Si mes souvenirs sont exacts, les
harmony series au complet forment un ensemble d’une petite
trentaine de pièces, chacune étant la traduction musicale d’un
poème ou d’un extrait littéraire d’écrivains divers (Oswald
Egger, Nathalie Sarraute, Lao Tseu, etc.). Les pièces sont très
variables dans leur forme et leur structure générale, elles peuvent
être pour deux ou une dizaine de musiciens, il y a une en solo,
elles peuvent durer quelques minutes (deux ou trois), ou vingt
minutes, jusqu’à une ou deux heures je crois. Quoi qu’il en
soit, elles ont aussi plusieurs points communs. Tout d’abord,
l’utilisation temporairement indéterminée du silence souvent,
l’utilisation de notes également indéterminées, ainsi qu’un
volume très faible. Ce qui se traduit chez Pisaro par une formule
récurrente dans chacune des pièces : « soft, pure and
clean ». Et c’est là où l’influence de la guitare se fait
le plus ressentir. Pisaro demande aux musiciens d’intégrer à
l’environnement sonore des notes et des harmonies pures et simples
comme une guitare, des notes qui se traduiront au fil du temps par
des sinusoïdes, comme on en entend déjà sur ces réalisations.
Quand Pisaro écrit pour des instruments et s’intéresse à
l’harmonie, l’influence de la guitare se fait tout de suite
ressentir, les attaques doivent êtres claires, le bruit absent, les
harmoniques sont restreintes par le volume, le son est droit, pur,
stable et mécanique comme lors de la vibration d’une corde, et
c’est cette simplicité et cette réduction drastique des moyens
qui font toute la beauté de ces pièces.
Pour parler de ce disque, Pisaro
présente neuf pièces réalisées à la guitare et aux sinusoïdes,
en compagnie de son fidèle collaborateur Greg Stuart(percussions), ainsi que de Kathryn Pisaro (hautbois et cor
anglais), Johnny Chang (violon), James Orsher
(harmonium), Marc Sabat (violon) et Mark So (piano). Si
je voulais parler de ce disque ici, c’est parce que c’est un des
rares disques où on entend Pisaro réaliser ses compositions sans
field-recordings ni bruits environnementaux. Il est à la guitare
pure, ou aux sinusoïdes, en toute simplicité. Les deux plus longues
pièces du disque sont d’ailleurs deux duos de Pisaro et sa femme
pour des pièces de quinze et vingt minutes où on entend les notes
s’enchaîner à des silences et des respirations qui laissent
apparaître en filigrane le monde de l’auditeur. Mais ce qui est
intéressant, c’est que, hormis sur les pièces en solo de Greg
Stuart, on a toujours l’impression d’entendre qu’un seul
instrument, même quand les instrumentistes sont cinq. Tout le monde
joue de manière « détuné », c’est vraiment « pure,
soft and clean », les instruments se différencient à peine
des sinusoïdes et ces notes sans timbre s’intègrent parfaitement
à l’environnement extérieur grâce à leur simplicité et leur
pureté. L’absence de musicalité dans les notes rend le monde
musical, et c’est ce qui fait toute la beauté et la poésie de la
musique de Pisaro. Des procédés mécaniques et réduits pour
enrichir de manière poétique le monde et la musique. Donc oui,
encore une fois, je trouve ça merveilleux…
Un autre
guitariste qui a délibérément réduit sa palette est Manuel Mota. Manuel Mota fait partie de cette nouvelle génération de
guitaristes qui pratiquent une forme d’improvisation libre qu’on
pourrait dire appeler « post-réductionniste ».
Sur Sings par exemple,
paru en 2009 sur son propre label, Manuel Mota propose une suite de
huit courtes improvisations pour guitare seule. Le guitariste
espagnol n’utilise pas ou peu de techniques étendues, quelques
harmoniques parfois, quelques désaccordages, et c’est tout. Sur
ces improvisations, Manuel Mota joue de manière atonale et souvent
arythmique, avec beaucoup d’espace, un peu de silence. D’une
certaine manière, ça ressemble à du Derek Bailey, mais en beaucoup
plus calme, plus silencieux et mélodieux. De tout ce que j’ai
entendu de Manuel Mota, Sings est peut-être le disque où
l’influence de Derek Bailey et de Taku Sugimoto se font le mieux
ressentir je trouve. Mota improvise de manière libre, il joue ce qui
sort, ce qui doit sortir, mais en réduisant sa palette au minimum
vital : des notes pincées, uniquement des notes pincées. Mota
joue beaucoup sur les attaques, sur la durée des notes, mais peu sur
les textures ou les couleurs, ni sur l’intensité ou les
volumes. Il propose une suite un peu monotone d’improvisations
atonales calmes et spacieuses, mais ce sont surtout la singularité
et la personnalité des univers sonores qui sont marquant dans ces
improvisations.
Manuel Mota a développé un son simple
mais qui lui est propre, il a développé un langage réduit mais
très singulier, un langage capable de produire des atmosphères très
intimes, singulières, personnelles, et créatives, que l’on
reconnaît entre mille.
