Il y a quelques mois, je m’étais déjà montré très
enthousiaste à propos de Burning Live et
The Flame Alphabet, des
enregistrements du Motion Trio en compagnie de Jeb Bishop. Car depuis que je
l’ai découvert il y a quatre ou cinq ans, je ne cesse de penser que le
saxophoniste portugais Rodrigo Amado fait partie des musiciens actuels les plus
intéressants dans le domaine du free jazz. Amado joue du free sans vouloir être
à tout prix original, il joue cette musique comme certains auraient pu la jouer
il y a quelques dizaines d’années, mais il le fait avec une honnêteté, une
virtuosité et un talent que peu de musiciens actuels possèdent. Je reviens donc
ici sur ce musicien pour parler des nouvelles sorties de cette première partie
de l’année, en collaboration à chaque fois avec d’autres musiciens que j’admire
beaucoup…
La
première de ces collaborations, c’est celle entre le Rodrigo Amado Motion Trio et Peter Evans. Soit Rodrigo Amado au saxophone ténor, Peter Evans à la trompette, Miguel
Mira au violoncelle, et Gabriel
Ferrandini à la batterie. Lors de sa venue à Lisbonne en 2013, le
trompettiste américain a participé à plusieurs sessions en compagnie du trio
portugais, en live comme en studio. The Freedom Principle, publié par le
label lithuanien NoBusiness documente ainsi une des sessions d’enregistrements
en studio.
Le quartet propose ici trois longues improvisations, qui ne
semblent pas vraiment préparées, des improvisations très jazz, jazz et libres.
Du vrai free jazz en somme, oui, et tant mieux. Il n’est pas question ici de
techniques étendues ou de recherches sonores, quelques multiphoniques par ci,
quelques souffles à la trompette par là, mais ça ne va pas beaucoup plus loin.
Il s’agit surtout d’improvisation, d’improviser ensemble, de créer
collectivement, et de partager un moment musical entièrement spontané. Un
projet simple, humble, mais mené avec conviction et talent.
Je le répète encore, parce que le jeu de Rodrigo Amado n’a
pas vraiment changé depuis que je l’ai découvert, mais ce que j’aime par
dessus-tout chez ce musicien, c’est son sens du chant. Rodrigo Amado ne crie
pas comme dans beaucoup de projet free, il chante, tout est lyrisme. Le
saxophone ici est un instrument manié par impulsions, par accents, par attaques
franches. Il ne s’agit pas de crier, de jouer le plus fort et le plus
rapidement possible, il s’agit de trouver l’attaque, la note et l’accent
adéquats. De trouver ceux qui au bon moment produiront le plus d’intensité, le
plus de puissance, en corrélation immédiate avec la section rythmique et Peter
Evans. Ce dernier complète par ailleurs très bien le jeu du saxophone. Car si
l’un chante, prend soin de faire vivre chaque phrase et de la soigner comme une
émotion, l’autre tabasse et tape comme un batteur. Peter Evans joue de la
trompette comme il jouerait de la caisse claire en somme. Il choisit aussi ses
notes avec soin, il joue des arpèges improbables, mais des arpèges souvent
réduits à une attaque, franche, dure, harsh j’aurais envie de dire. Même s’il
ya du lyrisme aussi dans le jeu de Peter Evans, ce qu’on retient le plus, c’est la puissance de
ses attaques, l’intensité de chaque note qui paraît comme expulsée de le
trompette. Quant à Mira et Ferrandini, tous deux parviennent à suivre les deux
solistes et à soutenir la puissance de chacun. La batterie n’est pas tellement
rythmique ni pulsée, et le violoncelle n’est pas non plus harmonique, car les
soufflants le sont assez. Cette section rythmique adopte ainsi un langage qui
se situe dans une sorte d’entre-deux, un langage de soutien plus que
d’accompagnement, un langage en dialogue direct avec les soufflants. Mira et
Ferrandini soutiennent et renforcent la puissance et le lyrisme de chacun, quand
ils ne l’impulsent pas. C’est un peu comme toutes les sections rythmiques de
free jazz, ils jouent librement, de manière ni rythmique ni harmonique, ils
jouent comme des solistes dans une improvisation collective, mais avec tout de
même une écoute très attentive et un à-propos toujours de mise.
