série idiomatique : noiserock & electro



Pour changer un peu, je parlerai dans cet article de groupes un peu plus orientés vers le rock ou l’electro. Vers les musiques actuelles ou populaires comme on dit. Des groupes avec une basse et une batterie, des rythmes binaires, des mélodies qui groovent, des beats bien lourds, des samples, voire même des improvisations sur des modes pentatoniques.

C’est le cas par exemple sur le premier EP d’Alien Whale, un trio américain qui regroupe des musiciens originaires de Brooklyn : Matt Mottel aux claviers, Colin Langenus à la guitare, et Nick Nesley à la batterie. Toute une troupe connue des amateurs de noise-rock puisque ces musiciens appartiennent parallèlement à Talibam !, USAisamonster, et Necking, et ont par ailleurs avec quelques légendes comme Sonic Youth et les Boredoms.

Ce trio propose ainsi un début vraiment prometteur dans le genre. Du rock bien rock, et répétitif, sans couplet ni refrain (ni aucune voix d’ailleurs), mais adoptant plutôt de longues formes improvisées instrumentales. Il ne s’agit que de trois petites pièces ici, trois pièces de cinq à dix minutes maximum, mais Alien Whale navigue sur une formule vraiment prenante et envoutante, et je ne cesse de réécouter ce disque. Pour ses riffs obsessionnels ou groovy, pour l’humour des gammes simplistes et pentatoniques parfois, pour le son de groupe lourd et rond, mais fin et précis en même temps, pour toutes sortes de raison en bref qui font d’Alien Whale un groupe de noise-rock original, intelligent, intense aussi. Une guitare et une batterie bien aiguisées, contre des claviers parfois kitsch, parfois surréalistes, toujours surprenants en tout cas. Alien Whale c’est bien un cocktail puissant d’humour, de puissance et de talent, c’est très américain, dans le son comme dans la forme, américain au sens noble du terme.

Je ne connais pas l’origine ni les membres de Freddy The Dyke, mais dans le genre, ce groupe va encore plus loin. La batterie est encore plus cinglante, la basse plus grasse, la voix éructe des textes sans effet, de manière déclamatoire. C’est encore plus groove, mais aussi moins rock, plus orienté vers le grind-hardcore, du hardcore teinté de funk, un peu à la manière de certains Dillinger Escape Plan… Mais bien sûr, c’est plus ouvert, plus bordélique, moins propre que tout ça, Freddy The Dyke, c’est plus pour les fans de Don Vito que pour le Hellfest... Freddy The Dyke ne cherche pas à inventer un genre, mais se joue des codes existants, et il s’en joue aussi avec humour et originalité.

Là encore on a un super disque bien puissant : trente minutes de groove, de blast, de larsen, d’improvisations, de riffs secs et nerveux, de caisse claire cinglante, et de tout ce qu’on attend d’un groupe de noise-rock. Une très bonne découverte proche de certains de mes favoris dans le genre, qui allie la puissance de Daïkiri, la précision de Don Vito et l’humour de Headwar.

Cette année, j’ai également passé quelques temps à, de nouveau, m’intéresser aux musiques électroniques, enfin pas à la noise aux à la musique concrète, mais à l’electro comme on dit. Et assurément, ce qui m’a le plus marqué mais que je n’ai pas encore eu le temps de chroniquer, c’est Emptyset, un projet electro indus sombre, épuré, gras et puissant originaire de Bristol je crois. Un projet qui pourrait ressembler à une version épurée et abstraite du power electronics en somme. Mais pour l’instant je voulais surtout parler d’Ossario de Nicola Ratti, qui fait partie des projets electro les plus convaincants que j’ai entendu cette année.

