C'est étrange de revenir sur cette page après une année d'absence. J'ai pensé à totalement arrêter les chroniques au début, puis en fait j'ai seulement arrêté ce blog et continué à écrire sur Revue & Corrigée, mais finalement, c'est plus fort que moi, je ne peux pas m'empêcher de relancer cette page car il y a toujours de nombreux disques que j'ai envie de partager ici. Il y a un an, je me sentais submergé de promos : je passais plusieurs heures par jour à en écouter, j'écrivais des chroniques presque tous les jours, finissant de plus en plus souvent par perdre le plaisir de l'écoute et de l'écriture. Le plaisir de l'écoute je l'ai vite retrouvé, presque imméditement en fait, une fois que les découvertes musiciales n'étaient plus orientées par les promos ; quant à celui de l'écriture, ça a été un peu plus long.
Pour le moment je pense continuer cette page, avec pour nouveauté, un changement de rythme surtout. Je ne pense pas publier autant de chroniques qu'avant, mais plutôt n'écrire qu'un article sur les quelques disques qui m'ont marqué dans les dernières semaines. Je voudrais ne parler que des disques vraiment marquant dorénavant, et non pas de tout ce que je reçois. Ca ne sert à rien de tout noyer dans un flux de chroniques promotionnelles et élogieuses ininterrompues, je préfère me concentrer uniquement sur ces disques dont je me souviens, que j'ai envie de réécouter, et non pas sur tous ces disques qui ne sont pas mauvais mais que j'oublie très rapidement et qui prennent la poussière dans un carton oublié pendant des années... De plus, je ne chroniquerai peut-être pas que des nouveautés, comme ici, mais aussi les disques plus anciens que je découvre ou redécouvre toujours, comme une sorte de journal d'écoutes.
Et à l'heure où j'écris ces lignes, je suis encore en train d'écouter un de ces disques qui m'ont donné envie de reprendre cette page, et par lequel j'ai envie de commencer : Songs of a dying species de Dave Phillips. Il s'agit d'un CDR publié en tirage très limité (90 exemplaires) par le label portugais Noisendo (qui a également édité le dernier Joe Panzner, également recommandé). Evidemment, il est trop tard pour se procurer le CD, mais pour les intéressés, SOADS reste toujours disponible sur bandcamp (voir lien ci-dessous).
Au cours de ses tournées en Asie, Dave Phillips a enregistré les témoignages sonores des derniers "hommes sauvages" (entendre par là les derniers hommes les plus extérieurs au système capitaliste et au mondialisme j'imagine). Ainsi, principalement en Indonésie, mais aussi à Taïwan, au Japon, en Chine, au Vietnam, en Thaïlande, en Corée du Sud, mais également en Israel, en Russie et en Suisse, Dave Phillips a compilé différentes traces musicales séculaires. Toutes les qualités d'un excellent musicien utilisant les field-recordings appliquées à l'éthnomusicologie. Dave Phillips utilise ici des enregistrements de rituels religieux, de cérémonies civiles, de défilés populaires, d'événements sportifs, de marchés alimentaires, etc. Il s'agit d'études éthnographiques en quelque sorte, mais plus encore.
Car Dave Phillips possède l'art du montage, de l'enregistrement et du mixage, en plus d'être un grand spécialiste des effets psychoacoustiques. Avec toutes ces qualités, il a su capter et laisser percevoir ce que ces enregistrements célèbrent, impliquent émotionnellement, mais aussi leur trace historique et la présence humaine. Des enregistrements au cœur des hommes, au cœur du son, au cœur de l'histoire. Gâce au montage et à l'assemblage, c'est aussi Dave Phillips qui raconte une histoire, son histoire et la nôtre. C'est celle de la musique et de l'homme, du lien affectif et social qui unit les humains au son. L'histoire de la musique et du son comme expression fondamentale et dénuée de tabous. La musique humaine permet d'exprimer une situation affective et/ou sociale dans toute sa pureté, sans être noyée dans les conventions. La musique de l'homme primitif ou "sauvage" est l'expression pure de sentiments, de croyances, de foi, avant l'établissement de codes esthétiques dictés par la valeur marchande.
SOADS collectionne ces traces pures de la musique et de l'homme originels. Du chant orgiaque des foules aux psalmodies intimes des moines, des cornes qui résonnent comme le cri d'une ville entière aux percussions polyrythmiques, Dave Phillips saisit une multitude de formes et raconte l'histoire d'une humanité qui a besoin de la musique pour s'exprimer, et qui parvient à toujours inventer une forme esthétique adaptée à chaque situation (historique, géographique, politique, émotionnelle, etc).
En parlant de ces génies de la manipulation d'enregistrements, dans un tout autre style, je viens de ressortir Les 120 jours de Michel Chion, Lionel Marchetti et Jérôme Noetinger, en apprenant la sortie de Filarium de ce même trio. Et quand j'entends cette suite de pièces composées il y a déjà près de vingt ans (entre 1997 et 1998), j'ai franchement hâte d'écouter leur nouvelle collaboration.
