Le monde pris dans son ensemble est considéré comme une matière sonore inépuisable par de nombreux musiciens et artistes. Ce n'est pas forcément infini, mais on est très loin d'en avoir exploité toutes les ressources. Avant l'apparition des techniques d'enregistrement et de diffusion, l'environnement sonore a inspiré de nombreux musiciens qui ont tenté de le reproduire par le biais des instruments et de la composition, tel l'orage décrit dans la 6e symphonie de Beethoven, le train dans Pacific 231 de Honegger, etc. Jusqu'à l'apparition des premiers magnétophones et des bandes qui ont permis la manipulation immédiate de l'environnement sonore dans la musique concrète notamment. Aujourd'hui, l'environnement n'est plus seulement un modèle sonore à reproduire telle la nature envisagée par les peintres, ou un matériau sonore à modeler par les musiciens-techniciens, mais est envisagé également d'autres manières : comme un matériau réellement musical et déjà modelé (comme l'envisagent certains artistes à la suite de Cage, Stefan Thut et Manfred Werder par exemple), ou comme une matière musicale, qui pourrait s'intégrer à d'autres produits musicaux, qui serait considéré comme une sorte d'alter égo d'une masse orchestrale par exemple.
Ilios, membre du célèbre trio Mohammad, me semble ainsi considérer l'environnement sonore de cette manière. Ce n'est pas un musicien que je connais très bien, je l'ai vu une fois en solo pour un hommage à Karkowski, et j'ai écouté ses disques avec Mohammad, mais Nedifinebla Esenco, solo qu'il vient de publier sur son propre label, est le premier disque en solo que j'écoute d'Ilios. Ma première réaction a été la surprise devant l'utilisation prépondérante de field-recordings alors que je m'attendais à une suite de pièces basées sur les interférences entre des fréquences ultra-basses. Une partie (la deuxième piste sur les trois) est constituée de cette manière, une superbe piste où Ilios fait osciller des fréquences basses et explore les agitations qui résultent de leur frottement. Le résultat est une pièce linéaire et très vivante où Ilios parvient à donner vie à des fréquences très simples.
Mais sur les première et dernière pièces, Ilios utilise aussi de nombreux field-recordings, et c'est ce qui m'intéresse le plus ici. Le monde est ici considéré comme une matière musicale. Quelque chose qui a une place dans la musique, mais qui mérite d'être travaillée comme des instruments. Ilios utilise donc sur ce solo de nombreuses prises de son réalisées en Corée, des prises de sons sombres et industrielles, de chemins de fer lointains, de tuyauteries et d'aération, des prises de sons minimalistes et austères, équalisées et filtrées de manière à faire ressortir les fondamentales du bruit environnemental, l'ambiance et l'atmosphère spécifiques d'environnements déserts, des enregistrements qui sont ensuite arrangés avec des sinsusoïdes et quelques interventions instrumentales de Alice Hui-Sheng Chang (voix) et Nikos Veliotis (violoncelle) disséminées. Une suite très sombre, souvent proche du silence avec quelques passages plus forts, mais qui est surtout marquée par une atmosphère inquiétante et une utilisation très musicale du bruit ambient. Une volonté de mettre en forme le chaos sonore que forme le monde pris comme matière musicale. Et Ilios y parvient avec brio, inventivité, dans une ambiance qui peut rappeler les expériences psychoacoustiques de Dave Phillips par moments, le tout marqué par l'intérêt particulier d'Ilios pour l'interaction et les interférences entre les fréquences, qu'elles proviennent du monde, d'oscillateurs ou d'instruments. Très bon travail en somme.
Tarab, de son vrai nom Eamon Sprod, est un artiste sonore australien qui aborde l'environnement sonore d'une manière complètement différente et peut-être un peu plus traditionnelle. I'm lost, à paraître fin juin sur le label 23five, est le premier disque que j'entends de cet artiste et je ne sais donc pas comment il travaillait auparavant. Avec ce solo en tout cas, composé uniquement à partir de field-recordings, Tarab se situe dans la droite lignée de la musique concrète et aborde ses prises de sons comme une matière sonore inerte et à modeler pour qu'elle devienne musicale.
