Comme le saxophone, la guitare est un
instrument avec une longue histoire au sein des musiques actuelles et
populaires. Et utiliser un instrument aussi connoté dans les
musiques nouvelles ou expérimentales, comme dans les musiques
improvisées, n’est pas chose aisée. Je vois la guitare comme un
instrument truffé d’archétypes et d’idiomes mécaniques, et
pourtant, avec une bonne dose d’inventivité et de créativité,
beaucoup de musiciens parviennent à surmonter les écueils de cet
instrument. Certains dénient purement et simplement l’instrument
pour en inventer un autre sur cette base, d’autres déjouent les
codes en les réutilisant ; bref, de nombreuses possibilités
sont encore d’actualité pour continuer de fabriquer de nouvelles
musiques avec la guitare.
Evidemment, la
première personne à qui je pense et qui a su inventer un nouveau
langage avec la guitare est Derek Bailey, mais il est mort
maintenant, et l’autre personne à qui je pense et qui a également
inventé un autre langage presque simultanément et dans le même
pays est Keith Rowe. Ce dernier s’est toujours intéressé à
l’improvisation, mais d’une autre manière que Derek, pour Keith
Rowe, l’improvisation demande la même rigueur que la réalisation
de pièces écrites. Il a toujours improvisé, mais parallèlement,
il a toujours interprété de nombreuses pièces de musiques
contemporaines, et est toujours resté plus influencé par
Shostakovich et Haydn que par Ornette Coleman et Peter Brötzmann.
Ainsi, il y a une dizaine d’années je crois, il a rencontré le
trio nantais Formanex pour jouer quelques pages de Treatise de Cornelius Cardew, et aujourd’hui, il retrouve ce même trio pour
former le NG4 Quartet.
Pour ce premier disque intitulé A
quartet for guitars, Keith Rowe, Julien Ottavi,
Anthony Taillard et Emmanuel Leduc jouent six pièces
composées par Keith Rowe lui-même, et comme le titre l’indique,
tout le monde est à la guitare bien sûr. La première pièce est
une minute de silence intitulée Affetuoso e sostenuto, puis
les autres pièces, toutes nommées par la modestie de Keith Rowe
(Ineptitude, Awkward, Gaucheness, Underwhelm
ou encore Failing) sont toutes des morceaux de neuf
minutes. Je ne sais pas s’il y a uniquement des partitions
graphiques, mais la plupart de ces réalisations sonnent comme tel.
Dans toutes ces pièces, il y a beaucoup de silences, beaucoup
d’espace, et les guitares ne sonnent pas de manière aussi
parasitaire qu’habituellement chez Keith Rowe.
Les quatre musiciens utilisent parfois
des ebows, frottent aussi les cordes avec des matériaux rêches,
produisent des sons abrasifs, mais aussi souvent, on entend le
pincement et l’attaque des cordes, le glissement des doigts sur le
manche de la guitare, ainsi que des effets de delay ou de flanger assez usuels. L’ambiance générale de ces pièces est vraiment
étrange, on dirait que Keith Rowe a voulu raconter une
histoire, mais une histoire abstraite, faite uniquement de
formes sonores. Car les quatre musiciens jouent ici des sortes de
petits volumes, des petites sculptures qui s’enchaînent en
comptant également sur le silence. C’est pour ça que j’ai
l’impression que la composition est une partition graphique, car
les réalisations proposées ici sont très imagées, très colorées.
Chaque évènement sonore paraît dessiner une forme dans l’espace,
une forme bien ronde et sombre quand une corde grave est pincée, une
ligne en dent de scie quand une éponge en fer vient frotter les
cordes, des points irréguliers quand le pick-up est trituré, une
ligne fine et droite quand un ebow fait résonner une corde aigue,
etc.
Le NG4 quartet réalise ici les
partitions de Keith Rowe avec beaucoup de minutie, de finesse, de
précision, et de rigueur semble-t-il. La concentration atteint des
sommets pour réaliser les intentions sonores et picturales de Keith
Rowe qui, semble-t-il, tente ici encore d’utiliser la guitare comme
un pinceau…
Cette année est aussi l’occasion de
découvrir un nouveau trio composé de Keith Rowe toujours (à
la guitare sur table et à l’électronique), accompagné de deux
musiciens russes qui ont déjà publié un excellent duo quelques
mois auparavant : Ilia Belorukov (saxophone alto, micro
contact, mini ampli, monotron, pédales d’effets, mini
haut-parleurs, ipod, objets) et Kurt Liedwart (ppooll,
électronique, objets).
