Quand on parle de piano
préparé, on se réfère souvent à John Cage, et surtout aux Sonates & Interludes. Pourtant, la plupart du temps, les
musiciens et compositeurs qui utilisent des préparations n’ont pas grand-chose
à voir avec Cage, si ce n’est la volonté d’explorer le piano d’une autre
manière. Avec Ingrid Schmoliner,
j’ai l’impression qu’on se rapproche déjà plus du « maître ». Je ne
crois pas l’avoir déjà entendu jouer, ni avoir déjà entendu des pièces d’elle,
et je la découvre donc complètement avec ce LP paru chez Corvo où sont
présentées six pièces pour piano préparé composées et réalisées par Schmoliner.
C’est difficile de ne pas
penser à Cage, car la pianiste allemande s’inspire également de religion
ancestrale pour composer, d’une déesse païenne nommée Percht et célébrée depuis
l’âge de pierre notamment. Mais surtout, les préparations et les compositions
de Schmoliner ne sont pas sans évoquer les musiques et les instruments balinais
tout comme les premières explorations de cet instrument par Cage. On retrouve
les timbres métalliques, les dynamiques percussives ainsi que l’écriture
polyrythmique. Bref, autant d’éléments qui rapprochent cette jeune musicienne
de Cage, beaucoup plus que de nombreux pianistes utilisant des clous dans leur
piano…
Après je ne veux pas réduire
le travail de cette musicienne à une pâle copie de Cage, car ce n’est pas le cas,
même si la marque du pianiste américain est belle et bien présente. Ceci-dit,
Schmoliner ne s’intéresse pas qu’aux qualités percussives du piano mais explore
également les qualités harmoniques de l’instrument, ses propriétés vibratoires,
mais aussi et surtout le « chant » du piano, très bien exploité sur
la cinquième pièce, une pièce jouée uniquement avec un ebow par ailleurs. Et
surtout, elle explore différentes textures du piano pour atteindre certains
états émotionnels, certaines atmosphères. Autant de caractéristiques qui
éloignent Schmoliner de Cage donc qui s’intéressait plus aux méthodes de
composition et aux possibilités percussives du piano.
En tout cas, les six pièces
présentées ici par Schmoliner sont vivantes, variées. Elles sont toutes denses
et riches, avec plusieurs niveaux de composition et de sensation, ce qui étend
également la palette des univers parallèlement à l’utilisation de préparation.
La musique de Schmoliner est très terrestre, très concrète, elle danse, elle
martèle, elle possède un aspect quelque peu rituel dans les textures
percussives comme dans les formes répétitives. Sa musique est variée, dense et
intense, personnelle et émotive. Une agréable découverte en somme.
Eva-Maria Houben est également une pianiste allemande que l’on pourrait éventuellement comparer à Cage, de par son affiliation au collectif Wandelweiser surtout. Elle est pianiste donc, également organiste, mais elle ne s’intéresse pas principalement aux extensions des instruments. Elle s’intéresse au silence, comme nombre de compositeurs membres de Wandelweiser certes, mais d’une manière particulière, elle s’intéresse au silence dans sa relation avec l’apparition et la disparition du son, notamment au piano, instrument dont l’attaque et la résonance des cordes sont d’une importance capitale. Je parle de ses centres d’intérêt d’une manière générale ici, pas par rapport à un disque en particulier, mais seulement de ce que j’ai pu entendre de cette compositrice. Je le précise car sur son dernier disque, intitulé Field by memory inhabited III & IV, réalisé en compagnie de Bileam Kümper, Eva-Maria Houben semble prendre une direction différente, nouvelle direction certainement produite par Bruno Duplant qui a réalisé la partition. Du silence et du decay, il y en a d’une certaine manière ici, mais jamais vraiment dans l’absolu. Tout semble affaire d’opposition sur ces deux pièces, comme le titre peut le suggérer. Car si pour Duplant la mémoire est bien le lieu où quelque chose d’absent peut être présent, ce disque en est une illustration parfaite.
