Sergio Merce, Seijiro Murayama ou même Keith Rowe dans une certaine mesure... C'est avec suprise donc que j'ai écouté Hidden Tapes pour la première puisqu'il s'agit ici d'un solo de Marc Baron consacré à la manipulation de bandes et d'enregistrements dans une veine proche de la musique concrète ou du noise. 

Je n'ai pas encore beaucoup parlé de Marc Baron sur cette page qui est pourtant un saxophoniste que j'admire beaucoup. Qui était saxophoniste devrais-je dire par ailleurs puisqu'il a arrêté le saxophone dorénavant. Je l'avais découvert il y a quelques années au sein de son trio plutôt rock OZ, qui ne jouait déjà presque plus de "rock" mais plutôt de longues notes tenues et parfois extrêmes, de la même manière que dans Propagations, paru sur potlatch aussi (quartet "réductionniste" de saxophones avec Stéphane Rives, Guionnet et Bertrand Denzler), puis il s'est lancé dans une musique de plus en plus froide et minimale, une musique faite d'une note proche de la sinusoïde pour sa pureté, une note qui formait des formes qu'on ressent sans les comprendre. Il y a aussi eu cet excellent duo avec Guionnet dont j'ai déjà parlé ici, et Narthex avec Loïc Blairon que je ne connais pas... En tout cas, que Marc Baron soit un musicien apprécié et soutenu par Jacques Oger (potlatch), rien d'étonnant dans la mesure où il fait partie de ces nouvelles générations de saxophonistes hors-norme, mais que Marc Baron pratique la manipulation de bande et que cette sorte de musique concrète soit publiée sur Potlatch, voilà quelque chose que je n'aurais jamais soupçonné...

Mais bref, passons à la musique elle-même, qui est vraiment excellente. C'est un des types de musique que j'affectionne et recherche certainement le plus, et ce disque est du coup un des disques essentiels de l'année pour moi, un disque essentiel tout court d'ailleurs. Comme je l'ai déjà dit, Marc Baron utilise et manipule principalement des enregistrements : il semblerait par ailleurs que la plupart soient des bandes magnétiques, des cassettes et peut-être quelques vinyles... En regardant quels types d'enregistrements sont utilisés et de quelle manière, c'est parfois difficile de ne pas penser au GRM et à Jason Lescalleet. Le GRM car Marc Baron affectionne les modifications de vitesse, et Lescalleet pour les enregistrements familiaux et les morceaux de musiques populaires retravaillés. Ce n'est pas le seul point commun avec ce dernier d'ailleurs, car Marc Baron semble s'approcher de l'audio-vérité en utilisant des enregistrements qui proviennent de sa collection personnelle et intime comme le laissent penser certains titres.En tout cas, ce que je trouve le plus remarquable dans ce disque, outre le travail sur les supports (un travail qui paraît aussi simple que professionnel, rudimentaire et extrêmement précis à la fois), c'est l'équilibre entre les différents types de sources sonores. Marc Baron utilise par moments des sortes de field-recordings quotidiens, puis passe à un travail sur une matière précise comme dans la musique concrète (grincement de porte, marteau, etc.), avant d'entamer un travail sur des dialogues, sur une bribe d'un concert punk, d'une bande originale de film, ou je ne sais quoi encore, quand ce n'est pas la bande, vierge presque, n'utilisant que les parasites.

Marc Baron a ici composé cinq pièces électroacoustiques époustouflantes. On passe de l'abstraction la plus pure et la plus austère à un chaleureuse incursion dans le domaine de la pop, du dialogue ou de la porte concrets aux parasites les plus durs. Tout un travail très précis et équilibré est fait sur les différentes dynamiques de chaque matière sonore, de chaque manipulation, mais aussi sur les couleurs bien sûr. Marc Baron développe une palette extrêmement large et unique de timbres, de textures et d 'atmosphères différentes sur Hidden Tapes. Un travail virtuose, unique, qui se suffit à lui-même, qui n'a pas besoin d'explication. Marc Baron a en effet accompli ici son travail le plus absorbant je trouve : une exploration minutieuse et intime, riche et dense, des bandes sonores. Hautement recommandé.

MARC BARON - Hidden Tapes (CD, Potlatch, 2014) : lien

musiques extrêmes de l'extrême orient

Depuis plusieurs décennies, le Japon est un des pays phares des musiques expérimentales. Ca avait commencé avec la célèbre scène free jazz menée entre autres par Kaoru Abe et Yosuke Yamashita. Puis l'avant-garde a continué avec les groupes de psyché, puis par de nouvelles figures encore attachées à l'occident ou plus du tout telles que Keiji Haino, Otomo Yoshihide, Merzbow et toute la japanoise, etc. jusqu'aux récents développements de la scène qu'on appelait onkyo, présentées sur la compilation de Ftarri. Entre chacun de ces artistes, il y a quelque fois des passerelles, mais aussi d'énormes fossés, je continue donc à présenter certains travaux récents de japonais, attachés de près ou de loin à l'improvisation.

Assez près de cette scène, même s'il ne pratique pas l'improvisation à proprement parler, on peut trouver Makoto Oshiro qui vient de publier un double-CD de ses travaux en solo sur le label Hitorri (dédicacé aux soli des improvisateurs). Un excellent disque donc, nommé Phenomenal World. C'est la première fois que j'entends le travail de cet artiste sonore, et je dois dire que je tombe vraiment sous son charme. Makoto Oshiro travaille dans une zone qui se situe entre la performance et l'installation. Il fabrique ses propres instruments, ou plutôt ses propres objets résonants, et les utilise au sein d'espaces et de lieux précis. Un intérêt est donc porté autant au système de production du son à travers la fabrication d'outils originaux, aussi bien qu'à sa diffusion à travers l'utilisation des lieux ou d'objets comme résonateurs spécifiques.

Plusieurs travaux sont donc présentés sur ce disque, des travaux souvent in situ, de longs enregistrements qui durent la plupart du temps vingt minutes environ. Durant ces enregistrements, les matériaux et les espaces entendus sont utilisés de manière brute, sans modification électronique souvent. Il s'agit d'explorer à chaque fois, un lieu, une installation, des outils. Chaque pièce est un univers particulier, qui est exploré de manière monotone, sans trop de forme, mais dans un esprit investigateur vraiment profond et sensible. Sur la première pièce intitulée Trans-Video Music, Makoto Oshiro présente la base de son travail : la transformation de signaux vidéos en son. Les trois couleurs des tubes cathodiques sont ainsi transformés en une sorte de larsen de table, et l'inaudible des télés devient ainsi audible grâce à ce système d'amplification particulier. Ceci est la pièce la plus électronique certainement, et la moins ancrée dans un lieu donné. La deuxième pièce, par exemple, n'a plus grand chose à voir avec cette installation. Car sur Resonance Beneath, d'après ce que j'ai compris, Makoto Oshiro utilise une sorte de grande gouttière comme système d'amplification et de modification des signaux sonores. Un micro-contact est à un bout du tuyau, une enceinte à l'autre, et Makoto Oshiro modifie le signal avec sa main à un bout de la gouttière. Sur d'autres pièces, Oshiro utilise également des ventilateurs qui modifient les signaux sonores ou actionnent le mouvement de certains objets de manière plus ou moins aléatoire. A d'autres moments, de la vaisselle ou des pots peuvent également être utilisés comme résonateurs pour des installations électroniques ou électromagnétiques.

