La première chose qui a retiré mon attention quand j'ai vu Gracility, ça a surtout été de découvrir que Keith Rowe et Derek Bailey avaient joué et enregistré ensemble. C'était en 1969, en compagnie de Gavin Bryars et de Laurie Scott Baker, donc. Et si j'étais déjà étonné par cette collaboration, c'est quand j'ai commencé à écouter ce double disque que les vraies surprises ont commencé à s'enchaîner.
La première partie est donc ce fameux quartet où on peut entendre deux des guitaristes les plus importants dans les musiques improvisées et expérimentales, le tout durant plus de 50 minutes. Rowe et Bailey sont à la guitare, Bryars à la guitare basse et Baker à la contrebasse. Le principe de ces sessions d'improvisations est de jouer avec une amplification extrême. Tous les amplis à fond, le moindre son prend une importance et une place extrême. Pour la première fois, Derek Bailey est méconnaissable. Il se prête très bien au jeu, et on le différencie pas toujours facilement de Keith Rowe. Ce quartet à cordes joue sur un calme tendu, un calme qui peut éclater à tout moment. Les cordes sont frottées doucement, elles craquent, crissent, mais au moindre moment un larsen peut arriver, la moindre pression trop forte peut augmenter le volume au-delà de ce qu'on imagine. Ces moments arrivent parfois, on les redoute, on redoute les sons abrasifs, chaotiques, et vieux de ces amplis et de ces cordes malmenés. Et quand ils arrivent, ils nous submergent, ils nous assaillent, et nous prennent aux tripes, c'est juste... inouïe ; ça sonne très anglais fin des années 60, très AMM dans ses moments les plus durs, et ça ne laisse pas de marbre.
Sur le deuxième disque, c'est également un étonnant trio qui ouvre la danse avec une longue pièce de 50 minutes. Ce trio, c'est Laurie Scott Baker au synthétiseur et à la basse électrique, John Tilbury à l'orgue électrique, et Jamie Muir à la batterie et aux cris (quelques mois avant de participer à Larks' Tongues in Aspic de King Crimson). Ce trio, c'est la rencontre détonnante entre le rock progressif, la musique répétitive et la musique improvisée, dans un pur style très années 70. Des lignes de basse carrées et grasses, une batterie sauvage et ouverte, des orgues et des synthés aux sonorités typiques, des phasages et des déphasages, de l'énergie, une ouverture d'esprit unique, c'est juste jouissif. Jouissif et étonnant d'entendre Tilbury en mode King Crimson, de voir un compositeur écrire et jouer du progressif à moitié improvisé.
Mais Gracility, ce n'est pas que de l'impro et du prog. C'est aussi un très court solo d'Evan Parker (juste 5 minutes) pour conclure le premier disque ; et la réalisation d'une pièce de Baker par le Scratch Orchestra à la fin du deuxième disque. Cette dernière, intitulée Circle Piece, est une suite de longues tenues sur plusieurs strates. Plusieurs couches continues et distinctes qui se différencient principalement par les hauteurs et les durées des interventions. On est dans une atmosphère plus proche du drone là, mais sans le côté statique. Il s'agit d'un drone plutôt mouvementé et ouvert, où l'improvisation a toujours sa place au sein des "cercles" tracés par l'orchestre.
On ne peut pas vraiment dire que toutes pièces soient géniales en soi, mais par contre, Gracility consitue un merveilleux témoignage de l'activité anglaise entre la fin des années 60 et le début des 70. Un superbe document sur la prolixité, l'inventivité, et l'ouvertue des musiciens et des compositeurs, mais aussi sur les liens qui unissaient les différentes scènes. Car oui, l'Angleterre a été une scène majeure durant cette courte décennie aussi bien pour les musiques contemporaines, que le rock progressif ou l'improvisation libre européenne. C'est bon de le rappeler, et c'est toujours un plaisir d'entendre ces joyaux. Recommandé.
LAURIE SCOTT BAKER - Gracility (2CD, Musicnow, 2009) : http://www.musicnow.co.uk/m-html/cd012.htm