Les 120 jours, ce sont 17 pièces réparties sur deux CD. Une suite totalement hétéroclite d'extraits de films, d'interviews, de musiques, de déclarations ministérielles, d'émissions radiophoniques, de concerts classiques, d'enregistrements de terrain, et de bidouillage électronique. A l'époque, le trio nommait cette nouvelle esthétique le "détournement concret". Car oui il s'agit de musique concrète au sens où le trio manipule les sons par le biais de l'électricité. Le terme de détournement provient du fait que le premier matériau sur lequel travaille le trio est d'origine populaire et audiovisuelle. Ce ne sont pas des tournages sonores ou des prises de son qui sont travaillées (même s'il y en a) mais principalement des extraits et des citations de la culture de masse (du film de guerre à NAS en passant par le journal télévisé). Tous ces matériaux ont été échangés, assemblés et travaillés indépendamment par chaque musicien pour constituer une grande fresque aux accents dadaïstes et situationnistes sous forme de "citation-collage" ou de "détournement concret". Bandes et enregistrements sont superposés, ralentis, accélérés, fracturés, répétés, mais presque toujours reconnaissables : le détournement nécessite en effet que l'on puisse reconnaître la source. Parallèlement, certains passages se font plus abstraits et l'électricité prend le dessus de manière rudimentaire avec des larsens de micro par exemple.
Cette œuvre est longue, très riche, avec de multiples couches qui se révèlent à chaque écoute. Les sources sont massives, hétéroclites, il y en a à profusion et pour tous les goûts, toutes les cultures ; de plus, chacune de ces sources est travaillée différemment en fonction de chacun des artistes présents. Et pourtant, ce qui marque dans ce disque, c'est l'unité et la cohésion qui y règnent. L'unité de sens, la cohésion narrative, chaque musicien travaille différemment certes, mais les trois semblent se diriger dans la même direction : vers la dérision, l'humour, la virtuosité, vers la distanciation des sources, le renouvellement de la musique concrète. De plus toutes ces pièces se succèdent avec une cohérence impressionnante, on glisse d'un paysage à un autre, d'un univers à l'autre sans s'en rendre compte, parfois en plusieurs minutes, parfois en quelques secondes. La surprise est constante, et chaque seconde en contient son lot, mais pourtant, le tout se maintient en une totalité cohérente, dans une unité profonde. Et dernière chose, peut-être pas la plus remarquable au premier abord, mais qu'il faut vraiment noter, c'est qu'après presque 20 ans, ce disque n'a pas pris une ride. Il ne sonne pas comme un disque des années 90, ni comme un disque des années 60, il sonne comme un disque unique, qui aurait tout aussi bien pu être enregistré cette année. Unique car il s'est développé avec de vraies idées, avec la réunion de trois esprits créatifs, et pas seulement avec certaines technologies. Une leçon électroacoustique magistrale.
Et pour finir, j'aimerais parler d'un autre artiste français majeur, qui a d'ailleurs collaboré avec Michel Chion il y a quelques années : Ghédalia Tazartès. Le label Bisou vient de publier un LP de ce géant de la chanson expérimental, mais je ne parlerais ici que de Jeanne, publié en 2007.
Si Ghédalia Tazartès, qui a débuté sa carrière à la fin des années 70, est surtout connu pour s'approprier et inventer des idiomes de musiques traditionnelles, les neuf pièces qui composent Jeanne ne sont pas vraiment dans ce registre. La plupart a été composé pour une pièce de théâtre, il s'agit d'une bande-son avec quelques morceaux instrumentaux qui sont là pour poser des ambiances : sombres, mystérieuses, et à tendance ambient pour la plupart. Sinon ce disque est très marqué par le rock, un rock déjanté, décalé, un rock chanté en onomatopées ou en vers surréalistes et comiques. Du surf rock au psyché en passant par les slows et le blues, Jeanne nous entraîne dans un univers improbable où Ghédalia Tazartès éructe de manière primitive, pleure sans gêne dans un lamento, se lamente, grogne, prie et parfois même, chante.
Comme souvent chez Ghédalia Tazartès, cette suite de pièces est brute, primitive. Les quelques effets sur la guitare ou la voix sont rudimentaires. Mais ce qui envoute tout de suite, c'est la liberté de cet artiste de génie. Une liberté qui le range dans une sorte de rock-ambient brut, une musique personnelle, sans limite, sans code, sans influence. Cette formidable bande-son nous entraîne ainsi dans des territoires entre la folie et la parodie. On ne sait plus ce qui relève de la folie, de la comédie, du génie, et de la liberté, on est dans un territoire autre.
DAVE PHILLIPS - Songs of a dying species (CDR, Noisendo, 2015) : https://dave-phillips.bandcamp.com/album/songs-of-a-dying-species
MICHEL CHION, LIONEL MARCHETTI, JEROME NOETINGER - Les 120 jours (2CD, Fringes, 2004)
GHEDALIA TAZARTES - Jeanne (CD, Vand'œuvre, 2007) : http://centremalraux.com/disques/fiche.php?id=162