Le disque est composé de cinq pièces de durées moyennes (entre cinq et douze minutes) mais la distinction entre chacune se fait difficilement. Car Tarab compose chacune de ces pièces comme un immense collage de sources multiples, travaillées, filtrées, assemblées, démontées et remontées. Une musique de déconstruction et de décontextualisation du monde sonore pourrait-on dire. On reconnaît parfois l'environnement enregistré (un chantier, du vent dans un hall, etc.) mais ce dernier perd son sens et ses références pour ne devenir qu'un pur paysage sonore, pour former le labyrinthe psychologique de Tarab. Car là encore, les basses sont accentuées, les insectes grouillant aussi, et tout ce qui est anxiogène est souvent mis en avant, et là encore donc, j'ai envie de parler de musique psychoacoustique, qui teste les effets du son sur les émotions de l'auditeur, tout en les mettant à l'épreuve aussi, notamment lors des passages les plus harsh qui ne manquent pas.
En tout cas, Tarab compose ici avec une masse impressionnante de prises de sons qu'il décontextualise en les superposant et les filtrant, ou en les modifiant. Ici, le monde sonore n'est pas vraiment musical, il est sonore et c'est tout, et demande à être modelé et travaillé. Ce que ne manque pas de faire, et avec passion, Tarab. Il modèle le monde pour exposer sa vision psychoacoustique, sombre, oppressante et dure de la musique.
Avec Thomas Tilly, c'est encore une toute autre manière de travailler la matière environnementale, comme le montre un de ses derniers disques en solo, le superbe Script Geometry, un double LP plus un CD publiés par le label Aposiopèse. De la prise de son au montage, cet artiste nantais considère tout le processus de création comme un acte musical. Il ne s'agit d'enregistrer le premier environnement donné et de se dire qu'on pourra bien en faire quelque chose à un moment. C'est ce que laissent ressentir ces enregistrements réalisés en Guyane française en tout cas. Pour Thomas Tilly, l'environnement sonore semble bien être une sorte de matériau sonore, quelque de pas encore musical, mais déjà modelé d'une certaine manière, et qui ne redemande donc pas forcément un travail d'arrangement et de déformation comme dans la musique concrète.
Le matériau sonore que forment le monde et l'environnement sont des données qui ont déjà leur propre forme. Cela ne veut pas dire qu'il ne demande pas être travaillé, cela laisse seulement penser que le monde possède sa propre beauté, sa propre musicalité, mais qu'il reste encore à la découvrir et la mettre en forme pour la mettre en valeur. Si Thomas Tilly ne travaille que très peu ses prises de son, il n'utilise aucun effet électronique et équalise seulement ses enregistrements, en leur appliquant au maximum un léger filtre des fréquences basses en plus, le travail effectué est tout de même considérable. Pour ce disque, Thomas Tilly a passé un mois a enregistré une zone de biodiversité en forêt tropicale guyanaise. Un mois, jour et nuit, à accumuler des prises de sons classiques, mais également des prises de sons ultrasoniques pour mieux capturer la présence des communications animales notamment. Le travail d'enregistrement est déjà monumental, comme le laisse penser le CD présent dans cet album. Il s'agit ici d'une seule pièce d'une heure qui "documente" l'environnement sonore guyanais sur une longue durée. Un long enregistrement beau pour son exotisme peut-être, mais surtout pour sa simplicité et son minimalisme.
Sur les deux vinyles par contre, il s'agit de pièces plus courtes, entre 1 et 15 minutes, des pièces parfois mixées et éditées, parfois de simples phonographies, ou une superposition de phonographies sans édition. A vrai dire, c'est assez difficile de distinguer ce qui est mixé de ce qui ne l'est pas, puisque le travail de composition semble s'accomplir dès la prise de son, à travers le choix de micros, la situation géographique, l'orientation, etc. En tout cas, avec cette matière plutôt brute, Thomas Tilly a su composer neuf pièces avec des couleurs propres, une ambiance spécifique, une atmosphère singulière, etc. Il est parvenu a véritablement composer de la musique avec le bruit du monde, à créer une architecture sonore magnifique pour ses textures, pour ses constructions, pour ses dynamiques. Et il y est parvenu car il manipule les micros comme un instrumentiste, dans une attitude et une posture proprement musicales, et car il sait choisir et manipuler ces prises de sons comme un compositeur. Ce n'est pas que du bruit, ce n'est pas que du field-recording, c'est de la musique, et de la bonne musique.