Je ne vais pas faire la liste de toutes les installations et des bricolages de Makoto Oshiro. Tout ça pour dire que Makoto Oshiro laisse peut-être un peu de place à l'improvisation, mais c'est plutôt de hasard et d'aléatoire qu'il s'agit ici. Makoto Oshiro utilise les lieux sans toujours pouvoir prévoir ce qui arrivera, de la même manière que ses inventions laissent de la place à l'imprévu. Ce qui l'intéresse ici, ce n'est ni la composition, ni l'improvisation, mais seulement l'exploration profonde de matériaux sonores, l'exploration de systèmes d'amplification naturels. Makoto Oshiro rend le monde phénoménal d'une manière bien particulière. Il modifie et sculpte des objets et des espaces naturels pour qu'ils deviennent des sources sonores, et il le fait avec une justesse et une inventivité exceptionnelles.

Et à propos d'investigation d'un territoire ou d'un lieu, je me dois également de parler de l'excellent duo Aki Onda & Akio Suzuki, qui vient de publier un disque sur le label Oral, intitulé ma ta ta bi. (Ce disque a par ailleurs été publié dans une sorte de magazine de 24 pages où on peut trouver un long dialogue entre les deux musiciens qui expliquent aussi bien leur première rencontre que leur démarche, quelques photos de la performance que documente ce disque, et un dessin d'Akio Suzuki- je le note car pour cette édition, ça vaut le coup d'accéder à l'objet, qui n'est pas simplement sonore ici.) Le premier des deux musiciens est connu pour réutiliser des cassettes trouvés de field-recordings souvent. Quant au second, il est plus réputé pour être également un constructeur d'instruments nouveaux, avec des matériaux de récupération ou en détournant des instruments. Plusieurs collaborations entre ces musiciens ont déjà eu lieu ces dernières années, et à chaque fois semble-t-il, ils explorent le lieu de la performance, son acoustique aussi bien que les objets présents qu'ils réutilisent, et proposent des performance-fleuves de plusieurs heures.

Le CD ma ta ta bi documente une longue performance de trois heures qui s'est déroulée en juin 2013 au sein d'une fabrique abandonnée à Bruxelles. Akio Suzuki y utilisait ses instruments (analapos, de koolmees) mais aussi des pierres, des bouts de bois et des bouteilles d'eau. Quant à Aki Onda, il utilisait également différents objets trouvés sur place, ainsi que des enregistrements sur cassette de l'atmosphère du lieu, des radios, des cymbales, etc. Mais l'instrument principal de chacun de ces artistes sonores, c'est avant tout le lieu de la performance. Il faut noter par ailleurs que Suzuki ne s'est pas contenté de ramasser quelques objets par terre, il a également pris le temps de bricoler quelques "instruments" avec les débris trouvés, étranges sculptures géométriques en bois. En gros, on remarque facilement les analogies possibles avec Makoto Oshiro, sauf que je dirais que ce duo va plus loin. Onda & Suzuki n'ont pas une approche seulement phénoménale du monde, mais plutôt phénoménologique. Car le duo n'explore pas seulement la réalité sensible et sonore du lieu, mais également sa mémoire (à travers l'utilisation des débris, mais également d'enregistrements datant d'avant la performance), son ambiance et son ressenti, en bref, le duo propose d'explorer plutôt sa conscience de ce lieu, et c'est ce qui fait toute sa force et sa singularité.

Aki Onda a sélectionné et monté six différentes pistes extraites de cette longue performance. Et sur la dernière, intitulée ta bi no ha te, on entend du chant. Un chant très personnel, lyrique, sensible, et japonisant forcément. Un chant dramatique qui met en avant la singularité de ce disque, car en fait, sur tout le disque, c'est bien de chant dont il s'agit. Même si la plupart du temps, ce qu'on entend est assez abstrait (objets percutés, frottés, nappes atmosphériques brutes, etc.), je pense que le duo agit tout de même comme une sorte de filtre sur le lieu de la performance. Un filtre qui laisse ressortir le chant de l'espace. ma ta ta bi est un disque vraiment exceptionnel je trouve car il parvient à matérialiser le chant d'un espace particulier. Un espace abandonné, qui paraît sans vie, sans conscience, mais qui accède à une réalité plus dramatique que sonore ici. Le lieu est matérialisé de manière sensible, lyrique, et émotionnelle. Le lieu devient drame, et c'est là que le travail de Aki Onda et Akio Suzuki paraît vraiment fantastique. Car il réussit à donner vie à un espace abandonné et déchu. Il lui donne une dimension hautement artistique et sensible, une dimension poétique et lyrique, et tout ça fait de ce disque un petit chef d'œuvre de l'art sonore, où, de la prise de son à l'édition, en passant par la publication, tout est parfaitement réussi.

Mais le Japon ne produit pas que de l'art et des installations sonores. C'est aussi le pays de la j-pop n'oublions pas. Ce n'est pas que le pays de l'improvisation minimaliste et du japanoise extrême, c'est aussi la terre de prédilection des chanteurs pop les plus mielleux et mièvres qu'on puisse imaginer. Des chanteurs qui semblent être la source d'inspiration principale du duo ju sei : soit Junichiro Tanaka (guitares électrique et acoustique, Kaoss, voix, pédales) et sei (chant), qu'on retrouve dans une rencontre inédite avec l'improvisateur électroacoustique Utah Kawasaki (synthétiseur analogique).

Sur U as in Utah, double CD publié par Meenna, ju sei continue d'explorer les chansons pops mais de manière décalée et sarcastique. On pense bien sûr aux maîtres du détournement tels que Zappa ou même Mike Patton, sauf que le duo explore aussi des zones frontalières plus expérimentales avec de longs moments de silence parfois, ou des nappes ambient (très présentes sur le deuxième disque, trop même). ju sei joue donc sur des riffs enjouées et débiles, sur des voix nasillardes qui braillent ou qui chantent de manière mielleuse. Le détournement est réussi, la pop est mise à nue, dans tout son ridicule. C'est assez jouissif, mais c'est aussi la présence de Kawasaki qui donne beaucoup de piquant à cette performance. Apparemment, il n'y a pas eu de discussion préalable entre le duo et l'improvisateur, et Kawasaki utilise son synthétiseur analogique de manière noise et plaque des nappes de fréquences sinusoïdales qui grésillent, du bruit blanc, des fractures brutales, etc. Kawasaki improvise de manière à consolider le duo, ou à le déconstruire, il se fond parfois dans le décor et le quitte brutalement pour renforcer l'ironie des chansons. Si le deuxième disque est un peu long avec toutes ses phases très ambient et pop atmosphériques, le premier vaut par contre le coup pour son aspect pop complètement déconstruite et sarcastique, mélangée en plus avec une sorte de synthé analogique qui joue comme sur une improvisation normale d'eai.

