Liz Allbee est une trompettiste de
formation qui utilise de plus en plus le synthétiseur et un peu
d’électronique aujourd’hui. On ne parle pas beaucoup de cette
femme qui évolue principalement au sein de l’improvisation libre
européenne, berlinoise et viennoise surtout, mais qui sait surtout
déjouer toutes les conventions et proposer une musique créative.
C’est avec Bogan Ghost , un
duo composé de Liz Allbee à la trompette et de la
violoncelliste Anthea Caddy que l’on remarque peut-être le
mieux comment, d’une part, elle utilise les codes de
l’improvisation libre, et plus particulièrement du réductionnisme,
mais surtout comment elle s’en démarque. Le duo Bogan Ghost
propose sur Zerfall une suite de neuf pièces assez
courtes, qui ne durent pas plus de cinq minutes.
Comme sur les plupart des projets de
ces deux musiciennes, ce n’est pas tant leur approche de
l’instrument que j’adore, mais bien plutôt leur approche de la
musique et leur rapport à l’improvisation libre en tant
qu’esthétique. Au premier abord, leur musique ressemble à une
musique « réductionniste » sans aucun doute : longs
souffles, cordes frottées très légèrement pour faire ressortir
les harmoniques, bruits de salive et toutes techniques étendues sont
les bienvenues. Mais si le réductionnisme est avant tout une
concentration sur le timbre, Bogan Ghost se concentre ici surtout sur
l’ambiance, sur l’espace sonore, sur l’atmosphère.
Il y a quelque chose de très singulier
dans ce duo : c’est son attention à l’atmosphère – et
peut-être plus particulièrement à l’espace et l’environnement
créés par les instruments comme en témoignent les premières et
dernières pièces composées de field-recordings et
d’enregistrements d’espace vide. Bogan Ghost s’intéresse aux
timbres, aux couleurs et aux textures sans aucun doute, mais ce n’est
pas une fin en soi. Si le duo adopte de courts formats d’ailleurs,
c’est aussi que ça permet aux deux musiciennes de trouver une
couleur sonore particulière, mais une couleur qui est là pour créer
une atmosphère spéciale, une ambiance singulière. Liz Allbee &
Anthea Caddy trouvent un son par pièce généralement, un son simple
qu’elles tiennent tout le long du morceau, et elles en explorent
les qualités atmosphériques et spatiales durant quelques minutes.
Et de mon côté, c’est cette
déviation de la concentration, qui va de la texture à l’atmosphère,
de la couleur à l’espace, que je trouve admirable dans ce projet -
et dans chaque projet de ces musiciennes en général. Liz Allbee &
Anthea Caddy reprennent les codes du réductionnisme et les déjouent
en quelque sorte pour leur donner du relief, elles se jouent du
réductionnisme pour l’approfondir et en explorer de nouveaux
horizons, certainement plus pertinents.
Et c’est en compagnie de Burkhard Beins (synthétiseur analogique, oscillateurs faits maison,
igniters, noiseboxes, samples, tuning forks) que Liz Allbee
(trompette quadriphonique, synthétiseur, moteurs électriques,
samples, tuning forks) démontre peut-être le mieux comment elle se
joue des conventions sur Mensch Mensch Mensch. Sur ce
vinyle, Liz Allbee a beau se trouver en compagnie de l’un des
fondateurs des musiques que l’on nomme maintenant réductionnistes,
elle reste néanmoins, de même que Burkhard Beins d’ailleurs, très
loin des conventions propres à ce type d’improvisation libre.
Allbee & Beins proposent sur ce
vinyle une pièce par face, une pièce de 15-20 minutes à chaque
fois. Les synthétiseurs et les samplers semblent être vraiment les
principaux instruments de ces morceaux, le reste servant surtout
d’agrément et d’ornementation. Le duo fabrique de longues nappes
qui évoluent doucement, des nappes proches de l’ambient noise, du
bruit blanc léger accompagné de sinusoïdes et de samples de
vibraphone ou de piano, des samples très aérés où une note est
répétée toutes les cinq à dix secondes. On est beaucoup plus
proche de la musique électronique pure ou de la musique
électroacoustique que de l’improvisation libre, même
réductionniste. On est plus proche du drone ou de l’ambient, mais
une forme de drone très vivante, une forme d’ambient très
structurée et avec une forme beaucoup plus importante que
l’atmosphère.
L’atmosphère générale a tout de
même son importance ici. Beins & Allbee produisent des nappes
sombres, des sortes de brouillards accompagnés de quelques
fréquences extrêmes, du bruit blanc filtré assez médium, voire
grave, avec des sinusoïdes très aigues. Mais le plus important,
c’est comment ce bruit est structuré ici. Le duo semble avoir
totalement composé ces deux pièces, car les évolutions continues
et discrètes (par filtrage, par modulation de fréquence, par
soustraction, ou simplement par augmentation du volume) comme les
ruptures sont d’une précision remarquable et arrivent toujours au
bon moment. Elles arrivent au bon moment, et jamais de manière
gratuite, car le duo semble toujours savoir où il va, voilà
pourquoi à part quelques parties, j’ai du mal à imaginer que ces
pièces puissent être improvisées.
Quoiqu’il en soit, le duo a fabriqué
ici une sorte de noise vraiment singulière. Beins & A llbee ont
produit ici deux excellentes pièces électroacoustiques où le bruit
est léger et limpide, mais évolue toujours de manière tendue. Le
duo manie ainsi la tension de manière très sensible, il créé une
musique qui n’est pas vraiment forte ni trop abrasive, mais qui
évolue ou stagne toujours de manière très tendue. C’est pourquoi
aussi j’ai l’impression que c’est vraiment composé, car le duo
sait manier les notions de tension et de résolution avec une
justesse et une sensibilité surprenantes. Mais c’est surtout
pourquoi je trouve ce disque admirable.
BOGAN GHOST –
Zerfall
(CD, Relative Pitch, 2014)
LIZ ALLBEE &
BURKHARD BEINS – Mensch Mensch
Mensch (LP, alt.vinyl, 2014)