De mon point de vue, j'ai souvent l'impression que les États-Unis sont le pays qui compte le plus de compositeurs et improvisateurs intéressants. Il y a bien sûr Pisaro, une des plus importantes figures musicales actuelles à mon avis, mais aussi Anne Guthrie que j'admire beaucoup, Lescalleet pour ses manipulations de cassette qui renversent tous les codes établis et les attentes des auditeurs, et j'en oublie certainement. Dans cet article en tout cas, je présenterai seulement deux personnes qui évoluent chacune sur des territoires différents.
Le premier dont je parlerai est Nick Hennies, que j'ai déjà chroniqué à plusieurs reprises ici, et que j'apprécie énormément pour son dernier solo où étaient présentées une pièce de lui-même et des réalisations de pièces de John Cage et de Peter Ablinger. Un autre de ses albums que j'avais également adoré était une réalisation d'une pièce de Jürg Frey. Tout ça pour dire que Nick Hennies est un percussionniste qui utilise principalement le vibraphone, qui joue régulièrement avec Greg Stuart (un des plus proches collaborateurs de Pisaro), et qui s'intéresse beaucoup - comme le montre le listing de ces collaborations et des compositeurs qu"il a joué - aux musiques expérimentales écrites, et notamment aux musique qu'on pourrait appeler minimalistes - à noter d'ailleurs que les États-Unis comptent certainement tous les plus importants compositeurs qui ont pu s'intéresser à cette approche musicale.
Mais bref, passons maintenant au dernier solo de Nick Hennies publié par Quakebasket, le label de Tim Barnes, sobrement intitulé Work. Deux pièces composées par le percussionniste sont présentées sur ce disque. La première se nomme Settle et est une pièce solo pour vibraphone jouée par Nick Hennies lui-même. Il s'agit d'une pièce minimaliste axée notamment sur la répétition et un jeu extraordinairement dense et riche sur la pédale de maintien du son. A un tempo assez rapide et constant, Nick Hennies frappe son vibraphone et laisse les notes résonner. Après chaque attaque, des harmoniques se forment et se mélangent pour former une seconde couche sonore qui se juxtapose aux notes "jouées". Ce qui est impressionnant, c'est la précision avec laquelle l'instrument est abordé ici, et la richesse qui ressort d'une composition en apparence très simple. C'est répétitif, constant, sans faute, certes, mais c'est surtout la seconde couche qui apparaît comme quelque chose de magique et de surtout magnifique.
Avec Expenditures, Nick Hennies rejoue pratiquement la même chose, une autre pièce de 10 minutes également en solo, jusqu'à ce qu'une formation importante vienne le rejoindre et le soutenir. Les musiciens présents sont Ingebrigt Håker Flaten et
Brent Fariss aux contrebasses,
Chris Cogburn aux percussion et sine waves, Jon Doyle à la clarinette,
Steve Parker au trombone
et Travis Weller au violon. Des noms qui sont parfois associés aux musiques improvisées, mais ici pas du tout. Les musiciens, par-dessus le vibraphone en mode toujours répétitif, obsessionnel et axé sur le spectre harmonique, jouent des sortes de mélodies étirées dans une ambiance froide et nostalgique (genre Mohammad) avec parfois quelques sortes de soli improvisés non-idiomatiques en apparence, mais quand même en lien avec les fondamentales joués au vibraphone. Tout un réseau de sons se crée au gré des mélanges et des superpositions entre les différentes couches (répétitives, spectrales et harmoniques, mélodieuses et continues, improvisées et hachées). Et le résultat est une sorte de belle architecture sonore complexe et hybride, riche et simple en même temps. Une superposition de couches hétérogènes qui parvient tout de même à une grande cohérence et une grande unité, où chaque instrument tient son rôle et apporte toujours une profondeur ou un relief supplémentaire à la construction sonore de Nick Hennies.
Voilà un excellent travail qui mêle très bien différents modèles musicaux, un travail cosmopolite et hétérogène qui va bien au-delà du minimalisme, du réductionnisme, de l'improvisation et peut-être même de la composition. Je serais curieux de voir la partition à ce propos pour mieux comprendre ce qui est clairement écrit et la marge de liberté laissée aux différents interprètes. Recommandé en tout cas, pour la beauté de ces compositions, pour la virtuosité de Nick Hennies, et pour la richesse de cette seconde pièce.
Le second jeune musicien dont je souhaiterais parler ici s'appelle Marcus Rubio. (Pour ceux qui me suivent un peu, j'ai publié un de ces disques il y a quelques mois en version digitale sur le label crisis.) Ce dernier, comme Nick Hennies, a également étudié la musique en Californie (à CalArts, où enseigne Pisaro entre autres), et habite aussi au Texas. Il évolue dans des musiques très variées allant du folk au minimalisme en passant par l'improvisation électroacoustique et la noise. Et il y a quelques mois aussi, sur Copy For My Records, l'excellent label de Richard Kammerman (autre jeune musicien américain passionnant), Marcus Rubio a publié un disque intitulé Music for Microphones.
Le titre parle de lui-même. Il s'agit ici d'une suite de sept courtes pièces qui explorent uniquement des micros. Micros chant, pick-ups, neufs, détériorés, en larsen ou non, légèrement accompagnés d'électronique parfois, Marcus Rubio explore ici toutes les possibilités offertes par cet instrument technique. Sur la première pièce, ce dernier joue sur les phénomènes électromagnétiques du micro, et on a fortement l'impression d'entendre un Theremin, sur la quatrième il s'amplifie et se parasite soufflant dans des bouteilles de bières, sur la cinquième, il joue des larsens aigus qu'on connaît tous. Le dispositif est simple et réduit, mais la palette et les atmosphères sont larges, riches. Marcus Rubio explore le micro d'une manière particulière sur chaque pièce, en utilisant un parasite précis, une interaction avec un ampli donné, avec une source sonore particulière. Il s'agit en quelque sorte de minimalisme, dans le dispositif en tout cas, mais les résultats sont très hétérogènes. Marcus Rubio invente un univers à chaque pièce, un univers parfois psychédélique, d'autres fois noise, parfois sombre, parfois rigolo, daté à certains moments, très actuels à d'autres. Bref, le micro est constamment réinventé et régénéré durant cette suite, et l'inventivité technique de Rubio - le nombre de possibilités trouvées dans un dispositif très réduit - étonne et surprend à chaque fois.
Il y aurait encore bien d'autres musiciens dont il faudrait parler, certains ont déjà été chroniqués ici, d'autres le seront plus tard, et d'autres encore seront certainement oubliés pour toujours. Mais ça me paraissait important de commencer par signaler déjà deux facettes de la musique américaine, car ce sont tous les deux des musiciens qui ont un univers propre et singulier, qui évoluent sur des territoires aussi personnels qu'innovants, et qui me paraissent pour cela-même dignes d'intérêt.
NICK HENNIES - Work (CD/digital, Quakebasket, 2014) : bandcamp
MARCUS RUBIO - Music for Microphones (CD, Copy For Your Records, 2014) : lien / bandcamp