Clairement, Thomas Tilly ne s'intéresse qu'aux sons naturels, en tout cas, au sein de ses enregistrements publiés. De tout ce que j'ai entendu, depuis les prises de sons hydrophoniques jusqu'à celles en forêt tropicale, en passant également par des prises de son au bord d'un lac français et de ruches d'abeilles, comme on peut en trouver sur un vinyle également publié cette année par le label aussenraum, et intitulé Le Cébron / Statics and sowers, il n'y avait que des enregistrements en milieu naturel - hormis sa collaboration avec Jean-Luc Guionnet (qui, par ailleurs a réalisé les dessins de la pochette de ce dernier vinyle), qui n'est pas une œuvre de field recording. Le Cébron est le nom du lac où la première pièce a été enregistrée, un lac français au bord duquel Thomas Tilly et quelques personnes ont manipulé de la glace. C'est aussi le nom de cette pièce sous-titrée Musique concrète du dehors. Car tout donne l'impression d'entendre des manipulations électroniques d'enregistrements, et pourtant non. Encore une fois, pas d'édition, pas de traitement électronique, hormis une équalisation. Thomas Tilly, j'imagine, a su bien coordonner la manipulation de la glace pour obtenir des sons vraiment étonnants, et proches de la musique électronique. Mais il a également su choisir ces enregistrements et les assembler de manière à faire une sorte de suite qui va decrescendo, une suite avec de moins en moins de volume et de plus en plus d'espace, qui prend également en compte le bruit de l'air sans qu'il soit réellement présent, et se place dans une atmosphère et un territoire sonore vraiment originaux. Quant à Statics and sowers, dédicacée à Karkowski, il s'agit ici d'un mélange d'enregistrements de ruches et de tables de mixage en larsen. Les sources sont donc multiples, et se distinguent clairement. Je ne sais pas si Thomas Tilly a décidé de rajouter du larsen pour l'hommage à Karkowski, ou s'il était seulement attiré par la ressemblance qu'on peut trouver entre le son des ruches et les parasites des tables de mixage. En tout cas, cette deuxième pièce, pour ce qui est des prises de son, est tout aussi épurée et redondante que la première, tout aussi riche aussi. L'ajout d'électroniques met du mouvement et de la profondeur aux enregistrements, et permet d'élaborer un dialogue entre deux milieux qu'on aurait jamais imaginé voir se rencontrer... En tout cas, Thomas Tilly démontre encore une fois qu'en adoptant une posture instrumentale lors de la prise de son et une posture de compositeur lors du choix des prises, de leur assemblage et de leur mixage, on peut faire résonner le monde tout autrement sans le modifier, on peut le transformer en musique sans le traiter. Avec de la patience et du travail, tout semble pouvoir devenir musique, tout l'environnement sonore semble être potentiellement musical.
Zones d'activité humaine quotidienne ou industrielle, zone naturelle peuplée par des animaux ou non, zones d'activité de certaines espèces, cours d'eau, aéroport, zone urbaine désaffectée, etc. la diversité offerte par le monde semble être une source inépuisable d'un côté. Mais de l'autre côté, le plus vertigineux, c'est certainement la créativité des artistes et la faculté d'approcher le monde d'autant de manières différentes que de personnalités presque. Si la source des musiciens et leur volonté sont les mêmes (utiliser l’environnement sonore pour faire de la musique), les approches différentes créent autant de mondes sonores et de mondes musicaux qu'il y a de manière d'aborder le field-recording. Autant d'esthétiques possibles et de transformations du monde ou de la musique, toute la richesse de cette pratique vient de cette confrontation entre la manière d'aborder l'enregistrement, celle de considérer la musique, et la manière dont on concilie les deux.
ILIOS - Nedifinebla Esenco (CD, Antifrost, 2014)
TARAB - I'm lost (CD, 23five, 2014)
THOMAS TILLY - Script Geometry (2LP + CD, Aposiopèse, 2014)
THOMAS TILLY - Le Cébron / Statics and sowers (LP, aussenraum, 2014)