Pour changer un peu, je parlerai dans cet article de groupes
un peu plus orientés vers le rock ou l’electro. Vers les musiques actuelles ou
populaires comme on dit. Des groupes avec une basse et une batterie, des
rythmes binaires, des mélodies qui groovent, des beats bien lourds, des
samples, voire même des improvisations sur des modes pentatoniques.
Ce trio propose ainsi un début vraiment prometteur dans le
genre. Du rock bien rock, et répétitif, sans couplet ni refrain (ni aucune voix
d’ailleurs), mais adoptant plutôt de longues formes improvisées instrumentales.
Il ne s’agit que de trois petites pièces ici, trois pièces de cinq à dix
minutes maximum, mais Alien Whale navigue sur une formule vraiment prenante et
envoutante, et je ne cesse de réécouter ce disque. Pour ses riffs obsessionnels
ou groovy, pour l’humour des gammes simplistes et pentatoniques parfois, pour
le son de groupe lourd et rond, mais fin et précis en même temps, pour toutes
sortes de raison en bref qui font d’Alien Whale un groupe de noise-rock
original, intelligent, intense aussi. Une guitare et une batterie bien
aiguisées, contre des claviers parfois kitsch, parfois surréalistes, toujours
surprenants en tout cas. Alien Whale c’est bien un cocktail puissant d’humour,
de puissance et de talent, c’est très américain, dans le son comme dans la
forme, américain au sens noble du terme.
Je ne
connais pas l’origine ni les membres de Freddy
The Dyke, mais dans le genre, ce groupe va encore plus loin. La batterie
est encore plus cinglante, la basse plus grasse, la voix éructe des textes sans
effet, de manière déclamatoire. C’est encore plus groove, mais aussi moins
rock, plus orienté vers le grind-hardcore, du hardcore teinté de funk, un peu à
la manière de certains Dillinger Escape Plan… Mais bien sûr, c’est plus ouvert,
plus bordélique, moins propre que tout ça, Freddy The Dyke, c’est plus pour les
fans de Don Vito que pour le Hellfest... Freddy The Dyke ne cherche pas à
inventer un genre, mais se joue des codes existants, et il s’en joue aussi avec
humour et originalité.
Là encore on a un super disque bien
puissant : trente minutes de groove, de blast, de larsen,
d’improvisations, de riffs secs et nerveux, de caisse claire cinglante, et de
tout ce qu’on attend d’un groupe de noise-rock. Une très bonne découverte
proche de certains de mes favoris dans le genre, qui allie la puissance de
Daïkiri, la précision de Don Vito et l’humour de Headwar.
Cette
année, j’ai également passé quelques temps à, de nouveau, m’intéresser aux
musiques électroniques, enfin pas à la noise aux à la musique concrète, mais à
l’electro comme on dit. Et assurément, ce qui m’a le plus marqué mais que je
n’ai pas encore eu le temps de chroniquer, c’est Emptyset, un projet
electro indus sombre, épuré, gras et puissant originaire de Bristol je crois.
Un projet qui pourrait ressembler à une version épurée et abstraite du power
electronics en somme. Mais pour l’instant je voulais surtout parler d’Ossario
de Nicola Ratti, qui fait partie des
projets electro les plus convaincants que j’ai entendu cette année.
Je ne suis pas vraiment spécialiste
dans les musiques électroniques, du coup les références sont limitées, mais
rapidement, au fil des écoutes, Nicola Ratti m’a fait penser à Aphex Twin d’une
certaine manière. Il n’utilise pas de rythmiques complexes ou déconstruites,
très peu de synthèses d’instruments acoustiques, mais il attache une importance
similaire aux mélodies simples et naïves, et surtout au son. Chaque son, qui
paraît purement digital et numérique, est traité avec une attention
chirurgicale. Nicola Ratti travaille le son de manière très précise, avec des
intentions très claires. Il ne fait surtout pas dans la surenchère, il produit
un son pour atteindre un but, et c’est tout. Une mélodie pour détendre, un beat
pour danser, une nappe pour l’atmosphère, une voix pour inquiéter ; tout
est murement réfléchi et n’est jamais très loin de l’idm.