Mais si le Japon est tellement apprécié dans les musiques extrêmes et expérimentales depuis plus de 20 ans, c'est aussi en grande partie du à des artistes phares du japanoise et du harshnoise, tels que Gerogerigegege, Masonna ou Merzbow. Et à propos de ce dernier, je voudrais parler ici d'une de ses collaborations avec le batteur hongrois Balázs Pándi (qui joue également avec Venetian Snares et des musiciens gabber). En 2010, le premier vinyle du label autrichien Dry Lungs, Live at Fluc Wanne, Vienna 2010/05/18, était un live de ce duo enregistré à Vienne. Depuis, ce même label a continué à publier des duos sous une forme originale : des courts EP de 10 minutes réunissant des maîtres du noise ou du grind. Deux raisons donc de parler de ce vinyle, Merzbow étant une figure incontournable des musiques expérimentales japonaises dont j'ai peu parlé sur cette page, et la ligne de publication de ce label est vraiment réjouissante.

Quant à ce duo, c'est surprenant sans vraiment l'être. On s'attend à un batteur qui blaste et à Merzbow qui envoie des murs de sons. Et c'est ce qu'on a bien entendu. Mais pas seulement en même temps. Enfin pour la batteur si, il s'agit surtout de blasts secs et énergiques proches du grind, à peu près tout au long de la performance. Mais quant à Merzbow, il propose ici une musique qui ne change pas vraiment, mais uqi n'est pas tout à fait habituelle. Il y a tout d'abord ces samples de guitares, ces sortes de riffs un peu hardcore qui apparaissent à la fin de la performance, mais également des sorte d'effets très cheap genre produits par une multipédale Zoom de base sur les larsens. Mais de manière générale, ce qui surprend, ce que Merzbow joue d'une manière qu'on pourrait bizarrement considérer comme douce. C'est agressif toujours, violent et torturé, très harsh en somme, mais on n'a jamais réellement l'impression que c'est fort, il y a une sorte de douceur dans les murs de son que Merzbow balance ici. Attention, qu'il n'y ait pas de malentendu, Merzbow continue de jouer dans une veine très harsh noise, qui n'est surtout pas apaisée par les blasts de Balázs Pándi, mais tout de même, c'est comme s'il se fatiguait, ou comme s'il voulait aussi laisser la place à son camarade, car le mur de son n'est jamais envahissant, il joue sur souvent sur des fréquences simples, il se dilate souvent, il baisse plus qu'il ne monte en puissance, et c'est aussi bien comme ça. C'est du Merzbow comme je l'aime, du Merzbow qui ne fatigue pas, et qui parvient à conserver la même violence, la même agressivité et la même puissance tout au long du disque en somme.

Plus récemment et toujours sur le label Dry Lungs, un excellent EP intitulé Super Single et signé Otomo Yoshihide & Lasse Marhaug a également été publié.

Deux courtes improvisations de moins de 5 minutes (une par face) par deux maîtres de l'improvisation noise (qui ont tout de même fait partie des légendaires groupes de noise Ground Zero et  Jazkamer s'il est besoin de le rappeler). Otomo Yoshihide aux platines sans disque, Lasse Marhaug à l'électronique, pour deux pièces très énergiques et puissantes, faites de parasites et de larsens très bien maîtrisés. Le son est harsh et lourd, la forme est toute en ruptures toujours plus puissantes, Lasse Marhaug et Otomo Yoshihide savent très bien ce qu'ils font, du noise fortement inspiré par l'improvisation et ils le font très bien. Ils savent conjuguer la spontanéité et l'inventivité de l'un avec la puissance et la sauvagerie de l'autre. Que demander de plus, sinon un format plus long ?





Quelques raisons en plus du coffret Ftarri de parler de la place toujours prépondérante des scènes japonaises dans les musiques expérimentales. Que ce soit dans les domaines de l'installation sonore, du field recording, de l'improvisation, de la composition, de la pop ou du noise, le Japon tient encore aujourd'hui une des premières places en terme de créativité à mon avis. Même s'il y a des "communautés" et des affinités artistiques (la scène japanoise ou onkyo notamment), l'expression individuelle semble toujours occuper la première place et a ainsi permis le développement et l'exploration de langages toujours nouveaux en fonction de chaque individualité, qu'elle appartienne ou soit affiliée ou non à une "scène".

MAKOTO OSHIRO - Phenomenal World (double CD, Hitorri, 2014)
AKI ONDA & AKIO SUZUKI - ma ta ta bi (CD + magazine, Oral, 2014)
JU SEI & UTAH KAWASAKI - U as in Utah (double CD, Meenna, 2014)
MERZBOW & BALASZ PANDI - Live at Fluc Wanne, Vienna 2010/05/18 (LP, Dry Lungs, 2010)
OTOMO YOSHIHIDE & LASSE MARHAUG - Super Single (EP, Dry Lungs, 2013)

Ftarri Collection

En 2001, le label Improvised Music from Japan publiait un coffret monumental de 10 CD qui documentait principalement les nouveaux musiciens de l'improvisation libre et l'émergence depuis quelques années de la scène dite onkyo, une scène proche de ce qu'on appelle réductionnisme en Europe et aux Etats-Unis.C'était la première publication de ce label, et l'aventure a continué jusqu'en 2007 environ, avant que le label ne se scinde en trois sous-labels : Hitorri (qui publie principalement des travaux en solo), Ftarri (pour les duos) et Meenna (pour les groupes), trois labels qui continuent de publier les artistes phares de la scène onkyo, ainsi que de nouvelles figures japonaises.
En décembre 2013, c'est au tour du label Meenna de publier une nouvelle compilation monumentale de 7 CD en 300 exemplaires (200 sont déjà sortis, les 100 prochains sortiront d'ici deux semaines environ - le 25 juin pour être précis), qui s'intitule Ftarri Collection. Ftarri non pas pour le nom du label mais en relation aux festivals Ftarri qui ont eu lieu en 2008 et 2010 à Tokyo et Kyoto, et d'où sont tirés tous les enregistrements présentés sur ce disque. Un coffret vraiment excellent qui présente d'une part de nombreux musiciens japonais, en solo, en duo, en trio, et en groupe, dans des formations inédites ou anciennes, mais avec également de nombreuses rencontres avec des musiciens étrangers. C'est l'occasion d'entendre l'actualité de figures éminentes depuis de nombreuses années telles que Taku Unami, Toshimaru Nakamura, Sachiko M, Tetuzi Akiyama, Ami Yoshida ou Taku Sugimoto mais également des groupes ou des musiciens  moins connus tels gnu, Tim Olive (fraichement arrivé du Canada), Chihei Hatakeyama ou Tetragrammaton, ainsi que plusieurs invités européens et coréens de renom : Axel Dörner, Klaus Filip, Ryu Hankil, ou John Butcher par exemple.
J'aurais pu bien évidemment écrire un résumé de cette compilation, ça aurait été certainement moins lourd comme chronique, mais j'ai préféré parler de chaque disque séparément pour deux raisons. La première, c'est que chaque disque contient des pièces longues, travaillées, et surtout très différentes les unes des autres. La deuxième, plus prosaïque, c'est qu'une fois le coffret épuisé, le label publiera un certain nombre de disques individuellement...