Et
parallèlement à cette sortie, le même label publie une session d’enregistrement
en concert du Live
in Lisbon. Ce que je viens de dire à propos de même groupe, cette fois sur un vinyle intitulé simplement The Freedom Principle s’applique donc encore ici puisqu’il s’agit
d’enregistrements réalisés à la même période avec les mêmes musiciens. Et comme
on pourrait s’y attendre venant d’enregistrements live, cette session est par
contre beaucoup plus incandescente, elle paraît plus urgente, toujours plus
intense et puissante aussi. Les durées aussi conviennent aussi mieux à ce genre
de musique je trouve, deux improvisations de vingt minutes, c’est juste ce
qu’il faut pour toujours ressentir la puissance de ce groupe sans s’essouffler.
En bref, j’aime beaucoup ces deux disques car il s’agit là
de free jazz somme toute assez traditionnel, il s’agit d’enregistrements de
post-free jazz certes, mais joués avec passion, et surtout avec beaucoup de
personnalité. Les musiciens ne développent pas un éventail de techniques
étendues mais se connaissent très bien, s’écoutent à merveille, et surtout ils
possèdent tous une personnalité très forte. Sur ces deux disques, le quartet
propose une musique qui peut paraître conventionnelle au premier abord, mais
l’air de rien, chaque musicien a son propre langage, et on le reconnaît entre
mille. Du lyrisme d’Amado à la puissance des attaques d’Evans en passant par la
rapide fluidité de Ferrandini et l’intense légèreté de Mira, chaque musicien
apporte une touche de sa personnalité et de créativité à cette musique jouée
avec fièvre, passion, honnêteté et amour.
Rodrigo
Amado vient également de publier un projet qui a maintenant quelques années
(les enregistrements datent de 2011) et qui s’appelle le Rodrigo Amado Wire Quartet. On retrouve toujours Rodrigo Amado au saxophone ténor en
compagnie d’un autre membre du Motion Trio, Gabriel Ferrandini à la batterie, et avec Hernani Faustino à la contrebasse et surtout, Manuel Mota à la guitare.
Même si je me doutais que ce dernier avait un fort penchant
pour l’improvisation libre, je ne pensais pas non plus l’entendre un jour au
sein d’une formation menée par Rodrigo Amado. Et il faut dire que cette
rencontre marche très bien. Manuel Mota ne joue pas de manière mélodique et
espacée ici, mais de manière totalement atonale et non pulsée. Il joue avec une
guitare électrique simple, sans effets, sans techniques étendues non plus, mais
en jouant sur le toucher des cordes (pincées toujours), sur l’attaque et sur
les accents, de manière non pas lyrique de son côté, mais de manière très libre
et spontanée, avec un son pas si éloigné de Derek Bailey. Je disais plus haut
que Peter Evans jouait de la trompette comme si c’était une caisse claire, et
pour Manuel Mota, j’ai un peu envie de dire qu’il joue de la guitare comme on
joue de la batterie dans une formation free jazz. Un jeu de notes qui flottent,
d’attaques inattendues, de fluides avec des ruptures constantes. L’opposition
est flagrante entre le guitariste et le saxophoniste, l’un joue dans
l’abstraction, l’autre dans le lyrisme, l’un est très jazz et mélodique,
l’autre atonal et austère. Et il en va de même pour la section rythmique
toujours présente pour solidifier cet équilibre entre les opposés. La
contrebasse est ici assez harmonique et adopte un toucher mélodieux et
chantant, rond et lourd, tandis que la batterie est toujours en mode léger et
fluide, mais rapide et intense, pas vraiment pulsée mais toujours puissante.
Encore plus que le Motion Trio, le Wire Quartet propose une
musique vraiment singulière. Extrêmement marquée par le free jazz et
l’improvisation libre, elle s’en détache néanmoins toujours par des langages
instrumentaux très personnels et créatifs. Il s’agit là d’un free jazz inventif,
intime et sensible aussi, mais surtout extrêmement dense, en constant
renouvellement, qui ne s’essouffle jamais, et qui parvient à toujours maintenir
le même degré d’intensité, dans les moments les plus puissants comme les plus
calmes. Vivement conseillé.
RODRIGO AMADO MOTION TRIO AND PETER EVANS – The Freedom Principle (CD, NoBusiness, 2014)
RODRIGO AMADO MOTION TRIO AND PETER EVANS – Live in Lisbon (LP, NoBusiness, 2014)
RODRIGO AMADO WIRE
QUARTET – sans titre (CD, Clean Feed, 2014)