La première pièce par exemple
est composée de trois parties. Elle est principalement assurée par Bileam
Kümper au violon alto qui frotte de manière régulière et continue les cordes à
vide de son violon durant dix minutes ; quant à Houben, si ma mémoire est
bonne justement, on ne l’entend que deux fois sur cette partie, pour un accord
grave et atonal plaqué au début, puis un
arpège harmonieux et très aigu qui signe la fin de cette partie. La seconde
partie est une sorte d’interlude de cinq minutes majoritairement silencieux où
on réentend l’arpège précédent et quelques interventions de Kümper, disséminées
et faibles. Puis pour finir, durant environ vingt minutes, Bileam Kümper
reprend son archet pour frotter des cordes à vides avec de plus en plus
d’irrégularités, dans les notes parfois, mais également dans le toucher et les
volumes ; et à Houben d’intervenir de manière « bruitiste » et
percussive en faisant légèrement résonner le cadre du piano et en jouant avec
quelques techniques étendues perdues dans le flot ininterrompu de cordes. Quant
à la seconde pièce, on retrouve le même duo avec deux autres instruments :
Bileam Kümper au tuba et Eva-Maria Houben à l’orgue pour une composition
différente. Il s’agit ici d’une pièce de vingt-cinq minutes, plus continue et
linéaire. Le duo joue ici sur des volumes faibles, en n’utilisant quasiment que
des techniques étendues. Tout n’est que souffle, ou discrètes notes dans des
registres extrêmes, sans aucun silence réel mais toujours très proche du
silence. L’orgue et le tuba résonnent toujours, mais ne produisent que rarement
de notes, et quand elles sont présentes, elles sont souvent cachées par le
souffle.
Toutes ces descriptions pour
en revenir aux opposés. Eva-Maria Houben a longtemps opposé le son au silence
en montrant leur relation de manière crue. Elle utilisait le silence pour
montrer comment il était nécessaire à l’apparition du son. D’une certaine
manière il en va de même ici. L’absence semble nécessaire à la présence, d’où cette
absence peut-être par laquelle Eva-Maria Houben brille durant la première
partie de la première pièce. D’où peut-être également cette absence de
personnalité (pas au sens d’un reproche, mais les deux musiciens jouent de
manière très effacée, comme s’ils n’étaient rien de plus que la résonance de
l’espace) durant la seconde pièce très abstraite et informelle. Eva-Maria
Houben semble donc s’intéresser toujours à la problématique de la nécessité du
silence pour qu’un son apparaisse et disparaisse, mais de manière plus fine,
moins crue. Sur ces deux pièces, il y a toujours une forme d’absence attendue
(que ce soit Houben durant la première pièce qu’on a du mal à entendre, où les
instruments durant la seconde pièce). On attend toujours quelque chose, qu’il y
ait du bruit, du silence ou un bourdon, et cette attente forme la présence même
de ce qu’on attend. Ce qu’on attend, le piano d’Houben, son orgue ou le tuba de
Bileam Kümper, on les entend à quelques rares moments, mais ces moments restent
en mémoire durant près d’une heure et quart, on attend qu’ils reviennent, ce
qui peut être le cas parfois, mais rarement, mais ils restent présents dans
notre mémoire, notre mémoire et notre conscience qui les rendent présents
malgré leur absence, et c’est peut-être ça un environnement d’une mémoire
inhabitée, la simple mais forte présence d’une absence. En tout cas, l’écoute
de ce disque pose des questions, attise la curiosité, envoûte et absorbe. C’est
austère d’un côté, mais d’une beauté très fine et d’une poésie très subtile, la
poésie de l’absence.