Le premier disque début avec une pièce de l'ensemble Opera Southern Cross, avec Taku Sugimoto (composition, images), Katsuaki Iida (mots, lecture), Toshimaru Nakamura (table de mixage bouclée en larsen), et Taku Unami (ordinateur). Le genre d'ensemble que j'aimerais beaucoup voir en concert, avec les images de Sugimoto. La composition est vraiment étrange et particulière : il y a beaucoup de silences, avec des irruptions momentanées de lecture, de larsen, et de montée synthétique un peu niaise demi-ton par demi-ton à l'ordinateur. L'ambiance est vraiment particulière, et me fait penser aux travaux de Marc Baron, on sent la présence de la forme, mais on est incapable de saisir sa logique, sa cohérence. Il s'agit d'une composition qui mélange des matériaux hétéroclites (voix, texte, images, larsen analogique et synthèse numérique) en un système qui paraît très rationnel, mais dont on ne parvient pas à saisir la raison. Le silence est pesant, les interventions sonores, textuelles et musicales paraissent violentes, elles arrivent sans prévenir, à un volume assez élevé. Une pièce vraiment surprenante et particulière en somme, un peu conceptuelle, mais intense aussi, et prenante ; le genre de pièce sur laquelle on a envie de revenir pour mieux la saisir.

Le disque continue avec un trio d'improvisateurs constitué de John Butcher aux saxophones ténor et soprano, Toshimaru Nakamura à la table de mixage, et Tetuzi Akiyama à la guitare acoustique. Les deux premiers ont déjà publié plusieurs de leurs collaborations, et ce duo a toujours très bien marché. Mais la rencontre avec Tetuzi Akiyama ajoute une nouvelle dimension encore. Car les trois musiciens sont tous des instrumentistes virtuoses, avec chacun un langage unique. Et ces trios langages se complètent très bien. Les multiples techniques étendues de Butcher, son jeu métallique et polyphonique, les explorations soniques des parasites de la table de mixage de Nakamura et les jeu réductionniste de Tetuzi Akiyama forment un univers dense, complexe et extrêmement riche. Un langage constitué de sons acoustiques, électroniques, faibles, forts, doux, extrêmes, d'arpèges simples à la guitare parfois, ou de cordes frottées à d'autres, de phrasés jazz ou de longues harmoniques continues au saxophone, de larsens discrets et proches de l'imperceptible ou d'irruptions violentes et lacérantes à la table de mixage. Et tous ces modes d'expression se mélangent en osmose à certains moments, ou en opposition, seuls ou en groupe, le trio explore toutes les possibilités des trois langages élaborés par chacun, sans concession, en toute liberté, mais en sachant s'écouter.

Ce premier volume s'achève avec une superbe rencontre entre deux pionniers des musiques expérimentales japonaises et un membre phare de la nouvelle scène coréenne. Il s'agit respectivement de Toshimaru Nakamura (table en larsen), Otomo Yoshihide (platines) et Ryu Hankil (pendules ou montres et micro-contacts). Un trio d'improvisateurs avec un langage propre encore. Un langage abrasif et corrosif, basé sur les défaillances, les parasites et les détournements. Le trio propose une longue pièce harsh et minimaliste en même temps. De la harsh noise avec quelques larsens, des buzzs et des micro-contacts sans effets. Toshimaru Nakamura explore toujours le larsen de table en le gérant à travers un set de pédales cheap, auquel répondent Otomo Yoshihide qui explore les vibrations des platines à travers le diamant sans vinyle posé,et Ryu Hankil qui joue sur l'amplification physique de montre. Une forme de noise concret et physique, où les vibrations de l'air les plus petites deviennent des murs de sons. C'est dur, organique, violent, mais surtout hautement créatif. Excellente performance.

Le second volume débute avec un quartet international composé de Noid au violoncelle, Axel Dörner à la trompette, Kai Fagaschinski à la clarinette et Taku Unami à la guitare et à l'ordinateur.  Les quatre musiciens proposent une longue improvisation réductionniste en somme, mais avec un côté extrême et radical emmené par Taku Unami. Ce dernier, à l'ordinateur surtout, joue de manière qu'on pourrait qualifier de réductionniste d'une certaine manière, car oui c'est épuré, mais c'est plus qu'épuré et ses interventions ne cherchent même pas à explorer le son. Taku Unami ne joue que sur des sortes de tapotements rapides, des petits clics comme pourrait en faire un métronome, mais des clics qui apportent néanmoins beaucoup à la dynamique de ces improvisations. Et à la guitare, il joue sur des notes simples, pincées, espacées, et épurées aussi, tout comme Noid au violoncelle. Quant aux vents, sans surprise, Axel Dörner joue beaucoup sur les souffles et les techniques étendues tandis que Kai Fagaschinski joue sur de longues notes tenues et sur des harmoniques comme à leur habitude. Mais les apports de Noid et surtout de Taku Unami apportent vraiment quelque chose de singulier et de plus radical à cette improvisation qui navigue entre une sorte de post-réductionnisme et de musique conceptuelle qui aurait pousser à bout le réductionnisme.  

Et quand on parle de réductionnisme et d'onkyo, difficile de passer à côté de Sachiko M, qui présente ici une longue pièce de 30 minutes en compagnie d'Eddie Prevost. Je ne crois pas qu'il y ait vraiment besoin de le préciser, mais au cas où, la première joue avec des sinusoïdes et le second avec des cymbales frottées. Une longue improvisation toute en finesse où dialoguent les harmoniques des cymbales frottées et les sinusoïdes toujours aussi aiguës de Sachiko M. Là encore, c'est extrême, au sens où les fréquences atteignent des hauteurs qui peuvent être douloureuses, mais également dans le sens où les deux musiciens parviennent à créer un monde sonore riche avec des moyens complètement réduits et épurés au strict minimum. Une musique austère et subtile de dialogue entre des fréquences, de hasard laissé à la rencontre entre les fréquences sinusoïdales et les harmoniques générées par l'archet. C'est fin, minimaliste, radical, dur et beau.