Quelques années plus tard, dès le
début des années 2000, Manuel Mota ne s’est pas à
proprement parler réorienter, mais il a légèrement dévié vers
une nouvelle voie. Deux de ces derniers disques également publiés
sur son label en témoignent, ainsi que l’excellent coffret publié
par Dromos il y a environ un an.
Sur ST13 et Blackie,
tous les deux édités en CD-r au début des années 2010, Manuel
Mota s’est orienté vers une forme d’improvisation plus
mélodieuse encore. Ses improvisations sont moins atonales, moins
marquées par l’improvisation libre, mais plus par Sugimoto. Il
propose ainsi deux soli pour guitare électrique avec un peu de
réverbération seulement je crois, une reverb un peu blues qui
renforce l’aspect intime et mélancolique de ces superbes pièces.
Les deux disques sont proches, c’est pour ça que je parle des deux
comme un seul. Manuel Mota a développé un langage qui lui est
propre et s’y tient. Il joue une musique qui lui est très
personnelle, une musique toujours très espacée, avec des notes
tenues le plus longtemps possible et qui s’échappent dans un
silence très proche, une musique mélodieuse où, comme chez Feldman
d’une certaine manière, la mélodie n’a ni début ni fin, elle
n’a que de l’espace entre chacun de ses éléments pour la
sculpter. Les silences ne sont pas si nombreux, mais l’interaction
est très forte entre le silence et le son, chacun sculpte l’autre,
chacun semble comme produire son prochain.
La musique de Manuel Mota est une
musique qui ne peut être jouée que par un guitariste, les attaques
comme la durée des notes forment la musique même, plus que les
notes jouées. Seul cet instrument peut produire cette ambiance, mais
en même temps, je crois que seul Mota peut créer cette musique
tellement elle est personnelle, sensible, fine, précise et belle. Au
premier abord, on peut avoir l’impression d’entendre une musique
de film, genre musique pour Jarmusch, mais très vite on se rend
compte que cette musique se suffit à elle-même, que ce n’est pas
une musique d’ambiance, mais une musique forte, qui renferme plein
de sentiments et de sensations, qui possède et véhicule sa propre
histoire. Et pour toutes ces raisons, Manuel Mota me semble également
faire partie des guitaristes les plus importants de ce début de
siècle.
Et en écoutant ces derniers disques
de Manuel Mota, c’est assez difficile de ne pas penser à Taku
Sugimoto ou Tetuzi Akiyama, deux guitaristes japonais qui ont tous
les deux optés pour un mode de jeu réduit au strict minimum. Ces
dernières années, Akiyama a longuement développé une forme
d’improvisation mélodique et espacée également, avec pas mal de
silence, et une absence d’effets ou de techniques étendues. Une
forme d’improvisation réductionniste qui a beaucoup plu à la
scène expérimentale coréenne et qui a valu à ce dernier une
invitation à collaborer pour une petite tournée en Corée, fin
2010.
01, publié par le label
coréen dotolim, témoigne ainsi d’une collaboration inédite entre
Hong Chulki (platines), Tetuzi Akiyama (guitare) et JinSangtae (disques durs). Hormis durant les dernières minutes de
ce disque où on le reconnaît mieux, Tetuzi Akiyama n’utilise pas
vraiment son mode de jeu mélodique durant cette improvisation d’une
cinquantaine de minutes. Il utilise une guitare acoustique amplifié,
et joue beaucoup sur le larsen. Pour cette session, Akiyama joue le
jeu des coréens et se fond dans cette ambiance unique dont ils sont
les seuls à avoir le secret. Longs larsens basses à la guitare,
frottements abrasifs des platines qui se placent souvent en ruptures
au niveau de l’intensité, et une installation de disques durs qui
produisent des suraigus parfois à la limite de l’audible. Le trio
improvise d’une manière qui dépasse l’improvisation
non-idiomatique. Il ne s’agit plus de déjouer les idiomes ici,
mais de déjouer et de dépasser le musical. Tous les repères
mélodiques, rythmiques, structurels, formels, et sonores sont niés
au profit d’une pure plongée dans un monde sonore unique. Un
univers calme mais agressif, contemplatif mais extrêmement dur. Le
trio joue dans les extrêmes, dans l’inouï et parfois l’inaudible.
Il joue sur des fréquences simples et dures, sur des textures
extrêmes et longues, mais de manière complètement nouvelle et
informelle, où toutes les habitudes de la noise, des musiques
improvisées comme des musiques minimalistes sont utilisées et
détournées au profit d’une musique entièrement neuve, créative
et singulière.
Une longue improvisation comme seuls
ces trois musiciens pouvaient la faire, où les instruments ne se
distinguent pas des machines, où une machine aussi inhabituelle
qu’un disque dur ne se reconnaît pas plus qu’un instrument aussi
conventionnel qu’une guitare sèche. Une improvisation, je le
répète, très dure et calme, spacieuse et abrasive, mais qui dénote
vraiment des productions noise, impro ou minimalistes actuelles.