Je le dis tout de suite, je n’écris pas cet article
dans le but de comparer tous les pianistes actuels à John Cage, mais de tous
les disques que j’avais sous la main, tous étaient liés de près ou de loin au
compositeur américain. Je ne veux pas parler de ces disques sous le filtre de
Cage, mais je suis comme obligé de le citer presque à chaque fois, et quand on
parle de John Tilbury, c’est encore difficile de ne pas parler de Cage
puisqu’il a lui-même été un interprète de ses compositions. Mais sur A
field perpetually at the edge of disorder, deux improvisations
réalisées par John Tilbury au piano
(plus appeaux et bandes), Mark Sanders
à la batterie et percussions, et John
Edwards à la contrebasse, c’est difficile et ça n’a pas beaucoup de sens de
parler de Cage puisqu’il s’agit ici de toute autre chose. Après, me direz-vous,
ne pas ressembler à Cage et inventer son propre langage est sans aucun doute
une attitude plus cagienne que composer une suite polyryhtmique pour piano
préparé…
Mais bref, passons à ces deux
improvisations qui réunissent quelques légendes de l’improvisation libre
anglaise. Je crois qu’il est important de souligner ce que le producteur Trevor
Brent indique dans la présentation de ce CD. Une figure aussi éminente que John
Tilbury entraîne souvent une déférence des musiciens avec qui il collabore. Souvent,
ses compagnons de scène laissent volontairement de l’espace à ses arpèges
lumineux et à ses attaques dynamiques. Mais ce n’est pas le cas sur ce disque,
et l’égalité entre chaque musicien est ce qui surprend le plus. Il s’agit en
effet d’un disque comme je ne m’y attendais pas, surtout de la part de Tilbury
(parce que c’est celui que je connais le mieux des trois présents).
Quelques uns de ses fameux accords
et arpèges très résonants dont il a le secret parsèment ces improvisations,
mais Tilbury adopte aussi des modes de jeu très dynamiques et rapides. Il en va
de même pour Edwards et Sanders qui peuvent aussi bien adopter des attitudes
très calmes à base de longues notes résonantes tenues à l’archet et de
percussions (très variées dans les couleurs) très aérées et spacieuses. Ainsi,
durant ces deux longues pièces de quarante et trente minutes, le trio change
progressivement d’attitude, passant sans rupture d’une gestuelle lente et
aérienne à une posture beaucoup plus énergique et intense. Le trio adopte
chacune des attitudes avec la même aisance, et c’est ce qui fait la réussite de
cette rencontre. Quelle que soit la posture en jeu, quel que soit le mode de
jeu ou l’attitude musicale, le trio ne joue jamais gratuitement et s’applique
de la même manière à créer son propre univers en tenant bien compte des
spécificités de chacun.
Et on arrive à l’autre point
qui fait de ce disque un superbe disque d’improvisation libre. C’est qu’ici
plus que jamais j’ai envie de dire, le trio prend totalement en compte les
particularités de chacun : chacun des musiciens écoute l’autre avec attention,
joue avec les langages et les bagages de chacun, chacun joue avec et sans se
noyer dans la masse, chacun joue toujours avec sa personnalité et ses
particularités. Il y a de la place, du respect et de l’attention pour les
particularités et les spécificités de chacun : pour les percussions fines
et spacieuses si spéciales de Mark Sanders, pour les improvisations plus
énergiques de John Edwards, pour l’attention au timbre, aux attaques, à l’espace et
aux résonances de Tilbury, pour les attitudes plus énergiques de certains,
comme pour la volonté d’explorer des territoires plus abstraits et calmes
d’autres.
Bref, le trio évolue avec la
même aisance et le même talent sur différents territoires et plusieurs
esthétiques qui ne leur sont pas forcément propres à tous, mais qu’ils
travaillent tous avec le même intérêt, la même concentration, la même
virtuosité. Deux improvisations vraiment rafraîchissantes et innovantes,
créatives et virtuoses en somme (qui démontrent une fois de plus la qualité de
ce superbe jeune label anglais qui risque de devenir une référence très
rapidement en matière d’improvisation libre).
INGRID SCHMOLINER
- Prepared Piano (LP, Corvo, 2014)
EVA-MARIA HOUBEN &
BILEAM KÜMPER – Field by memory inhabited
III & IV (CDR/téléchargement,
Rhizomes, 2014)
JOHN EDWARDS, MARK
SANDERS, JOHN TILBURY – A field
perpetually at the edge of disorder (CD, Fataka, 2014)