Le troisième volume de ce coffret commence avec deux pistes vraiment surprenantes d'un quintet de jazz-fusion que je ne connaissais pas du tout. Il s'agit de gnu, avec Masahiko Okura (compositions, clarinette basse & saxophone alto), Shinichi Tsukamoto (claviers), Yukiya Taneishi (basse électrique), Tadashi Kumada (batterie) et Itoken (batterie). Le premier morceau rentre complètement dans les normes : une ligne de basse qui groove, des improvisations modales, deux batteries qui jouent sur une sorte de swing binaire, tous les ingrédients sont là pour faire un mix de jazz et de rock qui groove, et ça marche. La première fois, je me disais que je trouvais ça vraiment bon et je me demandais pourquoi, car ça paraît assez traditionnel, voire trop. C'est en découvrant la deuxième piste que j'ai compris : gnu ne fait pas que groover, il sait aussi faire attention à l'espace, au silence, à l'originalité des compositions, et à la forme, tout en groovant bien sûr. Car cette deuxième piste est déjà plus expérimentale. Le quintet reprend les mêmes ingrédients, sauf que c'est complètement saccadé et hachuré. Deux trois notes, et un silence de quelques secondes. On dirait un morceau de fusion, mais découpé par de longs silences, silences magiques qui conservent le swing du groupe. Une musique basée sur le swing et les breaks... Je suis ravi d'avoir découvert ce groupe en tout cas.

La suite n'a plus rien à voir. Un solo d'Ami Yoshida, vocaliste expérimentale radicale et ahurissante. Sur cette piste de 17 minutes, elle improvise une longue suite de vocalises extrêmes, qu'on a du mal à imaginer produite par une voix humaine toujours. On reconnaît une voix certes, mais on dirait qu'elle est complètement saturé, qu'il n'y a plus que les extrêmes aigus qui ressortent, qui tentent de sortir d'un système d'amplification pas assez puissant. Une vocalise, une respiration. Un silence, un bruit. Une forme simple pour une musique primitive et radicale, qui se suffit à elle-même et qui impressionne toujours autant pour son extrémisme. Car s'il est une chanteuse qui a su repousser les limites et les barrières de la voix humaines jusque dans ses retranchements les plus inattendus, c'est bien Ami Yoshida. Et c'est au trio composé de Tim Olive (guitare), Anthony Guerra (guitare) et Makoto Oshiro (instruments fait-maison) de conclure ce disque avec une longue improvisation de près de 30 minutes. Tim Olive est un musicien canadien installé depuis quelques temps au Japon, pays dont il semble se sentir très proche et au sein duquel il multiplie les collaborations. De la même façon que son collaborateur Anthony Guerra, ils jouent tous les deux de la guitare préparée sur table, en jouant sur les pick-ups surtout, avec également des e-bows. Le trio explore une esthétique post-AMM et proche de Keith Rowe, dans une version plus linéaire et plus proche du drone, avec de nombreux silences ou des bruits au bord de l'imperceptible. Tous les trois explorent des sons abrasifs et minimalistes, des textures parasitaires et fines pour cette longue improvisation électroacoustique lo-fi.

Au fil des volumes, les esthétiques ne cessent de changer, et le quatrième n'a encore rien à voir avec les précédents. Ce disque commence par une très belle pièce de Los Glissandinos, un duo réductionniste européen composé de Klaus Filip au lloopp et de Kai Fagschinski à la clarinette.  Le lloopp ici n'est rien d'autre qu'une suite de sine waves les plus proches possibles des fréquences de la clarinette. Un souffle, et une ou deux sinusoïdes interfèrent et dialoguent ensemble durant près de vingt minutes et produisent des territoires sonores aux couleurs et aux dynamiques très variable. Je ne connais pas très bien Klaus Filip, et je n'ai pas encore été très enthousiasmé par le travail de Kai Fagaschinski, mais là, cette espèce de duo pour notes continues à la clarinette et sine waves, je dois dire que j'aime beaucoup. Le dialogue entre les deux langages produit un univers sonore riche et unique, simple et beau, très efficace en somme, et je serais bien curieux d'entendre d'autres travaux de ce duo.

Ce disque est aussi l'occasion de retrouver le guitariste canadien Tim Olive en compagnie de Haco (électronique & voix) et de Bunsho Nishikawa (guitare aussi). Un trio que je qualifierais volontiers de musique improvisée post-eai (OK, après j'arrête de qualifier chaque disque de Tim Olive de post-machin, il a seulement son style, un style influencé par beaucoup de musiques improvisées et expérimentales, mais il possède aussi un langage propre). Bref, les trois musiciens évoluent sur un territoires électrique et proche du drone, mais un drone avec des soubresauts constants, avec des ruptures spontanées assez régulières. C'est atonal, il n'y a souvent aucun note, mais parfois, des sortes de riffs surgissent avant d'être déconstruits. Les trois musiciens jouent chacun de manière différente, ils forment trois strates distinctes qui se complètent néanmoins très bien, comme si le trio avait voulu produire une musique composée de drone, d'improvisation libre électroacoustique, et de noise. Là aussi, je serais curieux d'en entendre plus de cette formation, car elle possède un langage singulier, puissant et dynamique sans jouer fort.

Un volume qui se termine également en puissance avec le trio Katsura Yamauchi (saxophone alto), Ko Ishikawa (sho), Tetsu Saitoh (contrebasse). Sauf qu'ici ça joue plus fort de manière générale. L'instrumentation du trio est variée : un bois, une anche libre, des cordes. Et les techniques étendues abondent. Oui c'est un trio d'improvisation libre qui a conservé l'énergie et la puissance du free jazz. Un trio qui joue sur la spontanéité, l'interaction, la liberté, la recherche, et l'énergie. Même si certains ont déjà joué aux côtés d'Ernesto Rodrigues ou au sein de Skogen, on est ici assez loin du réductionnisme et du minimalisme. C'est plutôt maximale comme musique à vrai, le trio propose une improvisation urgente, puissante, et instantanée. Bien sûr, par moments, ça se calme, mais de manière générale, le trio joue fort, ou quand c'est plus calme, de manière tout de même dure, brute, bruitiste même. C'est très bien joué, les musiciens font preuve de créativité et de virtuosité, mais pas trop ma tasse de thé quand même...