Je ne suis pas vraiment spécialiste dans les musiques électroniques, du coup les références sont limitées, mais rapidement, au fil des écoutes, Nicola Ratti m’a fait penser à Aphex Twin d’une certaine manière. Il n’utilise pas de rythmiques complexes ou déconstruites, très peu de synthèses d’instruments acoustiques, mais il attache une importance similaire aux mélodies simples et naïves, et surtout au son. Chaque son, qui paraît purement digital et numérique, est traité avec une attention chirurgicale. Nicola Ratti travaille le son de manière très précise, avec des intentions très claires. Il ne fait surtout pas dans la surenchère, il produit un son pour atteindre un but, et c’est tout. Une mélodie pour détendre, un beat pour danser, une nappe pour l’atmosphère, une voix pour inquiéter ; tout est murement réfléchi et n’est jamais très loin de l’idm.

Mais ici, il s’agit d’idm épuré et abstraite, de l’idm réduite à l’essentiel, et c’est ce qui fait la beauté de ce travail électronique simple et minimal. Sauf que derrière cette simplicité et ce minimalisme semble se camoufler une longue recherche et un long travail de composition et de création. Au niveau des formes, des atmosphères et surtout des sons, Nicola Ratti a pris le temps de créer dix pièces uniques,  personnelles, intenses, et belles. Une musique qui, selon les moments, peut être juste belle, ou dansante, ou puissante, ou berçante et apaisante, ou atmosphérique, mais qui reste toujours inventive et personnelle.

Et pour rester dans les musiques électroniques, avec cette fois un classique dans le genre, il faut aussi parler du dernier Venetian Snares : My love is a bulldozer. Aaron Funk, alias Venetian Snares, développe depuis plusieurs années une esthétique osée qui ressemble à un collage dadaïste de musique baroque et de breakcore ou de drum’n’bass déconstruit et décomplexé. Un style qui a vraiment surpris la première fois peut-être, mais qui commence à s’essouffler je trouve.

Un quatuor à cordes avec des beats parfois proches du speedcore, ça ne laisse pas indifférent la première fois. Et sur MLIAB, ces collages improbables peuvent encore faire leur effet. Instrus post-romantiques et beats breakcore ou drum’n’bass, ça envoie vraiment la plupart du temps. Le seul problème, c’est que Venetian Snares tente de se renouveler tout en gardant la même recette. Il varie donc les beats et les instrus, et on se retrouve avec des collages improbables et inattendus de crooners, de dub, de flamenco, etc. Parfois ça marche très bien, Venetian Snares continue à produire une musique extrêmement puissante et violente, mais parfois aussi il fait dans la surenchère et fatigue avec des amoncellements de samples en tout genre.

C’est un peu le problème des Mr Bungle et Estradasphere, ces groupes qui tentent de détourner des musiques populaires pour en faire une musique marginale, puissante ou extrême. La formule de base est très bien, c’est prenant, bluffant, mais à force de vouloir s’en tenir à cette idée, la musique s’essouffle et devient une copie d’elle-même. C’est un peu ce que j’aurais à reprocher à ce dernier disque de Venetian Snares, car même si certains morceaux qui allient musique post-romantique et breakcore boosté sont vraiment puissants, d’autres plus orientés vers les crooners paraissent plus plats et monotones. Comme une variation de l’idée esthétique originale d’Aaron Funk qui perdrait fortement en intérêt. Bref, c’est assez inégal en somme, peut-être pas mal pour découvrir Venetian Snares, mais loin d’être son meilleur album.

Dans un tout autre registre, plus expérimental et plus psychédélique, quelques mots sur KÄHE+ de l’artiste français Uton. Ce disque est une suite d’une trentaine de miniatures enregistrées en 2013. On est très loin des musiques actuelles et populaires ici, on est vraiment dans l’expérimentation, mais je trouve que ce disque peut tout de même avoir sa place dans cet article dans une certaine mesure.

Car si ce disque est expérimental, il est expérimental d’une manière particulière et paradoxale. Uton explore le langage finnois pour inspirer ses miniatures électroniques. Il s’inspire d’un langage pour en créer un autre qui ne vient de nulle part. Il s’agit ici d’enregistrement étranges manipulés, samplés et édités. Des effets psychédéliques se mélangent avec des techniques issues de la musique concrète. Ce n’est pas abstrait ni concret, ce n’est pas vraiment idiosyncratique, mais en même temps, la volonté de l’être est ici. Il s’agit d’une sorte de musique « nomade », d’un langage musical clair qui n’en est pas vraiment un. Uton développe son propre langage, un langage en devenir inspiré d’un langage préexistant : entre l’idiome et l’expérimentation, entre le concret et l’abstrait, entre le musical et le non-musical, entre le folklore et l’avant-garde, le texte et la voix, on ne sait pas trop.