Sur tri, publié sur le
label Intonema, cette nouvelle formation propose deux longues
improvisations enregistrées en live et en studio à
Saint-Pétersbourg, la première de plus de quarante minutes et la
seconde d’une trentaine de minutes. Deux improvisations fortement
influencées par la présence de Keith Rowe, très fortement même,
avec plus de silence qu’habituellement néanmoins. Le trio joue sur
la production de couleurs très rugueuses et de textures abrasives,
il joue sur des volumes souvent très faibles avec parfois de grosses
ruptures, de gros écarts d’intensité entre les trois musiciens.
D’ailleurs, souvent, chaque musicien semble jouer sur une gamme de
sons qui lui est propre, chacun forme une couche ou une strate. On
retrouve par exemple Liedwart dans les registres graves, Keith Rowe
dans les médiums et Belorukov dans les aigus, ou bien chacun joue à
un volume différent, ou approche ses instruments/outils/objets d’une
manière propre.
A propos de ces derniers, ils sont
difficilement reconnaissables la plupart du temps. Le trio joue
principalement sur le parasitage, sur le détournement de
défaillances, et sur les préparations. Le langage adopté par
cette formation est ainsi très faible au niveau du volume, mais
aussi très noise au niveau des couleurs et des textures. Un langage
qui gratte, qui frotte, qui racle et qui bèche, mais doucement, tout
doucement, en finesse et en précision, de manière méticuleuse et
précieuse j’ai envie de dire, de manière très fine et sensible
en tout cas. Comme pour la guitare préparée sur table si connue de
Keith Rowe, tout le trio adopte une posture chirurgicale, fine et
inventive face à son instrumentarium. Et le résultat est deux
improvisations brutes, très silencieuses et incisives, mais aussi
dures et austères. Deux pièces qui jouent sur des textures
abrasives rugueuses et froides, fines et espacées.
Un autre
guitariste anglais vient de paraître une collaboration inédite,
c’est John Russell, qui joue sur No Step en
compagnie du percussionniste Ståle Liavik Solberg. J’évoquais
plus haut le légendaire guitariste britannique Derek Bailey, qui est
en partie à l’origine de « l’improvisation libre
non-idiomatique », forme d’improvisation totalement spontanée
qui a fait de nombreux émules en Angleterre et en Europe. John
Russell fait partie de ces improvisateurs adeptes de cette forme
d’improvisation depuis maintenant plusieurs décennies, et il
multiplie les collaborations depuis ses débuts.
No Step est ainsi une
improvisation d’une trentaine de minutes qui documente la
collaboration entre le guitariste britannique et le batteur
norvégien. A propos des deux disques de Keith Rowe, je n’ai pas
trop parlé, même pas du tout, de comment ce dernier approche la
guitare techniquement parlant, parce que je pense que la plupart des
lecteurs de ce blog le connait déjà très bien. John Russell
peut-être moins, donc j’en parlerai plus. Ce dernier n’utilise
ni objets, ni préparations, ni pédales d’effets, ni électricité
en fait. Une guitare, seulement une guitare, dans toute sa pureté.
Il l’utilise de manière énergique cependant, avec de nombreuses
techniques étendues pour déjouer tous les pièges des idiomes
propres à l’instrument. Mais outre les techniques étendues qui ne
sont pas non plus prépondérantes, ce qui est intéressant chez John
Russell, c’est sa manière d’aborder l’improvisation de manière
totalement libre et spontanée, à la manière de Derek Bailey
justement. D’accord, les improvisateurs sont aujourd’hui nombreux
à adopter cette approche, cette philosophie, mais John Russell le
fait vraiment avec talent. Il sait jouer sur les attaques, sur
l’atonalité et l’harmonie quand il faut, sur le rythme beaucoup,
et sur les dynamiques. Mais surtout il sait se renouveler et
surprendre à chaque instant, et c’est le plus beau. Ce n’est pas
un disque exceptionnel au sens où ce serait original ou créatif,
mais pourtant, la virtuosité, l’inventivité et le talent
constants de ce musicien ne cessent de surprendre.
Et ce qui surprend aussi dans ce disque
c’est Solberg. Ce dernier joue avec la même énergie, la même
tension permanente et la même intensité que son compagnon, mais
tout en douceur et en finesse, souvent avec peu d’éléments.
Solberg s’adapte au niveau sonore de Russell j’imagine, et joue
souvent sur un seul élément de la batterie, sur la caisse claire,
sur un tom, sur une cymbale. Et en n’utilisant qu’aussi peu
d’éléments, de manière très réduite, il parvient tout de même
à produire une musique tout aussi énergique, tendue et dynamique.
Solberg parvient à maintenir une certaine discrétion, un certain
recul, tout en jouant de manière rapide et énergique souvent, et
toujours en réaction immédiate et spontanée aux évènements
produit par Russell. De l’improvisation libre non-idiomatique,
peut-être conventionnelle, mais sincère et vraiment maîtrisée,
dans la droite lignée de Derek Bailey, libre et spontanée, mais
virtuose et où chaque musicien possède tout de même un langage
singulier.