Quant au cinquième volume c'est loin d'être mon préféré pour être honnête. Il débute avec un solo de Naoaki Miyamoto à la guitare. Là encore ça me va, même très bien. Il s'agit d'une longue pièce de vingt minutes très épurée. Une pièce où on ne sait pas trop si ce n'est que du larsen très simple, ou une suite pour ebow avec un peu de distorsion. En tout cas, Naoaki Miyamoto utilise sa guitare de manière linéaire et très austère, mais aussi avec une couleur unique. Souvent, on a plus l'impression d'entendre des cymbales frottées à l'archet (genre Eddie Prevost) qu'un solo de guitare. Et c'est cette similitude entre des instruments presque opposés que je trouve assez fascinante sur ce solo. La construction est simple bien évidemment, c'est continu et sans rupture, mais je ne vois pas trop comment ce genre de travail sur l'instrument pourrait être présenté autrement. Une belle pièce, mais qui ne rattrape pas vraiment celle qui suit malheureusement. Ce disque se termine avec une collaboration entre Chie Mukai (erhu, voix, percussion, danse) et le trio Tetragrammaton : TOMO à la vielle à la roue & saxophone soprano, Cal Lyall au synthétiseur analogique, gongs et cymbales, Nobunaga Ken à la batterie, gongs et percussions. D'un côté l'instrumentation fait rêver, sachant que le synthé analo, le soprano et la vielle comptent parmi mes instruments favoris, mais de l'autre côté, l'instrumentation ne fait pas tout malheureusement. Le quartet propose une longue improvisation libre de près de quarante minutes. Une improvisation qui fait parfois penser à l'Art Ensemble pour la liberté, l'énergie et les nombreuses percussions, mais sans le lyrisme de ces derniers, ni leur passion et leur créativité. C'est juste une longue plage chaotique de d'improvisation libre collective et non-idiomatique, avec quelques influences du free par moments pour l'aspect cri et la teinte lyrique de certains phrasés. Voici typiquement le genre d'improvisation qui m'ennuie : une improvisation qui se veut forte mais qui manque d'intensité, une improvisation qui part dans de multiples directions mais de manière trop velléitaire, une improvisation tape-à-l'œil en quelque sorte, qui, si elle ne manque pas de virtuosité souvent, manque tout de même de fond ou d'idée à mon avis.

Le sixième volume de cette compilation est certainement le plus singulier et le moins attendu de tous. Deux pièces inouïes, qui durent toutes les deux autour de 35 minutes. La première est un duo composé de Chihei Hatakeyama à l'ordinateur et de Kiyoshi Mizutani à l'électronique. Les lecteurs de cette page connaissent déjà les scènes onkyo et réductionnistes, et de loin ou de près, la scène psychédélique anglaise ou américaine des années 60 et 70. Imaginez-vous alors les deux réunis ensemble, genre Soft Machine passé au ralenti avec un fort accent sur la linéarité et l'exploration du timbre, ou les Pink Floyd passés au crible d'un Revox, ralentis et réverbéré un maximum. C'est à peu près ce à quoi ce duo pourrait être comparé, même s'il ne ressemble qu'à lui-même. Des nappes électroniques avec beaucoup d'écho et de réverb, un peu de flanger aussi certainement, le tout accompagné de vieux enregistrements détournés et parasités, et aussi, surtout, de beaucoup de silence. Une pièce vraiment étrange qui se baigne dans atmosphère froide, nocturne, liquide, hallucinée, comme une sorte de tourbillon au ralenti... Je ne sais pas vraiment si j'aime bien, ce n'est pas vraiment le genre de pièce que j'aurai envie de réécouter prochainement, mais en tout cas, elle laisse une impression unique, car elle évolue sur des paysages et des couleurs qui ne ressemblent à rien d'autre.

Et ça continue avec Hello, un trio encore plus étrange composé de Takahiro Kawaguchi (composition et guitare basse), Shinjiro Yamaguchi (guitare) et Satoshi Kanda (guitare basse). Avec Taku Unami, Takahiro Kawaguchi fait certainement parti des compositeurs les plus radicaux que le Japon connaisse. Et ce n'est pas cette pièce qui démontrera le contraire. Pour ce trio, Kawaguchi a écrit une pièce où chaque musicien ne joue qu'un son ou une note. Une basse bourdonne dans un coin, une note (qui ressemble à une note désaccordée de Jandek sur un disque rayé) suivie d'un larsen (ou pas) est répétée à la guitare, et une autre basse complètement saturée et distordue intervient aussi régulièrement. C'est à peu près tout ce qu'on entendre, les variations étant très minimales. Chaque élément est dispersé dans le temps de manière discontinue et apparemment irrationnelle. On ne sait pas trop pourquoi à certains moments il n'y qu'une seule personne, parfois deux, parfois trois, et parfois aucune. Bien sûr, chaque participation instrumentale modifie l'environnement et l'espace sonore, mais la forme reste très opaque. En tout cas, avec ce matériau très réduit et cette forme obscure, Hello parvient à faire évoluer la palette sonore d'un côté, mais également à déployer une sorte de narration abstraite. Hello suit un fil invisible qui nous amène toujours sur des territoires connus par la répétition, mais qui savent toujours surprendre, attirer et retenir l'attention. Et c'est là que je trouve cette pièce très forte. Une pièce ultra minimale et répétitive, du rock complètement déconstruit et réduit à presque rien. Comme pour le duo précédent, on dirait une sorte de rock old school, ou de drone, joué à la manière onkyo : une tentative louable et réussie pour du pur rock radical et minimal.

Quant au dernier disque ce coffret, c'est sans aucun doute un de mes préférés. Il commence avec un duo d'improvisation libre assez calme mais pas silencieux non plus. Il s'agit de Seiichi Yamamoto au yang chin, percussion, et guitare et Umeda Tetsuya au "fan" (électronique). Des cordes grattées, de longs larsens, des phrases atonales et des percussions frottées ou arythmiques et chaotiques, du bruit, des parasites, tous les ingrédients sont là pour faire de l'improvisation libre non-idiomatique en bonne et due forme. C'est un peu plus bruitiste que d'habitude ici, et surtout moins énergique, avec plus d'espace, et le yang chin apporte une petite touche asiatique qui change un peu. Une improvisation libre, spontanée et bruitiste réussie en somme. Autre duo pour continuer, avec Voima, soit Yasufumi Suzuki & Tetsuro Yasunaga, tous les deux à l'ordinateur. Ici, il s'agit d'une musique typique de la scène dite onkyo avec une longue pièce extrême pour fréquences sinusoïdales ultra aiguës. Ultra ultra, au bord de l'écoutable, au bord du supportable, les deux artistes avancent sur un terrain extrême mais pas très fort d'ondes proches de l'inaudible avec un fonds plus musical. Un des deux produit une sorte de boucle électronique plus proche de l'électro, un pattern synthétique en fonds sonore, par-dessus lequel on a du mal à se concentrer sur autre chose que sur les fréquences sur-aiguës. Une sorte de pop extrême, comme si Sachiko M avait collaboré avec un membre de Radiohead pour un duo inattendu d'electro-onkyo-pop, qui tend de plus en plus vers le noise minimaliste au fur et à mesure de ces 25 minutes.

Puis, pour finir, c'est à un des meilleurs trio de cette compilation de conclure le coffret : Tetuzi Akiyama à la guitare acoustique, Utah Kawasaki au synthétiseur analogique, et Katsura Yamauchi au saxophone alto. 25 minutes d'improvisation minimale, spacieuse, silencieuse, fine et sensible. Au premier plan, Akiyama délivre quelques arpèges et accords tonaux et atonaux de manière parcimonieuse et sensible. Et un peu derrière, du bruit parasitaire souvent proche du bruit blanc avec une fréquence dominante de manière déchirée et éclatée au synthé, et des notes médiums de saxophone à faible volume (il est clairement derrière). Cette improvisation joue beaucoup sur les espaces entre les notes, entre les bruits, entre les silences, et entre les musiciens. Le trio produit un espace sonore très singulier qui n'est jamais complètement silencieux, jamais complètement tonal, jamais complètement bruitiste, mais toujours un peu des trois. Une improvisation très équilibrée où chaque musicien joue précisément ce qu'il doit jouer au bon moment, et de manière très précise. Un haut moment de musique en somme, exécuté avec une précision, une virtuosité et une sensibilité peu communes.