Mais ici, il s’agit d’idm épuré et
abstraite, de l’idm réduite à l’essentiel, et c’est ce qui fait la beauté de ce
travail électronique simple et minimal. Sauf que derrière cette simplicité et
ce minimalisme semble se camoufler une longue recherche et un long travail de
composition et de création. Au niveau des formes, des atmosphères et surtout
des sons, Nicola Ratti a pris le temps de créer dix pièces uniques,
personnelles, intenses, et belles. Une musique qui, selon les moments,
peut être juste belle, ou dansante, ou puissante, ou berçante et apaisante, ou
atmosphérique, mais qui reste toujours inventive et personnelle.
Et
pour rester dans les musiques électroniques, avec cette fois un classique dans
le genre, il faut aussi parler du dernier Venetian
Snares : My love is a bulldozer. Aaron Funk, alias Venetian Snares,
développe depuis plusieurs années une esthétique osée qui ressemble à un
collage dadaïste de musique baroque et de breakcore ou de drum’n’bass
déconstruit et décomplexé. Un style qui a vraiment surpris la première fois
peut-être, mais qui commence à s’essouffler je trouve.
Un quatuor à cordes avec des beats
parfois proches du speedcore, ça ne laisse pas indifférent la première fois. Et
sur MLIAB, ces collages improbables
peuvent encore faire leur effet. Instrus post-romantiques et beats breakcore ou
drum’n’bass, ça envoie vraiment la plupart du temps. Le seul problème, c’est
que Venetian Snares tente de se renouveler tout en gardant la même recette. Il
varie donc les beats et les instrus, et on se retrouve avec des collages
improbables et inattendus de crooners, de dub, de flamenco, etc. Parfois ça
marche très bien, Venetian Snares continue à produire une musique extrêmement puissante
et violente, mais parfois aussi il fait dans la surenchère et fatigue avec des
amoncellements de samples en tout genre.
C’est un peu le problème des Mr
Bungle et Estradasphere, ces groupes qui tentent de détourner des musiques
populaires pour en faire une musique marginale, puissante ou extrême. La
formule de base est très bien, c’est prenant, bluffant, mais à force de vouloir
s’en tenir à cette idée, la musique s’essouffle et devient une copie
d’elle-même. C’est un peu ce que j’aurais à reprocher à ce dernier disque de
Venetian Snares, car même si certains morceaux qui allient musique
post-romantique et breakcore boosté sont vraiment puissants, d’autres plus
orientés vers les crooners paraissent plus plats et monotones. Comme une
variation de l’idée esthétique originale d’Aaron Funk qui perdrait fortement en
intérêt. Bref, c’est assez inégal en somme, peut-être pas mal pour découvrir
Venetian Snares, mais loin d’être son meilleur album.
Dans
un tout autre registre, plus expérimental et plus psychédélique, quelques mots
sur KÄHE+
de l’artiste français Uton.
Ce disque est une suite d’une trentaine de miniatures enregistrées en 2013. On
est très loin des musiques actuelles et populaires ici, on est vraiment dans
l’expérimentation, mais je trouve que ce disque peut tout de même avoir sa
place dans cet article dans une certaine mesure.
Car si ce disque est expérimental,
il est expérimental d’une manière particulière et paradoxale. Uton explore le
langage finnois pour inspirer ses miniatures électroniques. Il s’inspire d’un
langage pour en créer un autre qui ne vient de nulle part. Il s’agit ici
d’enregistrement étranges manipulés, samplés et édités. Des effets
psychédéliques se mélangent avec des techniques issues de la musique concrète.
Ce n’est pas abstrait ni concret, ce n’est pas vraiment idiosyncratique, mais
en même temps, la volonté de l’être est ici. Il s’agit d’une sorte de musique
« nomade », d’un langage musical clair qui n’en est pas vraiment un.