Uton propose une musique vraiment singulière sur laquelle je n’ai pas vraiment de jugement. D’un côté, c’est sûr, j’aime beaucoup ce parti-pris esthétique très fort et personnel, et d’un autre côté, je ne trouve pas cette esthétique passionnante ; mais ça reste un travail vraiment digne d’intérêt, qui vaut largement le coup d’oreille.

Ce disque (Kähe+), je l’avais écouté puis mis de côté, mais ce n’est qu’en écoutant LA. de Ghédalia Tazartès que j’ai pensé à le ressortir car il y aurait des parallèles à faire entre ces deux artistes. Le musicien français d’origine tunisienne est également connu pour adopter des formes musicales idiosyncratiques, mais des idiomes qui n’appartiennent pas réellement à un pays, à une tradition ou à un genre particulier.

Ghédalia Tazartès est une sorte de maître du folklore imaginaire, de la musique « traditionnelle expérimentale ». Ce chanteur unique parle d’une voix rauque, clame avec lyrisme, ou filtre sa voix à travers des manipulations de bande par-dessus des instrumentations blues, folk ou traditionnelles.
Sur LA., il propose ainsi une première face orientée vers l’occident avec de l’harmonica, de la guimbarde et des sortes de working songs ou des chansons de blues ou de folk primitifs. Ce n’est pas un hommage, ni une imitation, ni un détournement, mais une réappropriation des langages. Tazartès adopte certains instruments, certaines gammes d’improvisation, ou certaines formes, mais toutes les chansons sont comme décalées, soit par l’étrangeté du chant, soit par des effets, soit par une superposition étrange de différentes sources.  Mais c’est sur la deuxième face que le talent et la créativité de Tazartès ressortent encore le mieux. Ici, l’orientation est plus orientale avec de nombreuses percussions, des harmoniums, des voix tibétaines et des chants typés iraniens. Elle est plus orientale mais encore plus improbable avec l’introduction de bandes manipulées au Revox, de field-recordings, et de spoken-words sombres et apocalyptiques. Cette face qui a donné son titre au vinyle est une sorte d’hommage inouï au théâtre d’Antonin Artaud, aux musiques tibétaines et balinaises, à la poésie et à l’expérimentation sonore. Une face d’art total où Tazartès s’affirme comme un génie du folklore imaginaire, de l’idiome nomade. 

Ghédalia Tazartès produit ici une sorte de musique universelle, d’art total qui englobe la poésie, le théâtre, l’ethnomusicographie, l’organologie, et l’ingénierie sonore. La voix, chantée ou parlée, n’est qu’une voix pure, épurée, comme la musique, sensiblement abstraite et terriblement concrète. C’est paradoxal, la voix est dégagée du langage, la musique n’appartient à aucun langage non à proprement parler, et en même temps, cet univers forme une sorte de langage universel compréhensible de tous, de par sa personnalité, sa sensibilité, ses références populaires, et sa créativité. Un disque qui est peut-être inégalement réussi, mais qui reste passionnant et envoutant – avec une mention spéciale pour la superbe face la plus orientale, pleine de profondeur et de chaleur.

ALIEN WHALE – sans titre (EP/téléchargement, Care in the community, 2014)
FREDDY THE DYKE – sans titre (LP, Skuusmaal, 2014)
NICOLA RATTI – Ossario (LP, Holidays, 2014)
VENETIAN SNARES – My love is a bulldozer (CD/téléchargement, Planet Mu, 2014)
UTON – KÄHE+ (CDR, moremars, 2014)
GHEDALIA TAZARTES – LA. (LP, Dbut, 2014)