Voilà en gros à quoi ressemble cet énorme coffret de sept disques qui compte des musiciens parfois extrêmes et radicaux, d'autres plus abordables, mais qui comptent surtout des personnalités hautement créatives et qui ont su développer un langage sonore unique, ou des formes très personnelles. Qu'elles soient instrumentales, acoustiques, électroniques, ou digitales,improvisées ou composées, la plupart de ces musiques s'intéressent au son, à sa réalité physique toujours, parfois aussi psychologique, et s'intéressent surtout aux innovations et aux explorations possibles. Mais en plus de s'y intéresser, ce qu'il faut noter avant tout, c'est qu'elles parviennent généralement, et c'est le plus important, à intéresser l'auditeur, pour leur modernité, leur singularité, et leur force.

compilation Ftarri Collection (coffret 7 CD, Meenna, 2013)

field recording

Le monde pris dans son ensemble est considéré comme une matière sonore inépuisable par de nombreux musiciens et artistes. Ce n'est pas forcément infini, mais on est très loin d'en avoir exploité toutes les ressources. Avant l'apparition des techniques d'enregistrement et de diffusion, l'environnement sonore a inspiré de nombreux musiciens qui ont tenté de le reproduire par le biais des instruments et de la composition, tel l'orage décrit dans la 6e symphonie de Beethoven, le train dans Pacific 231 de Honegger, etc. Jusqu'à l'apparition des premiers magnétophones et des bandes qui ont permis la manipulation immédiate de l'environnement sonore dans la musique concrète notamment. Aujourd'hui, l'environnement n'est plus seulement un modèle sonore à reproduire telle la nature envisagée par les peintres, ou un matériau sonore à modeler par les musiciens-techniciens, mais est envisagé également d'autres manières : comme un matériau réellement musical et déjà modelé (comme l'envisagent certains artistes à la suite de Cage, Stefan Thut et Manfred Werder par exemple), ou comme une matière musicale, qui pourrait s'intégrer à d'autres produits musicaux, qui serait considéré comme une sorte d'alter égo d'une masse orchestrale par exemple.

Ilios, membre du célèbre trio Mohammad, me semble ainsi considérer l'environnement sonore de cette manière. Ce n'est pas un musicien que je connais très bien, je l'ai vu une fois en solo pour un hommage à Karkowski, et j'ai écouté ses disques avec Mohammad, mais Nedifinebla Esenco, solo qu'il vient de publier sur son propre label, est le premier disque en solo que j'écoute d'Ilios. Ma première réaction a été la surprise devant l'utilisation prépondérante de field-recordings alors que je m'attendais à une suite de pièces basées sur les interférences entre des fréquences ultra-basses. Une partie (la deuxième piste sur les trois) est constituée de cette manière, une superbe piste où Ilios fait osciller des fréquences basses et explore les agitations qui résultent de leur frottement. Le résultat est une pièce linéaire et très vivante où Ilios parvient à donner vie à des fréquences très simples.

Mais sur les première et dernière pièces, Ilios utilise aussi de nombreux field-recordings, et c'est ce qui m'intéresse le plus ici. Le monde est ici considéré comme une matière musicale. Quelque chose qui a une place dans la musique, mais qui mérite d'être travaillée comme des instruments. Ilios utilise donc sur ce solo de nombreuses prises de son réalisées en Corée, des prises de sons sombres et industrielles, de chemins de fer lointains, de tuyauteries et d'aération, des prises de sons minimalistes et austères, équalisées et filtrées de manière à faire ressortir les fondamentales du bruit environnemental, l'ambiance et l'atmosphère spécifiques d'environnements déserts, des enregistrements qui sont ensuite arrangés avec des sinsusoïdes et quelques interventions instrumentales de Alice Hui-Sheng Chang (voix) et Nikos Veliotis (violoncelle) disséminées. Une suite très sombre, souvent proche du silence avec quelques passages plus forts, mais qui est surtout marquée par une atmosphère inquiétante et une utilisation très musicale du bruit ambient. Une volonté de mettre en forme le chaos sonore que forme le monde pris comme matière musicale. Et Ilios y parvient avec brio, inventivité, dans une ambiance qui peut rappeler les expériences psychoacoustiques de Dave Phillips par moments, le tout marqué par l'intérêt particulier d'Ilios pour l'interaction et les interférences entre les fréquences, qu'elles proviennent du monde, d'oscillateurs ou d'instruments. Très bon travail en somme.

Tarab, de son vrai nom Eamon Sprod, est un artiste sonore australien qui aborde l'environnement sonore d'une manière complètement différente et peut-être un peu plus traditionnelle. I'm lost, à paraître fin juin sur le label 23five, est le premier disque que j'entends de cet artiste et je ne sais donc pas comment il travaillait auparavant. Avec ce solo en tout cas, composé uniquement à partir de field-recordings, Tarab se situe dans la droite lignée de la musique concrète et aborde ses prises de sons comme une matière sonore inerte et à modeler pour qu'elle devienne musicale.

Le disque est composé de cinq pièces de durées moyennes (entre cinq et douze minutes) mais la distinction entre chacune se fait difficilement. Car Tarab compose chacune de ces pièces comme un immense collage de sources multiples, travaillées, filtrées, assemblées, démontées et remontées. Une musique de déconstruction et de décontextualisation du monde sonore pourrait-on dire. On reconnaît parfois l'environnement enregistré (un chantier, du vent dans un hall, etc.) mais ce dernier perd son sens et ses références pour ne devenir qu'un pur paysage sonore, pour former le labyrinthe psychologique de Tarab. Car là encore, les basses sont accentuées, les insectes grouillant aussi, et tout ce qui est anxiogène est souvent mis en avant, et là encore donc, j'ai envie de parler de musique psychoacoustique, qui teste les effets du son sur les émotions de l'auditeur, tout en les mettant à l'épreuve aussi, notamment lors des passages les plus harsh qui ne manquent pas.

En tout cas, Tarab compose ici avec une masse impressionnante de prises de sons qu'il décontextualise en les superposant et les filtrant, ou en les modifiant. Ici, le monde sonore n'est pas vraiment musical, il est sonore et c'est tout, et demande à être modelé et travaillé. Ce que ne manque pas de faire, et avec passion, Tarab. Il modèle le monde pour exposer sa vision psychoacoustique, sombre, oppressante et dure de la musique.