Uton développe son propre langage, un langage en devenir inspiré d’un langage
préexistant : entre l’idiome et l’expérimentation, entre le concret et
l’abstrait, entre le musical et le non-musical, entre le folklore et
l’avant-garde, le texte et la voix, on ne sait pas trop.
Uton propose une musique vraiment
singulière sur laquelle je n’ai pas vraiment de jugement. D’un côté, c’est sûr,
j’aime beaucoup ce parti-pris esthétique très fort et personnel, et d’un autre
côté, je ne trouve pas cette esthétique passionnante ; mais ça reste un
travail vraiment digne d’intérêt, qui vaut largement le coup d’oreille.
Ce
disque (Kähe+), je l’avais écouté puis mis de côté, mais ce n’est qu’en écoutant LA. de
Ghédalia Tazartès que j’ai pensé à
le ressortir car il y aurait des parallèles à faire entre ces deux artistes. Le
musicien français d’origine tunisienne est également connu pour adopter des
formes musicales idiosyncratiques, mais des idiomes qui n’appartiennent pas
réellement à un pays, à une tradition ou à un genre particulier.
Ghédalia Tazartès est une sorte de
maître du folklore imaginaire, de la musique « traditionnelle
expérimentale ». Ce chanteur unique parle d’une voix rauque, clame avec
lyrisme, ou filtre sa voix à travers des manipulations de bande par-dessus des
instrumentations blues, folk ou traditionnelles.
Sur LA., il propose ainsi une première face orientée vers l’occident
avec de l’harmonica, de la guimbarde et des sortes de working songs ou des
chansons de blues ou de folk primitifs. Ce n’est pas un hommage, ni une
imitation, ni un détournement, mais une réappropriation des langages. Tazartès
adopte certains instruments, certaines gammes d’improvisation, ou certaines
formes, mais toutes les chansons sont comme décalées, soit par l’étrangeté du
chant, soit par des effets, soit par une superposition étrange de différentes
sources. Mais c’est sur la deuxième face
que le talent et la créativité de Tazartès ressortent encore le mieux. Ici,
l’orientation est plus orientale avec de nombreuses percussions, des
harmoniums, des voix tibétaines et des chants typés iraniens. Elle est plus
orientale mais encore plus improbable avec l’introduction de bandes manipulées
au Revox, de field-recordings, et de spoken-words sombres et apocalyptiques.
Cette face qui a donné son titre au vinyle est une sorte d’hommage inouï au
théâtre d’Antonin Artaud, aux musiques tibétaines et balinaises, à la poésie et
à l’expérimentation sonore. Une face d’art total où Tazartès s’affirme comme un
génie du folklore imaginaire, de l’idiome nomade.
Ghédalia Tazartès produit ici une
sorte de musique universelle, d’art total qui englobe la poésie, le théâtre,
l’ethnomusicographie, l’organologie, et l’ingénierie sonore. La voix, chantée
ou parlée, n’est qu’une voix pure, épurée, comme la musique, sensiblement
abstraite et terriblement concrète. C’est paradoxal, la voix est dégagée du
langage, la musique n’appartient à aucun langage non à proprement parler, et en
même temps, cet univers forme une sorte de langage universel compréhensible de
tous, de par sa personnalité, sa sensibilité, ses références populaires, et sa
créativité. Un disque qui est peut-être inégalement réussi, mais qui reste
passionnant et envoutant – avec une mention spéciale pour la superbe face la
plus orientale, pleine de profondeur et de chaleur.
ALIEN WHALE – sans titre (EP/téléchargement, Care in the
community, 2014)
FREDDY THE DYKE – sans titre (LP, Skuusmaal, 2014)
NICOLA RATTI – Ossario (LP,
Holidays, 2014)
VENETIAN SNARES – My love is a bulldozer (CD/téléchargement, Planet Mu, 2014)
UTON – KÄHE+ (CDR, moremars, 2014)
GHEDALIA TAZARTES – LA. (LP, Dbut, 2014)