Avec Thomas Tilly, c'est encore une toute autre manière de travailler la matière environnementale, comme le montre un de ses derniers disques en solo, le superbe Script Geometry, un double LP plus un CD publiés par le label Aposiopèse. De la prise de son au montage, cet artiste nantais considère tout le processus de création comme un acte musical. Il ne s'agit d'enregistrer le premier environnement donné et de se dire qu'on pourra bien en faire quelque chose à un moment. C'est ce que laissent ressentir ces enregistrements réalisés en Guyane française en tout cas. Pour Thomas Tilly, l'environnement sonore semble bien être une sorte de matériau sonore, quelque de pas encore musical, mais déjà modelé d'une certaine manière, et qui ne redemande donc pas forcément un travail d'arrangement et de déformation comme dans la musique concrète.

Le matériau sonore que forment le monde et l'environnement sont des données qui ont déjà leur propre forme. Cela ne veut pas dire qu'il ne demande pas être travaillé, cela laisse seulement penser que le monde possède sa propre beauté, sa propre musicalité, mais qu'il reste encore à la découvrir et la mettre en forme pour la mettre en valeur. Si Thomas Tilly ne travaille que très peu ses prises de son, il n'utilise aucun effet électronique et équalise seulement ses enregistrements, en leur appliquant au maximum un léger filtre des fréquences basses en plus, le travail effectué est tout de même considérable. Pour ce disque, Thomas Tilly a passé un mois a enregistré une zone de biodiversité en forêt tropicale guyanaise. Un mois, jour et nuit, à accumuler des prises de sons classiques, mais également des prises de sons ultrasoniques pour mieux capturer la présence des communications animales notamment. Le travail d'enregistrement est déjà monumental, comme le laisse penser le CD présent dans cet album. Il s'agit ici d'une seule pièce d'une heure qui "documente" l'environnement sonore guyanais sur une longue durée. Un long enregistrement beau pour son exotisme peut-être, mais surtout pour sa simplicité et son minimalisme.

Sur les deux vinyles par contre, il s'agit de pièces plus courtes, entre 1 et 15 minutes, des pièces parfois mixées et éditées, parfois de simples phonographies, ou une superposition de phonographies sans édition. A vrai dire, c'est assez difficile de distinguer ce qui est mixé de ce qui ne l'est pas, puisque le travail de composition semble s'accomplir dès la prise de son, à travers le choix de micros, la situation géographique, l'orientation, etc. En tout cas, avec cette matière plutôt brute, Thomas Tilly a su composer neuf pièces avec des couleurs propres, une ambiance spécifique, une atmosphère singulière, etc. Il est parvenu a véritablement composer de la musique avec le bruit du monde, à créer une architecture sonore magnifique pour ses textures, pour ses constructions, pour ses dynamiques. Et il y est parvenu car il manipule les micros comme un instrumentiste, dans une attitude et une posture proprement musicales, et car il sait choisir et manipuler ces prises de sons comme un compositeur. Ce n'est pas que du bruit, ce n'est pas que du field-recording, c'est de la musique, et de la bonne musique.

Clairement, Thomas Tilly ne s'intéresse qu'aux sons naturels, en tout cas, au sein de ses enregistrements publiés. De tout ce que j'ai entendu, depuis les prises de sons hydrophoniques jusqu'à celles en forêt tropicale, en passant également par des prises de son au bord d'un lac français et de ruches d'abeilles, comme on peut en trouver sur un vinyle également publié cette année par le label aussenraum, et intitulé Le Cébron / Statics and sowers, il n'y avait que des enregistrements en milieu naturel - hormis sa collaboration avec Jean-Luc Guionnet (qui, par ailleurs a réalisé les dessins de la pochette de ce dernier vinyle), qui n'est pas une œuvre de field recording. Le Cébron est le nom du lac où la première pièce a été enregistrée, un lac français au bord duquel Thomas Tilly et quelques personnes ont manipulé de la glace. C'est aussi le nom de cette pièce sous-titrée Musique concrète du dehors. Car tout donne l'impression d'entendre des manipulations électroniques d'enregistrements, et pourtant non. Encore une fois, pas d'édition, pas de traitement électronique, hormis une équalisation. Thomas Tilly, j'imagine, a su bien coordonner la manipulation de la glace pour obtenir des sons vraiment étonnants, et proches de la musique électronique. Mais il a également su choisir ces enregistrements et les assembler de manière à faire une sorte de suite qui va decrescendo, une suite avec de moins en moins de volume et de plus en plus d'espace, qui prend également en compte le bruit de l'air sans qu'il soit réellement présent, et se place dans une atmosphère et un territoire sonore vraiment originaux. Quant à Statics and sowers, dédicacée à Karkowski, il s'agit ici d'un mélange d'enregistrements de ruches et de tables de mixage en larsen. Les sources sont donc multiples, et se distinguent clairement. Je ne sais pas si Thomas Tilly a décidé de rajouter du larsen pour l'hommage à Karkowski, ou s'il était seulement attiré par la ressemblance qu'on peut trouver entre le son des ruches et les parasites des tables de mixage. En tout cas, cette deuxième pièce, pour ce qui est des prises de son, est tout aussi épurée et redondante que la première, tout aussi riche aussi. L'ajout d'électroniques met du mouvement et de la profondeur aux enregistrements, et permet d'élaborer un dialogue entre deux milieux qu'on aurait jamais imaginé voir se rencontrer... En tout cas, Thomas Tilly démontre encore une fois qu'en adoptant une posture instrumentale lors de la prise de son et une posture de compositeur lors du choix des prises, de leur assemblage et de leur mixage, on peut faire résonner le monde tout autrement sans le modifier, on peut le transformer en musique sans le traiter. Avec de la patience et du travail, tout semble pouvoir devenir musique, tout l'environnement sonore semble être potentiellement musical.

Zones d'activité humaine quotidienne ou industrielle, zone naturelle peuplée par des animaux ou non, zones d'activité de certaines espèces, cours d'eau, aéroport, zone urbaine désaffectée, etc. la diversité offerte par le monde semble être une source inépuisable d'un côté. Mais de l'autre côté, le plus vertigineux, c'est certainement la créativité des artistes et la faculté d'approcher le monde d'autant de manières différentes que de personnalités presque. Si la source des musiciens et leur volonté sont les mêmes (utiliser l’environnement sonore pour faire de la musique), les approches différentes créent autant de mondes sonores et de mondes musicaux qu'il y a de manière d'aborder le field-recording. Autant d'esthétiques possibles et de transformations du monde ou de la musique, toute la richesse de cette pratique vient de cette confrontation entre la manière d'aborder l'enregistrement, celle de considérer la musique, et la manière dont on concilie les deux.

ILIOS - Nedifinebla Esenco (CD, Antifrost, 2014)
TARAB - I'm lost (CD, 23five, 2014)
THOMAS TILLY - Script Geometry (2LP + CD, Aposiopèse, 2014)
THOMAS TILLY - Le Cébron / Statics and sowers (LP, aussenraum, 2014)